Jalons bibliques et théologiques pour l’accompagnement pastoral de la délivrance

Complet L'accompagnement et l'écoute

Ce texte, transcription d’une intervention de l’auteur à l’École pastorale de Massy en avril 2025 sur la pastorale de la délivrance, nous livre les fondements bibliques et théologiques de l’accompagnement pastoral de la délivrance, en soulignant le regain d’intérêt pour le paranormal dans les sociétés occidentales. Appuyé sur une exégèse attentive du Nouveau Testament et quelques détours utiles par l’histoire de l’Église, l’auteur montre que la délivrance s’inscrit dans le cadre plus large du combat spirituel face au monde, à la chair et au diable. Il souligne la nécessité du discernement spirituel pour bien cerner l’origine des difficultés, la nature (formes et degrés) des forces à l’œuvre, en vue d’un accompagnement libérateur et de croissance pour les croyants.

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Pater Gassner  Exorcisme, RP P OB 115.123X Wikimedia Introduction

Dans les sociétés occidentales, caractérisées par le rationalisme technologique et la sécularisation, nous assistons à un réenchantement du monde. L’intérêt pour le paranormal, le surnaturel et toutes sortes de spiritualités va croissant. Ils sont de plus en plus nombreux à se laisser enchanter par cette « autre » dimension du cosmos dans lequel nous vivons.

Nous en constatons les conséquences lorsque nous rencontrons des personnes dans un cadre d’évangélisation, ou bien dans le suivi pastoral et la cure d’âme, et qu’elles nous parlent de leurs expériences dans le domaine du paranormal et du « spirituel » dans le sens du non-rationnel. « De plus en plus souvent nous les entendons parler d’une emprise sur eux, d’une perte de contrôle de soi, de pensées compulsives, écrit le théologien et accompagnateur pastoral Mart-Jan Paul. Les phénomènes liés aux mauvais esprits tels qu’ils sont décrits dans le Nouveau Testament, semblent réapparaître(1). »

En effet, chez les personnes qui s’approchent de la foi chrétienne et celles qui se préparent au baptême, il n’est pas rare de trouver des « séquelles d’occultisme », c’est-à-dire des expériences troublantes et des changements de comportement chez des personnes ayant été au contact des forces des ténèbres. Ces phénomènes peuvent également se manifester chez des personnes devenues chrétiennes et faisant partie d’une Église. L’accompagnement pastoral de délivrance a pour objectif d’aider et de délivrer ceux qui sont sous de telles influences maléfiques.

Dans ce qui suit, nous allons poser des jalons bibliques et théologiques pour cette pastorale, en revisitant les données dans le Nouveau Testament concernant les pratiques de guérison et d’exorcisme dans le ministère de Jésus et des apôtres, et en réfléchissant sur leur portée théologique. Ici et là, nous ferons un détour dans l’histoire de l’Église pour montrer la continuité de cette pratique au cours des siècles qui ont suivi la période apostolique.

1. Un élément parmi d’autres du combat spirituel

Le premier jalon est de placer la lutte contre les attaques du diable et ses démons dans le contexte plus large du combat spirituel. Dans ce combat, nous n’avons pas seulement affaire aux forces des ténèbres. Il est nécessaire de comprendre ce contexte plus large. Ceci n’en est qu’un élément parmi d’autres. Autrement dit, tout ce qui entrave la vie spirituelle du croyant n’est pas à ranger dans la catégorie des forces diaboliques. Nous avons besoin d’un discernement spirituel, pour bien reconnaître la source du mal qui se manifeste.

Le monde, la chair et le diable – les trois ennemis de l’âme

Les apôtres dans le Nouveau Testament insistent beaucoup sur « le bon combat », la résistance contre les forces et les ennemis, ce qui s’oppose à notre foi et à la volonté de Dieu dans notre vie. Traditionnellement, la théologie chrétienne résume l’enseignement biblique en disant que nous devons lutter sur trois fronts : le monde, la chair et le diable(2). Ce résumé est classique, on le trouve chez les théologiens de tous les courants du christianisme, depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours. Par exemple Kenneth Boa, auteur évangélique d’un livre très instructif sur la spiritualité et la formation de disciple, intitulé Façonnés à son image, dans lequel il écrit :

« En tant que disciples du Christ, nous sommes engagés dans une bataille cosmique, que nous en ayons conscience ou non. L’Écriture enseigne et illustre la dynamique de cette guerre sur trois fronts : contre le monde, contre la chair et contre le diable. Le monde et les démons sont extérieurs au chrétien, mais ils appâtent la chair et lui fournissent les occasions de pécher. La guerre spirituelle est la stratégie biblique pour lutter efficacement contre ces trois adversaires qui chacun empêchent notre croissance spirituelle(3) »

Dans les Écritures, ces trois ennemis sont le plus souvent mentionnés séparément, mais quelquefois ils apparaissent comme un ensemble, une triade de forces qui se renforcent réciproquement. Lors de la tentation de Jésus-Christ dans le désert, il fut confronté à la triple tentation du monde (tenter Dieu en se jetant du haut du pinacle), de la chair (transformer les pierres en pain) et du diable (adorer Satan).

Et dans l’épître aux Éphésiens l’apôtre Paul leur dit :

« Vous marchiez autrefois selon le cours de ce monde, à la suite du prince de la puissance de l’air, de l’esprit qui agit maintenant dans les fils de la désobéissance, parmi lesquels nous avons tous vécu autrefois dans les passions de notre chair. » (Ep 2.2-3a).

Dans la théologie chrétienne, ces trois forces d’opposition, le monde, la chair et le diable, ont été désignés comme des « ennemis implacables de l’âme ». Plusieurs auteurs affirment que le monde signifie l’indifférence ou bien l’opposition aux commandements de Dieu et à son dessein de salut ; que la chair représente nos inclinations corrompues et nos passions désordonnées en tant qu’êtres humains soumis aux conséquences du péché ; et que le diable est l’ennemi de Dieu et de tous ceux qui lui appartiennent, un ange déchu, le « père du mensonge », le prince des forces démoniaques des ténèbres.

