
Pourquoi, parmi les centaines de salles de spectacle de Paris, les kamikazes ont-ils visé le Bataclan en particulier ? Plusieurs hypothèses circulent. Nous en proposons une, qui n’exclut pas les autres. Elle fait écho à un dramatique concert des Rolling Stones en 1969…
1969 : On est dans l’ère peace and love. En août, le festival de Woodstock apparaît comme un miracle. 500 000 jeunes s’y rassemblent de manière imprévue, au point que les trois jours de concerts deviennent gratuits. Le monde nouveau, fraternel, pacifique dont on rêvait semble poindre. Hélas, 4 mois plus tard, le festival d’Altamont va marquer le deuil de ces espérances. Voici le récit qu’en fait le spécialiste du rock Steve Turner :
Tout ce qui s’était bien déroulé à Woodstock allait mal tourner à Altamont. Le jour même, du LSD frelaté suscita des accès de violence à travers la foule. Lorsque les Rolling Stones commencèrent à jouer « Sympathy for the Devil », plusieurs Hell’s Angels poignardèrent à mort un adolescent noir, sous les yeux de ceux qui étaient sur scène. Mick Jagger se tourna alors vers son groupe en disant : « Il se passe quelque chose de très marrant depuis qu’on a commencé ce morceau. »
Dans le chambardement qui s’ensuivit, Jagger, pitoyable, essaya de ramener le calme. Toute sa philosophie personnelle avait jusqu’alors reposé sur l’individualisme : Dans « I’m Free », il chantait : « Je suis libre de faire ce que je veux quand je le veux », et voilà qu’il se retrouvait dans le rôle du maître d’école : « Dites, enfin, les copains, pourquoi est-ce qu’on se bagarre ? On veut pas de bagarre. Soyez sympa ! Qui est-ce qui cherche la bagarre ? Écoutez, toutes les autres manifestations ont été cool...»
Devant le visage inacceptable du mal, « Sa Majesté Satanique » était impuissante, exhortant vainement à la raison dans la fournaise de la violence, désireuse que les choses deviennent non pas convenables, mais « cool ». Ce fut une soirée terrifiante, une douche froide pour ceux qui virent Gimme Shelter (Abrite-moi), le documentaire relatif à l’événement. Mick Jagger, comme les observateurs le notèrent ensuite, allait porter un grand crucifix autour du cou pendant sa tournée suivante en Amérique.
Bien qu’il ne s’agisse que d’un festival rock parmi d’autres, Altamont est aujourd’hui considéré comme le commencement de la fin du rêve.[1]
Chiffon rouge
Transportons-nous maintenant vers la tragédie de vendredi. Le 14 novembre 2015, Le Point donnait quelques indications sur le concert du Bataclan, indications troublantes au vu de ce qu’on vient de lire.
Le groupe qui jouait s’appelait Eagles of Death Metal. Or, on sait que le Death Metal flirte avec le démoniaque, de manière publicitaire pour certains groupes, de manière gravement spirituelle pour d’autres, notamment des groupes scandinaves compromis dans des affaires de meurtres.[2]
Ensuite, toujours d’après Le Point, le groupe était en train de jouer « Kiss the Devil » (« Embrasser le diable ») au moment où les djihadistes se sont mis à massacrer la foule.
Par prudence, j’ai voulu faire quelques vérifications : d’une part, Eagles of Death Metal ne joue pas du tout du Death Metal mais du rock bluegrass tendance hard. Son nom aurait été décidé suite à une discussion arrosée et pas très claire.
Deuxièmement : la chanson « Kiss the Devil » n’est pas un hymne à Satan, mais une histoire de drague toute bête : « On dit qu’elle n’est pas bien pour moi/ Jamais elle ne voit la lumière du jour/ Elle n’aime vivre que la nuit/… Elle a une emprise sur moi, je ne peux y échapper/ Et c’est comme si j’étais au paradis/ Quand j’embrasse le diable/ Quand j’embrasse le diable.
Ne pas se tromper de combat
Il y a des centaines de salles de spectacle à Paris. Et des « concerts idolâtres », les djihadistes auraient pu en cibler beaucoup. Seulement, la dénomination du groupe a très certainement servi de chiffon rouge pour ces fanatiques qui se perçoivent comme le bras armé de Dieu et qui savent lire L’officiel des spectacles. Quant à la chanson elle-même, je doute que les assaillants en aient eu connaissance avant de faire irruption dans la salle.
Il n’en reste pas moins que, à quarante-six ans d’intervalle, Altamont et le Bataclan présentent des similitudes troublantes, sous réserve qu’on ait conscience de l’existence d’un monde spirituel. Il y a des choses ou des entités avec lesquelles on ne joue pas. L’univers de la musique rock a une histoire très lourde dans ces domaines, qu’il s’agisse des Beatles, des Stones, de Led Zeppelin, et de tant d’autres, qui se sont aventurés dans des domaines sulfureux. Certains ont survécu, mais ils y ont laissé des plumes.
On n’arrête pas de répéter que les djihadistes ont voulu porter atteinte à « la culture ». Certes ; mais quand on a dit ça, on n’a appréhendé qu’une minuscule partie de la réalité. Que les actions organisées par Daech relèvent de la politique et d’un conflit de civilisations n’empêche pas qu’il y ait du religieux et du spirituel dans les actions suicidaires des djihadistes. Personne n’ira jamais à une mort immédiate, certaine et programmée sans espérance absolue dans un au-delà de ce monde. Sans cela, on cherche au moins un moyen de sauver sa peau ; on ne va pas au combat sans un espoir, même minuscule, de s’en tirer. D’ailleurs, le mot kamikaze est Japonais, et par qui les aviateurs qui allaient se faire exploser sur les porte-avions américains étaient-ils fanatisés ? Par un certain empereur Hiro-Hito, qui avait le statut de demi-dieu.
Tant qu’on ne voudra pas prendre en compte la dimension métaphysique du combat djihadiste ; tant qu’on ne comprendra pas que le vide intellectuel, culturel, spirituel et l’absence d’avenir de ces jeunes va chercher des contreparties dans un fanatisme d’ordre religieux, on ne luttera pas correctement contre ceux qui se servent de Dieu comme caution absolue pour nous haïr avec une volonté exterminatrice. À cet égard, quelqu’un comme le rappeur Abd al-Malik a fort bien compris, de l’intérieur, ce qui se passe dans la tête de ces délinquants islamisés dont il a failli faire partie.[3]
Une vie de chat ?
Dernière remarque : on nous ressasse les « valeurs de la République » et les Droits de l’Homme dont la France serait le phare planétaire. Mais la liberté et le bonheur sont-ils des valeurs ultimes ? Aspirer au confort et au bien-être, cela peut-il suffire à faire un être humain ? Une vie de chat somnolant douillettement sur un radiateur serait-il l’horizon indépassable de la vie humaine ? Si « les valeurs de la République » sont résumées par Mick Jagger : « Je suis libre de faire ce que je veux quand je le veux », on se prépare des lendemains difficiles, des « nervous breakdown », comme on dit dans Les tontons flingueurs. Aujourd’hui, les flingueurs ne sont pas des tontons, mais des individus qui se nourrissent de notre vide intérieur en s’imaginant qu’ils sont l’incarnation du Bien.
[1] Steve Turner : Entre Rock et Ciel, éditions Paroles/PBU (2022 Bevaix, Suisse), 1988, p. 108-109.
[2]Dans l’ouvrage que j’ai cité, Steve Turner donne des précisions terribles en la matière.
[3] Signalons son très beau livre Qu’Allah bénisse la France, Albin Michel, rééd. 2014.