2. Face aux forces diaboliques – discerner les formes et les degrés

Ayant conscience du fait que nous avons fort à faire sur trois fronts, dans trois domaines de tentation, nous allons nous intéresser plus particulièrement à l’un de ces fronts, où les croyants sont face aux forces diaboliques du mal. C’est le deuxième jalon à poser.
Le Nouveau Testament en parle à plusieurs reprises. Pour ne citer que deux passages :

« Résistez au diable, et il vous fuira. Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. » (Jc 4.7-8).

« Opposez-vous au diable qui rôde comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer. » (1 P 5.9-10).

Cela pose la question : de quelle manière le diable et ses démons exercent-ils une influence sur les hommes en général, et les croyants en particulier ? Écoutons encore Kenneth Boa. Ses remarques sont tout à fait pertinentes :

« Le Nouveau Testament nous exhorte à prendre conscience que nous sommes engagés dans une guerre, à connaître les stratégies de l’adversaire et à savoir comment combattre. Depuis peu, les chrétiens ont redécouvert la nécessité d’être offensifs dans ce combat spirituel ; c’est surtout vrai parmi les chrétiens qui prônent une spiritualité remplie de l’Esprit. Il faut cependant reconnaître qu’il existe beaucoup de passivité dans ce domaine. Trop nombreux sont les croyants sceptiques ou naïfs quant à la réalité de l’activité satanique et démoniaque dans la vie des enfants de Dieu(4). »

Encore faut-il que les fidèles soient bien instruits, afin qu’ils ne soient pas « ignorants des ruses du diable ».

Dérive du « tout vient du diable »

Il faut pourtant veiller à ne pas aller à l’extrême, en voyant des mauvais esprits partout, dans toutes les circonstances qui contrarient les fidèles. Dans les milieux évangéliques et charismatiques, il existe une tendance à démoniser les problèmes personnels et à diaboliser les pensées de ce monde. Certains sont littéralement obsédés par l’influence des forces des ténèbres. D’autres ont une crainte démesurée, excessive, pour l’œuvre de Satan, estimant que l’on ne peut pas grand-chose contre lui.

Cela me fait penser à l’anecdote imaginaire d’un prédicateur qui voulait, par là, faire la part des choses : « Un jour, je suis arrivé trop tard à un séminaire dans notre église. En m’approchant de l’entrée je vis quelqu’un juste devant, un peu à l’écart, en pleurs. « Qui êtes-vous, et pourquoi êtes-vous si triste ? » demandai-je. Réponse : « Ah, monsieur, je suis sorti de la salle. Vous savez, je suis le diable. Mais les gens là-dedans, ils m’accusent de tout et de n’importe quoi ! »

Le péché, c’est nous, pas le diable

Toute cette insistance sur Satan et les démons tend à nous détourner d’une autre menace bien réelle, notre propre péché. Or, il existe une théorie selon laquelle certains démons sont à l’origine de certains péchés. Il existerait des démons pour chaque péché imaginable ; un démon de l’alcool, un démon du tabac, etc. Non seulement chacun de ces démons doit être exorcisé, mais il existe des procédures nécessaires pour les empêcher de revenir quotidiennement.

Sur ce même registre, certains ministres de délivrance affirment que l’on peut reconnaître le départ d’un démon d’une âme humaine par un signe manifeste lié au point d’attache particulier. J’ai écouté des conférences de ministres de la délivrance dans lesquelles ils enseignent les signes de départ du démon. Un soupir, par exemple, indique le départ du démon du tabac. Comme le démon du tabac entre par l’inhalation de la fumée, il sort par une expiration audible. De même, le vomissement peut être le signe du départ du démon de l’alcool.

Avec le regretté théologien américain Robert Charles Sproul, nous pouvons dire que ce type d’enseignement est un « non-sens absolu ».

Nulle part dans les Saintes Écritures on ne trouve la moindre allusion à ce genre de diagnostic démoniaque. Ces enseignements franchissent la ligne de démarcation qui mène à la sphère de la magie et causent de graves dommages aux croyants qui sont dupés par eux. Malheureusement, trop se préoccuper de Satan et des démons signifie que nous portons moins notre attention sur le Christ(5).

Oui, le diable existe. Il y a de vrais démons. Mais il y a aussi la réalité du péché. Nous pouvons dire que nous sommes tentés, incités ou séduits par Satan, et que cet adversaire peut être notre complice dans notre péché permanent, mais nous ne pouvons pas rejeter la faute et la responsabilité de notre péché sur un démon qui nous a poussé à le commettre.

Enfin, la réaction biblique aux péchés commis n’est pas une quelconque délivrance du diable, mais la confession, qui ouvre le chemin du pardon et de la relation rétablie avec le Seigneur.

a. Tentation

Ceci étant, regardons le rôle des forces diaboliques des ténèbres dans le combat spirituel. Il peut varier selon la nature et le degré de l’influence maléfique.

Dans la tradition pastorale chrétienne, on a toujours reconnu plusieurs formes et différents degrés d’intensités d’influence maléfique, bien que la terminologie et la classification puisse varier, selon les différentes traditions théologiques et spirituelles. Mais il y a consensus, grosso modo, sur quelques distinctions générales que nous pouvons nommer comme il suit.

La principale activité, et celle qui se produit le plus fréquemment, est la tentation de commettre un péché, en paroles, en actes ou en attitude. Le diable est avant tout le séducteur, le tentateur, comme Jésus lui-même en a fait l’expérience pendant ces quarante jours de jeûne dans le désert (Mt 4 et par.). Par de multiples tentations, l’adversaire et ses mauvais esprits nous incitent à faire le mal et à contrarier la volonté de Dieu. C’est par cela que notre adversaire cherche à pouvoir nous accuser devant le Seigneur.

Or il ne pourrait rien faire s’il n’y avait pas de tendances dans le cœur humain à se laisser tenter. Il attise le feu de nos désirs charnels, il exploite notre orgueil.

La tentation nous menace toujours, mais elle n’est jamais une fatalité, car le Seigneur ne permettra pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces (1 Co 10.13). La réponse biblique de notre part est la résistance spirituelle, en priant le Seigneur de nous délivrer, pas de la tentation en soi, mais du Malin qui l’utilise contre nous.

b. Tromperie

Certains auteurs distinguent une seconde activité diabolique majeure, à savoir la tromperie, que d’autres considèrent comme une forme de tentation parmi d’autres. Il nous semble utile de l’expliciter, car Satan est appelé le père du mensonge (Jn 8.44 ; cf. Ap 12.9), et la Bible parle souvent de la tromperie démoniaque qui se manifeste de plusieurs manières dans le monde.

De façon très générale, Satan cherche à ce que les incroyants restent éloignés du seul Dieu et qu’ils soient aveugles face à l’Évangile (2 Co 4.3-4). Entre autres au travers des autres religions et des idoles, les soi-disant dieux auxquels les peuples rendent un culte. Il semble qu’il y a des puissances derrière tout cela, qui sont aussi à l’origine de la magie, etc. (Dt 32.16-17 ; 1 Co 10.20). Au lieu de dire idolâtrie, nous pouvons aussi dire idéologie, c’est-à-dire un système de pensée qui opère comme une religion mais sans divinité transcendante.

Les démons essaient également de tromper les chrétiens par le biais de faux enseignements et des doutes suscités à l’égard de la Parole de Dieu, à commencer par la fameuse question posée au premier couple humain : « Dieu a-t-il réellement dit ? » (Gn 3.1). Paul aborde ce sujet dans l’une de ces lettres :

« En effet, si le premier venu proclame un autre Jésus que celui que nous avons proclamé, ou si vous recevez un autre esprit que celui que vous avez reçu ou une autre « bonne nouvelle » que celle que vous avez accueillie, vous le supportez fort bien (…) De tels individus sont des apôtres de mensonge, des ouvriers trompeurs, qui se transforment en apôtres du Christ. Et ce n’est pas étonnant, car le Satan lui-même se transforme en ange de lumière. Il n’est donc pas étrange que ses ministres se transforment aussi en ministres de justice… » (2 Co 11.4,13-15)

Satan et ses démons savent que plus un enseignement mensonger ressemble à la vérité chrétienne, plus les chrétiens seront susceptibles de se laisser égarer. C’est pourquoi ils aiment citer les Écritures pour étayer leur argumentation (Mt 4.6) ! Paul déclare que cette tromperie augmentera à l’approche de la fin des temps (1 Tm 4.1-2).

Mais faisons très attention en tant que chrétiens à ne pas diaboliser les personnes qui pratiquent telle religion, suivant telle idéologie, ou croient à telle fausse doctrine. Ni le Seigneur ni les apôtres n’ont jamais traité ces personnes comme ayant un mauvais esprit. Ils n’ont jamais exorcisé quelqu’un d’un démon de philosophie, d’une divinité païenne ou d’un esprit de légalisme.

La parade à toutes les tromperies possibles n’est pas la délivrance mais l’enseignement de la vérité. Comme Paul le dit juste avant le passage que nous venons de citer :

« Car les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas celles de la chair ; cependant elles ont le pouvoir, du fait de Dieu, de démolir des forteresses. Nous démolissons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous nous emparons de toute pensée pour l’amener, captive, à l’obéissance du Christ. » (2 Co 10.4-5).

Nous ne combattons pas les démons, pas même les hommes, mais les raisonnements, les systèmes de croyance et de pensée – qu’ils soient non-chrétiens ou soi-disant chrétiens. Cette précision est un principe missiologique et pastoral.

c. Attaque – oppression – possession

À part les tentations et les tromperies, qui sont de l’ordre général, les chrétiens peuvent aussi vivre des attaques spécifiques. C’est sur ce plan-là que nous sommes confrontés à la démonie à proprement parler.

Dans les Écritures nous voyons une différence entre les modes d’action de Satan et ceux des esprits mauvais qui sont sous ses ordres, pour ainsi dire. Philippe Augendre le résume bien quand il écrit :

« Le diable est l’accusateur, le tentateur, il met en difficulté mais en séduisant et en répandant des mensonges. Les démons font souffrir, perturbent ou oppriment, « possèdent », mais ils ne tentent pas. Tous les humains sont tentés, rares sont les possédés(6). »

Cette distinction nous permet de faire la part des choses, dans la vie chrétienne comme dans la théologie pratique.

Dans la littérature théologique pastorale, on distingue plusieurs degrés d’intensités de perturbation démoniaque. Les auteurs les résument souvent sous trois catégories : attaque, oppression et possession(7).

Une attaque du diable est plus ou moins ponctuelle, vécue au niveau physique et/ou au niveau spirituel, visant à nous bloquer la route sur le chemin de la foi ou à nous détourner du Seigneur. Au lieu d’attaque on peut aussi parler de pression très forte, spirituelle ou physique, ou les deux à la fois. Cette attaque ou pression se fait ressentir, notamment dans la persécution.

Un degré plus intense est l’oppression continue d’une personne. S’inscrivant dans la durée, elle se caractérise par des pensées et des comportements obsessionnels. C’est pourquoi certains auteurs préfèrent le terme d’obsession. Quand on subit ce genre d’attaque, on a du mal à se défaire de l’influence de ces forces, elles semblent être « liées ».

Enfin, une personne peut en arriver à être complètement ou presque sous l’emprise d’une force maléfique, de sorte qu’elle est « possédée » par une pulsion de faire du mal, par un mauvais esprit. Cet état est communément appelé possession. Cependant, les opinions sont partagées quant à la question si oui ou non un chrétien peut être possédé par un mauvais esprit « en » lui.

La réponse à ces genres d’attaques, d’oppressions et de possessions, consiste à chercher la délivrance à proprement parler – qui pourra prendre la forme d’un exorcisme dans le cas d’une possession.

3. Démonie et exorcisme dans le Nouveau Testament

Comment comprendre le combat spirituel, vis-à-vis des « puissances du mal » ? Comment aider les personnes à trouver la liberté ? Comment les délivrer du démon ? Ces questions pastorales sont délicates, d’autant plus qu’il va falloir distinguer les causes d’une maladie ou d’un trouble, qui peuvent être respectivement physiques, psychiques ou démoniaques.

Ces questions nous amènent à poser un troisième jalon, à savoir les manifestations démoniaques et les exorcismes dans le ministère de Jésus et celui des apôtres dans le Nouveau Testament. Nous suivons le résumé de Philippe Augendre.

Exorcismes dans le ministère de Jésus et celui des apôtres

Si les textes bibliques ne comportent pas les substantifs « possédé », « possession » ou « exorcisme », ils expriment bien ce que ces termes véhiculent. Il est parlé des personnes « démonisées » (daimonizomai) ou « ayant un démon ». Le mot exorciste est employé une fois (Ac 19.13). L’exorcisme est désigné le plus souvent par « chasser » (ekballô, ce mot se traduit aussi par « jeter dehors, expulser, ôter »), ou moins souvent par « commander » (epitimaô, ce qui se traduit aussi par « parler sévèrement, rabrouer, reprendre »). L’acte porte sur des démons, aussi appelés esprits « mauvais » ou « impurs » (akatharton pneuma, Lc 11.24).

Ce sont des anges (grec : angeloi, « messagers », Hé 1.14), qui ont péché (2 P 2.4 ; Jude 6) et sont devenus serviteurs du diable (Mt 25.41 ; Ap 12.7).

Notons au passage que le mot « ange » désigne au départ une fonction pouvant être accomplie par des hommes (Mt 11.10), des forces de la nature (Hé 1.7) ou des entités symboliques (Ap 14).

Jésus et ses disciples ont plusieurs fois expulsé des démons, comme le confirment les sommaires de leurs activités (trois dans les synoptiques : Mt 4.23-24 ; 8.16 et par. ; Lc 7.21 ; et trois dans les Actes : Ac 5.16 ; 8.7 ; 19.12).

Pourtant, les exorcismes rapportés sont en petit nombre. Cinq ou six dans les Évangiles synoptiques (Mc 1.21-28 ; 5.1-16 ; Lc 11.14-23 ; Mt 12.22-30 ; Mc 7.24-30 ; 9.14-29 et par.), mais aucun dans l’Évangile de Jean, et seulement deux en Actes (16.16-18, et l’échec en 19.13-17)(8).

Différence entre Jésus et ses contemporains en la matière

À ce résumé nous ajoutons quelques points encore. D’abord, le Nouveau Testament est contemporain de la littérature juive de la période intertestamentaire, où nous trouvons une angélologie et une démonologie assez développées. Une comparaison avec le Nouveau Testament montre des différences essentielles entre le ministère de Jésus et les exorcismes habituels, tant dans le judaïsme que dans les religions païennes. Jésus agit uniquement par une parole d’autorité (pas nécessairement prononcée avec emphase), ordonnant aux démons de quitter les hommes. Cela tranche clairement avec les méthodes de ses contemporains, utilisant amulettes, formules magiques, symboles et rituels(9).

Dans le livre des Actes, nous voyons la différence entre la vraie autorité que porte le nom de Jésus quand une esclave est délivrée d’un esprit de voyance, et la tentative échouée des sept fils d’un prêtre juif nommé Scévas (Ac 16.16-18 ; 19.12-20).

Quand d’autres exorcistes ont essayé d’imiter les exorcismes de Jésus, ils ont employé son nom pour chasser des esprits – apparemment cela a marché. Quand les disciples demandent au Seigneur d’interdire cette pratique, Jésus répond : « Ne le lui défendez pas, car celui qui n’est pas contre vous est pour vous » (Lc 9.49-50, cf. Mc 9.39 où il s’agit des personnes faisant des miracles dans son nom). De toute évidence, le seul nom de Jésus a une autorité et une puissance vis-à-vis des esprits impurs. C’est vraiment unique.

4. Maladies normales ou occasionnées par l’influence démoniaque

Nous posons un quatrième jalon, à partir du constat suivant : dans la plupart des cas d’une personne tourmentée par un esprit impur, la possession s’accompagne d’une maladie physique ou mentale :

  • nudité, angoisse mentale et masochisme (Mt 8.28-33 ; cf. Mc 5.1-10 ; Lc 8.26-39) ;
  • incapacité de parler (Mt 9.32 ; 12.22) ;
  • cécité (Mt 12.22) ;
  • folie (Mt 4.24 ; Mc 9.17). Le verbe utilisé est souvent traduit par crises, il peut aussi impliquer des hallucinations.

Cela ne signifie aucunement que toutes les maladies physiques ou mentales sont démoniaques, car le Nouveau Testament mentionne souvent une maladie sans évoquer un mauvais esprit. Mais les mauvais esprits ont le pouvoir de les occasionner.

Deux sortes de maladie

Comment appréhender la différence et la relation entre maladie et action démoniaque dans le Nouveau Testament ? Pour y voir plus clair, je veux citer Mart-Jan Paul qui écrit ceci :

« Dans le Nouveau Testament, des maladies « normales » sont distinguées des maladies occasionnées par des puissances démoniaques, aussi appelées mauvais esprits ou esprits impurs. Dans le cas d’une charge occulte, une puissance démoniaque a une influence permanente dans la vie de la victime, qui va plus loin que les tentations de Satan auxquelles tout être humain doit faire face. Si nous distinguons maladies « normales » et maladies occasionnées par une charge occulte ou une influence démoniaque, il convient de réaliser que les maladies dites normales ou naturelles peuvent bien avoir une cause spirituelle. La lèpre de Job était causée par Satan. Dans l’Église de Corinthe il y avait de nombreux cas de maladie et de décès à cause du jugement de Dieu. » (1 Cor 11.30)

D’autres passages font également une distinction entre maladie d’une part et influence démoniaque d’autre part. Dans tous les cas, Jésus lui-même faisait comprendre qu’il y avait une puissance spirituelle en jeu(10).

Regardons, à titre d’exemple de cette distinction, le cas du garçon lunatique (Mt 17.14-21 et Lc 9.37-41). Dans son livre sur le combat spirituel, le grand prédicateur anglais Martyn Lloyd-Jones qui était aussi médecin, fait remarquer que la maladie de ce garçon n’était pas identique à une épilepsie : « les paroxysmes, l’écume sur les lèvres, le mutisme et la surdité indiquent qu’il ne s’agissait pas d’une épilepsie (11) ».

Différence entre guérison et exorcisme

Avec le prêtre Peter Horrobin (fondateur de Ellel Ministries, ministère d’accompagnement pastoral) nous pouvons dire que « Jésus traitait les personnes malades pas seulement selon leurs symptômes mais en fonction de la cause profonde de leur état(12) ». Le Seigneur a instruit les disciples d’oindre d’huile les malades « normaux », mais de chasser des démons dans d’autres cas (Marc 6.13). C’est surtout Luc, en tant que médecin, qui note clairement cette distinction, dont nous devons appréhender l’importance pour l’accomplissement pastoral aujourd’hui.

Si les exorcismes et les guérisons se recouvrent largement, ils sont des actes différents. La guérison révèle le pouvoir de Dieu de délivrer l’être humain des conséquences du péché et du mal. Philippe Augendre explique bien que chaque guérison effectuée par Jésus « est une annonce concrète de la réhabilitation possible de l’homme, mais elle ne touche pas le mal en tant que cause ». Et de poursuivre :

« L’exorcisme libère l’être humain plus profondément, car la possession est pire que la maladie. Si le malade a conscience de son affection et garde une certaine liberté, le possédé n’est plus lui-même ; un être ou une force décide, parle et agit autoritairement à sa place. L’exorcisme ne vise pas seulement un être humain souffrant des effets du mal, il cible la cause ; c’est un affrontement avec les puissances maléfiques. Il est un signe de la venue du Royaume (Mt 12.28 ; Lc 11.20) et témoigne de la défaite finale du Malin. (Lc 10.17-18) (13). »

Parenthèse : l’épine dans la chair de Paul

J’ouvre une parenthèse : qu’en est-il de « l’épine dans la chair », dont Paul a tant souffert (2 Cor 12.7-8) ? Nombreux sont ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une maladie physique ou mentale. Mais le texte dit clairement que cette « épine dans la chair » vient d’un « messager (aggelos) de Satan ». Comme ce mot grec se traduit également par « ange », l’apôtre pourrait vouloir dire que le « messager » était un ange, c’est-à-dire un démon envoyé par le diable, une force démoniaque qui l’a rendu malade.


Autre explication possible : le « messager » est humain, quelqu’un que le diable avait incité à harceler l’apôtre. Retenant cette possibilité, bon nombre des pères de l’Église affirment qu’il s’agit là de certaines personnes que Satan avait utilisées pour persécuter Paul et entraver son ministère, occasionnant par là une souffrance psychique, spirituelle. En réalité, cette dernière explication correspond en fait le mieux au contexte des versets 7 à 10.

5. Le lien avec le grand mandat missionnaire

Je ferme la parenthèse pour en arriver au cinquième jalon théologique : le lien entre le mandat missionnaire et l’accompagnement pastoral de délivrance. Commençons par un constat qui a de quoi surprendre : le « grand mandat missionnaire » que le Seigneur a donné à ses disciples pendant les jours entre sa résurrection et son ascension, ne comporte pas d’ordre de guérison et de délivrance (Mt 28.19 et par.). On peut s’en étonner, car ces deux actions étaient bien présentes dans le ministère de Jésus et aussi dans celui des apôtres, Paul en particulier.

Certains missiologues ont cherché un fondement biblique pour inclure la délivrance comme partie de la mission de l’Église en citant le message de Jésus dans la synagogue de Nazareth, au début de son ministère. Dans ce soi-disant « Manifeste de Nazareth », il affirme qu’il est venu accomplir la prophétie : « l’Esprit du Seigneur est sur moi… ; il m’a envoyé pour proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue… » (Lc 4 18, cf. Es 61.1). Mais ce texte parle uniquement du ministère de Jésus en tant que Messie, il ne donne pas l’ordre de délivrer les uns et guérir les autres.

Pourtant, il y a bien un rapport entre guérison et délivrance d’une part, et annonce de l’Évangile d’autre part.

Premier indice : pendant son ministère sur terre, Jésus a envoyé les Douze en « mission », en leur donnant la consigne d’annoncer la bonne nouvelle et le pouvoir de chasser les esprits impurs, et de guérir toute maladie et toute infirmité (Lc 9.1 et par.). Plus tard, il envoie 70 disciples pour effectuer une mission semblable. Quand ils reviennent, ils racontent avec joie que « même les esprits mauvais nous obéissent, quand nous leur donnons des ordres en ton nom » (Lc 10.17). Je considère que cette mission temporaire ne fut pas isolée, mais qu’elle est à comprendre en lien avec le mandat missionnaire à la fin de l’Évangile. La première était concentrée sur les Juifs, les « brebis perdues du peuple d’Israël », tandis que la seconde vise « toutes les ethnies ». Cependant les deux s’inscrivent dans la même dynamique : le Seigneur a commencé une mission à laquelle il associe ses disciples, mission que ces derniers vont poursuivre après son ascension. Alors, si la première mission impliquait d’effectuer des signes de guérison et de délivrance, on peut penser que de tels signes vont se produire également dans le contexte de la seconde mission – bien que ces signes ne soient pas des ordres explicites dans l’envoi des disciples dans le monde.

Deuxième indice : nous trouvons cette hypothèse confirmée dans la finale longue de Marc, où le mandat missionnaire est réitéré, en y ajoutant : « voici les signes qui accompagneront ceux qui deviendront croyants : par mon nom, ils chasseront les démons… » (Mc 16.15-18) La délivrance est l’un des signes miraculeux de la Bonne Nouvelle et du salut en Jésus-Christ.

Troisième indice : lors de sa première rencontre avec les disciples après sa résurrection, Jésus les a envoyés « comme le Père m’a envoyé » (Jn 20.21). De là, on peut comprendre que cette parole du Seigneur implique une continuité entre cette mission des apôtres – qui sera celle de l’Église en général – et sa propre mission. Continuité veut aussi dire ressemblances, et cela peut bien inclure guérison et délivrance.

Quatrième indice : tout au long du livre des Actes nous voyons les apôtres effectuer des guérisons et des miracles. Ils ne l’auraient pas fait, ni même pu le faire, si le Seigneur ne leur en avait pas donné l’autorité et le pouvoir. De toute évidence, ils ont compris qu’ils étaient mandatés pour prier pour la guérison des personnes souffrant d’une maladie ou d’un trouble psychique, et pour délivrer les personnes d’une influence ou d’une emprise à caractère démoniaque en expulsant le démon.

Notons enfin les contextes socioculturels et religieux dans lesquels Paul et d’autres apôtres ont annoncé l’Évangile. Des villes comme Éphèse et Corinthe étaient remplies de pratiques magiques et occultes, et de cultes rendus aux divinités païennes. Pour Paul, ces pratiques avaient un rapport avec des mauvais esprits (1 Cor 10.20). Une confrontation avec les forces maléfiques démoniaques était donc inévitable, là où l’Évangile était annoncé. Dans la mesure où l’Évangile est diffusé et où la foi chrétienne se répand, ce phénomène a le potentiel de se multiplier, comme l’a bien remarqué Philippe Augendre :

« Cet accroissement pourrait n’être pas seulement quantitatif, mais aussi évoluer qualitativement vers un démoniaque eschatologique ne se limitant plus au domaine de l’action directe d’êtres personnels, mais accédant à des sphères d’influences plus larges, politiques, économiques, sociales, religieuses, etc. (Ap 16.13-14 ; 18.2), plus redoutables encore(14). »

De toute façon, chaque guérison et délivrance dans le nom de Jésus témoigne de l’Évangile annoncé, pour dire que Dieu veut sauver les humains du péché et de ses conséquences, il leur vient en aide sur les plans spirituel, psychique et physique.

6. Le lien avec charismes et ministères

Le sixième jalon que nous posons part d’un autre constat qui peut surprendre : la délivrance de l’emprise démoniaque n’est pas spécifiquement mentionnée ni dans les listes de dons spirituels (Rm 12, 1 Cor 12 et14), ni dans la liste de ministères (Ep 4). Ceci est d’autant plus remarquable que le même apôtre insiste souvent sur le combat spirituel, y compris la lutte contre les pouvoirs des ténèbres en général (Ep 6.11-12).

Apparemment, la délivrance n’est pas un charisme au même titre que les dons de guérison, de discernement des esprits, de langues et d’interprétation des langues, de prophétie, etc.

« Les apôtres donnent en faveur des malades le conseil pressant de la prière avec onction d’huile (Jc 5.13-16) et de l’imposition des mains (Ac 28.8 ; 1 Tm 5.22), mais ne prescrivent pas explicitement l’exorcisme(15). »

En plus, l’expression « ministère de délivrance », si récurrent dans les milieux charismatiques aujourd’hui, ne se trouve nulle part dans le Nouveau Testament – ni le terme « ministère de guérison » d’ailleurs.

Cependant, force est de constater que la délivrance de l’influence satanique et l’exorcisme faisaient clairement partie de la pratique des apôtres. Quelle est alors sa place ? Je vois dans le Nouveau Testament deux liens, ou bien deux contextes.

Contexte missionnaire

Premièrement, elle a sa place dans l’œuvre missionnaire d’annoncer l’Évangile et d’inviter les destinataires à la repentance. Ce message va inexorablement susciter des réactions de contestation, de rejet et d’opposition, non seulement de la part des hommes et des femmes, mais encore de la part des puissances des ténèbres qui ont un degré plus ou moins fort d’emprise sur eux et qui voient leur zone d’influence, pour ainsi dire, menacée.

Cette mise en contexte missionnaire rejoint ce que je viens d’expliquer dans la section précédente sur le lien entre le grand mandat missionnaire et les actes de délivrance.

On voit que, dans les Évangiles, l’expulsion de démons est toujours liée à l’annonce de la Bonne Nouvelle, à l’affrontement avec le règne du mal et se rencontre dans les premières parties des Évangiles synoptiques. En Actes, le combat contre les démons est lié à la prédication du salut et à la mission.

Pas dans le contexte de l’Église ?

En revanche, lorsque les Actes et les Épîtres décrivent la vie des communautés de croyants, il n’est plus question de combat contre les démons et d’exorcisme. Il n’y a aucun exemple néotestamentaire de croyants habités ou menacés par un mauvais esprit dans le sens de la présence d’un être démoniaque. Dans le fameux passage sur le combat contre les « puissances spirituelles » en Éphésiens 6.12ss, Paul ne mentionne ni les mauvais esprits, ni l’exorcisme. Par ailleurs, Paul n’utilise jamais le substantif « spirituel » (pneumatikos) pour désigner des démons.

De ce constat, Philippe Augendre tire la conclusion que :

« Ils sont sans droit de présence et de manifestation dans la communauté de ceux qui appartiennent à Jésus-Christ… Le combat contre les démons et l’exorcisme est de l’ordre de la sotériologie et de la missiologie, et non de celui de l’ecclésiologie et de la sanctification(16). »

Autrement dit, la délivrance ne se situe pas dans le contexte de l’Église. Or, il me semble que l’auteur pousse trop loin la distinction entre les deux contextes. Sur le plan théologique, on peut, bien sûr, dissocier l’Église et « le monde du dehors », mais dans la pratique, sur le terrain, il n’y a pas de ligne de démarcation claire et nette. Dans l’évangélisation, il y a toujours une part qui relève de la pastorale quand on s’adresse aux besoins des personnes rencontrées. De façon similaire, il y a, dans la pastorale, toujours une part qui relève de l’évangélisation. L’explication de l’Évangile se poursuit par l’enseignement dans l’Église, car les nouveaux convertis n’ont pas tout compris tout de suite. De plus, ils amènent avec eux pas mal de « bagages » de leur vie d’avant – des mœurs, des façons de penser, et des troubles de tout genre. On peut y inclure des charges démoniaques, attrapées dans les pratiques d’idolâtrie et d’occultisme, qui peuvent se manifester encore, même après le baptême.

Les épîtres du Nouveau Testament montrent à quel point « le monde » était encore présent chez les croyants dans l’Église primitive, que l’on aurait donc tort d’idéaliser.

Contexte pastoral

Ceci étant, nous considérons que les actes de délivrance et d’exorcisme ont aussi leur place dans un deuxième contexte, celui de la pastorale plus générale de guérison. Il est tout à fait significatif que parmi les charismes figurent « des dons de guérisons », au pluriel (1 Cor 12). Cela implique une double diversité, me semble-t-il. Une diversité de types de maladies et de troubles dont souffrent les personnes à qui nous annonçons l’Évangile, ou les croyants qui cherchent une aide pastorale au sein de l’Église. Et une diversité de réponses ou d’accompagnement pastoral selon les cas.

Dans l’accompagnement pastoral de personnes atteintes d’une maladie physique ou d’un trouble psychique, on peut parfois avoir l’impression, voire la certitude, qu’il y a un lien avec une influence démoniaque. Dans ce cas-là, on peut être amené à se confronter directement à des forces des ténèbres, ou même procéder à un exorcisme.

Par ailleurs, du fait que la délivrance ne soit pas mentionnée, ni comme un charisme ni comme un ministère, nous ne pouvons pas la singulariser et en faire un ministère à part entière, comme cela arrive souvent dans les milieux charismatiques. Au regard des données du Nouveau Testament, il me semble préférable de parler d’une pastorale ou d’un service de guérison et de délivrance.

Pratique de délivrance dans l’Église primitive

La pratique des Églises primitives, attestée par bon nombre de Pères de l’Église, confirme que la délivrance se situe dans un double contexte missionnaire et pastoral. Vers la fin du 2e siècle, Irénée écrit :

« Le Seigneur est venu comme le Médecin de tous. C’est pourquoi ses vrais disciples ont reçu de lui la grâce de faire des miracles en son Nom. Ils rendent les autres heureux avec le don qu’ils ont reçu de sa part. Certains d’entre eux expulsent des démons, de sorte que les personnes délivrées des esprits malins viennent souvent à la foi en Christ et deviennent membres de l’Église... D’autres disciples guérissent les malades en leur imposant les mains, de sorte qu’ils se rétablissent. (…) Jour après jour, l’Église met en œuvre ses dons de l’Esprit, pour le salut des hommes(17). »

Au début du 3e siècle, Tertullien affirme que chaque chrétien est en droit de pratiquer l’exorcisme.

« Tout ce que nous faisons est de rejeter les démons. Nous les vainquons. Chaque jour, nous leur opposons notre détestation, et nous les expulsons de leurs victimes. Ceci est bien connu chez beaucoup de gens(18). »

Nous savons que les guérisons et les délivrances produites par l’entremise des chrétiens ont énormément contribué à la propagation de la foi chrétienne(19). Dans certaines Églises, des personnes étaient nommées à qui on confiait le ministère d’exorcisme, bien que les évêques gardent pour eux-mêmes la responsabilité d’exorciser les nouveaux convertis venant du paganisme pendant leur préparation au baptême(20).

Un chrétien peut-il être possédé ?

Cette mise en double contexte de la délivrance et la pratique des Églises primitives éclaire également la question de la possession éventuelle du chrétien. Certains évangéliques soulignent l’importance de faire la distinction entre la possession et l’oppression, arguant qu’il est impossible pour un croyant sincère en Jésus-Christ d’être possédé par un esprit démoniaque, car la possession implique la propriété, et un chrétien appartient au Christ. « Alors que les croyants s’engageront dans le combat spirituel et seront opprimés, ils ne peuvent pas être possédés par les forces démoniaques », peut-on lire dans une note officielle des Assemblées de Dieu sur le combat spirituel(21).

Mais cette position ne prend pas en compte le décalage entre la vérité théologique et la réalité sur le terrain dans les Églises, que nous venons d’évoquer plus haut. En effet, nombre de pasteurs et théologiens affirment, et l’expérience de l’accompagnement pastoral le montre, que c’est bien possible, même si cela n’arrive que très rarement. Le plus souvent, on a affaire à des attaques et des oppressions. En revanche, les cas de possession et l’acte d’exorcisme sont très rares. Un exemple souvent cité comme un cas d’école est le combat du pasteur Johann Christoph Blumhardt pour la délivrance d’une paroissienne, Gottliebin Dittus, au milieu du 19e siècle dans une Église luthérienne du Wurtemberg en Allemagne(22).

7. Distinction entre démons/mauvais esprits, et « principats/puissances »

J’en arrive au dernier jalon biblique. Dans le Nouveau Testament, et notamment dans les épîtres de Paul, nous trouvons un certain nombre de passages qui parlent des forces d’influences et de domination appelées « principats et puissances ». En fait, ces deux mots résument tout un champ lexical composé de plusieurs termes qui sont utilisés de façon variable(23). Par exemple :

« Ce n’est pas contre le sang et la chair que nous luttons, mais contre les principats (archas), contre les autorités (exousias), contre les pouvoirs du monde (kosmokratoras) des ténèbres, contre les puissances spirituelles mauvaises (pneumatika tès ponérias) qui sont dans les lieux célestes. » (Ep 6.12)

« C’est en lui [le Fils de Dieu] que tout a été créé dans les cieux et sur la terre, le visible et l’invisible, trônes (tronos), seigneuries (kyriotétes), principats (archas), autorités (exousias); tout a été créé par lui et pour lui. » (Col 1.16)

L’interprétation de ce que sont ces « principats et puissances » fait débat parmi les spécialistes du Nouveau Testament. Selon les uns il s’agit des êtres angéliques ou des esprits cosmiques, tandis que les autres pensent à des autorités politiques et religieuses humaines, ou à des systèmes et des structures qu’elles représentent. Pour ma part, je préfère la seconde approche, que j’ai développée dans ma thèse de doctorat(24).

Le rôle des « puissances » et comment y faire face en tant que croyants, est un vaste sujet à part entière que je dois laisser de côté dans cet article. Si je l’évoque tout de même, c’est que les « puissances » sont souvent rangées dans la catégorie des démons ou mauvais esprits. Ce faisant, on fait un amalgame exégétique qui prête à confusion dans la pratique pastorale.

Les « puissances » ne sont jamais mentionnées dans les passages qui relatent l’expulsion ou l’exorcisme d’un mauvais esprit. Inversement, les passages concernant les « puissances » ne mentionnent jamais les démons, ni les mauvais esprits. Ceci est vrai aussi en Éphésiens 6.12, cité plus haut, car dans ce passage le mot pneumatika est un substantif « les spirituels » qui n’est jamais utilisé pour désigner un « esprit » (pneuma).

Il ne faut donc pas mettre les « puissances » et les « démons » sur le même plan. Notons brièvement quelques différences.
Tandis que les démons agissent sur le plan individuel d’une personne, les « puissances » exercent une action de domination et de manipulation sur le plan collectif d’une société.

Les « puissances » font partie de l’univers créé par Dieu en Christ, par lui et pour lui.

Les gouvernants humains sont désignés par exousia, l’un des mots du champ lexical des « puissances », mais ils ne sont jamais assimilés aux démons.

Paul dit que les autorités qui nous gouvernent sont au service de Dieu, et que les chrétiens doivent s’y soumettre. Mais elles peuvent aussi agir en mal et s’opposer au dessein de Dieu et à la cause de l’Évangile. Dans ces cas-là, les chrétiens doivent « résister » (Ep 6.12).

Conclusion

L’objectif des sept jalons bibliques que j’ai posés est d’explorer le terrain de la démonie et de la délivrance dans le Nouveau Testament, et de le délimiter. Ce faisant, j’ai essayé de « baliser » le chemin de l’accompagnement pastoral de délivrance, sans être entré dans le vif de ce sujet-là.

Bibliographie

AUGENDRE Philippe, « Exorcisme », in Bernard HUCK & Christophe PAYA, sous direction, Dictionnaire de théologie pratique, Charols, Excelsis, 2011, pp.390-394.

BOA Kenneth, Façonnés à son image – approches bibliques et pratiques à la formation spirituelle. Charols, Excelsis, 2004.
DANIÉLOU Jean, « Démon » in Dictionnaire de spiritualité : ascétique et mystique. Doctrine et histoire, Paris, Beauchesne, 1957, vol.3, col.160.

DAUNTON-FEAR Andrew, Healing in the Early Church – The Church’s Ministry of Healing and Exorcism from the First to the Fifth Century. Exeter, Paternoster, 2009.

GREEN Michael, Evangelisation in the First Centuries, Downers Grove, InterVarsity Press 1979.

KELLY Henry Ansgar, Le diable et ses démons – la démonologie chrétienne hier et aujourd’hui. Paris, Cerf, 1978.

LLOYD-JONES Martyn, Not Against Flesh and Blood. The Battle Against Spiritual Wickedness in High Places (1960). Londres, Evangelical Press, 2001.

PAUL Mart-Jan, sous dir. Geestelijke strijd – demonie en bevrijding in christelijk perspectief. Zoetermeer, Boekencentrum, 2002.

NISUS Alain, Mais délivre-nous du mal – traité de démonologie biblique. Paris, Maison de la Bible, 2016.

VAN DE POLL Evert, sous dir., Face aux forces du mal – réflexions sur la pastorale de délivrance, hors-série n° 14, Cahiers de l’École pastorale, Paris, Croire Publications, 2012.

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1.
Mart-Jan PAUL, sous dir., Geestelijke strijd, Zoetermeer, NL, Uitgeverij Boekencentrum , 2002, Introduction.
2.
Voir par exemple : Ep 2.1-3 ; 6.10-16 ; Jc 4.1-7 ; 1 P 4.1-4 ; 5.8-9 ; 1 Jn 2.12-17.
3.
Kenneth BOA, Façonnés à son image, Pontault-Combault, Éditions Farel, 2005, pp.313-314.
4.
Ibid, p.328.
5.
Robert Charles SPROUL (1939-2017), « Are we too concerned with demons ? », un article publié sur le site du Ligonier, l’œuvre d’enseignement qu’il a créée : https://learn.ligonier.org/articles/are-we-too-concerned-demons, consulté le 29.09.2025.
6.
Philippe AUGENDRE, « Exorcisme, délivrance », Dictionnaire de théologie pratique, sous dir. Christophe PAYA et Bernard HUCK, Charols, Excelsis, 2011, p.391.
7.
Cf. l’ouvrage du théologien évangélique français Alain NISUS, Mais délivre-nous du mal… Traité de démonologie biblique, Paris, Maison de la Bible, 2016.
8.
Philipe AUGENDRE, op. cit., p.390.
9.
Comme le note Clyde E. BILLINGTON, « Ancient Exorcists, Demons, and the Name of Jesus », Artifax Magazine, Summer 2010, p.15.
10.
Mart-Jan PAUL, « Pastorat et délivrance, une nécessité dans l’Église », in Evert Van de POLL, sous dir., Face aux forces du mal, hors-série n° 14, Cahiers de l’École pastorale, Paris, Croire Publications, 2012, p.74.
11.
Martyn LLOYD-JONES, Not Against Flesh and Blood. The Battle Against Spiritual Wickedness in High Places (1960), Londres, Evangelical Press, 2001, pp.69-70.
12.
Cité dans Mart-Jan PAUL, Geestelijke strijd, op. cit., pp.133-134.
13.
Philipe AUGENDRE, op. cit., p.393.
14.
Philippe AUGENDRE, « Exorcisme », op. cit., p.392.
15.
Ibid, p.393.
16.
Ibid, p.392
17.
Andrew DAUNTON-FEAR, Healing in the Early Church – The Church’s Ministry of Healing and Exorcism from the First to the Fifth Century. Exeter, Paternoster, 2009, pp.55-61.
18.
TERTULLIEN, Apologeticum, 23.4, et Lettre à Scapula, ch.2. Cf. Andrew DAUNTON-FEAR, op. cit., pp.68-76.
19.
Cf. Michael GREEN, Evangelisation in the First Centuries, Downers Grove, InterVarsity Press 1979, pp.220ss.
20.
Andrew DAUNTON-FEAR, op. cit., p. 89, 134-135.
21.
Pour ce point de vue et la citation, cf. Alex NOLETTE, « What do demons do? », article publié sur le site de Mercy Hill Church, Greensboro, N.C., USA, 2019, https://mercyhillchurch.com/know-your-enemy-pt-2-what-do-demons-do/, consulté le 29.09.2025.
22.
Cf. Henry Ansgar KELLY, Le diable et ses démons – la démonologie chrétienne hier et aujourd’hui, Paris, Cerf, 1978.
23.
Rm 8.38 ; 13.1ss, 1 Co 2.6-8 (archontes), Ep 1.21 (ajoute dynameis) ; 3.10 et 6.12, Col 1.16, 1 P 3.22. Selon certains auteurs, il faut y inclure également les « éléments du monde » ou « éléments fondamentaux » (stoicheia) mentionnés en Ga 4.3-9, Col 2.20 et Hé 5.12.
24.
Evert VAN DE POLL, Leven tussen de machten (Vivre au milieu des puissances), Thèse pour « l’examen de doctorant » en théologie à l’Université d’Utrecht, 1983.

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