Diversité des ministères ? État des lieux et perspectives

Complet Ministère pastoral
La diversité des ministères est, aujourd’hui, à la fois une réalité et une aspiration. Elle se manifeste à l’intérieur du ministère pastoral, mais aussi par l’essor d’activités qui enrichissent la vie des Églises modernes. Les raisons de cette évolution sont diverses : en particulier les limites du modèle actuel, la croissance des Églises et la diversification des profils individuels. Changement positif du fonctionnement des Églises, cette diversification soulève plusieurs questions de théologie pratique importantes, notamment celles de l’organisation de la diversité, du rôle spécifique du ministère pastoral, de la coopération, et même de la définition des ministères.

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Ministères pastorauxIntroduction

Le constat de diversification

Une diversification modeste, mais significative

Parler de diversité des ministères, ou de diversification des ministères, c’est à la fois faire un constat et une proposition. Je veux dire par là que la diversification des ministères est, à certains égards, une réalité à la fois récente et ancienne ; une réalité seulement amorcée, et une réalité souhaitée selon le point de vue. Je pars ici du principe que la diversification des ministères, qu’il va falloir définir, est une dynamique positive, même si elle soulève certainement des questions importantes. Nous y reviendrons.

Le constat de diversification, il faut cependant le souligner en introduction, est nécessairement modeste. Le modèle, du point de vue du ministère pastoral, reste majoritairement celui d’un pasteur, plutôt généraliste, attaché à une Église locale, modèle qui est perçu comme porteur de « proximité et de stabilité(1) ». Mais je pense pouvoir dire que la pratique des ministères fait l’objet d’une diversification significative, qui est symptomatique d’une tendance profonde qui devrait à l’avenir se renforcer.

Observons la situation à partir de quelques points de repère précis, mais non forcément représentatifs, donc procédons par petites touches approximatives :

  • Si je parcours la liste des étudiants sortants du Mastère de théologie appliquée de la FLTE sur les dix dernières années, je vois les ministères suivants : pasteur, évangéliste travaillant dans le monde associatif, implanteur d’Églises, responsable « laïc », traducteur de la Bible, responsable et équipier d’association, pasteur jeunesse, aumônier. Donc une certaine diversité, même si le ministère « pastoral » correspond à la majorité des cas ; et même s’il faut ajouter que le niveau d’étude et le diplôme concerné favorisent forcément les ministères les plus reconnus.
  • L’excellente revue Les Cahiers de l’École pastorale, dont j’ai survolé les 10 dernières années également, ne fait que peu état d’une diversification des ministères. Le présupposé, dans la plupart des articles qui sont en lien avec le ministère, c’est le modèle pastoral classique. C’est logique, puisque c’est l’orientation de la revue, vers la théologie pastorale, vers les pasteurs et responsables d’Églises, mais c’est en partie significatif aussi.
  • Le Dictionnaire de théologie pratique permet de recenser plusieurs domaines de « ministères » possibles : pasteur ; missionnaire ; enseignant, théologien ; évangéliste ; pour les seuls articles qui sont intitulés selon le nom de la fonction, et donc qui sont, implicitement, des articles sur des ministères ; et puis accompagnement ; action sociale ; aumôneries diverses ; jeunesse ; formation ; édition ; musique, chant et louange ; implantation d’Églises ; médias, pour les articles qui ont plutôt pour titres des domaines d’action et non pas des fonctions.
  • Un rapide coup d’œil sur les sites des Facultés de théologie nord-américaines, qui ont un certain rôle précurseur dans le monde évangélique, permet de repérer le même genre de signes de diversification, présents depuis bon nombre d’années déjà : au Wheaton College de Chicago, on trouve des cursus de counseling ; d’évangélisation ; d’aide humanitaire ; de thérapie conjugale et familiale ; aux côtés du ministère pastoral bien sûr. Fuller Seminary, en plus des classiques, met en avant deux grands domaines : la mission, pour laquelle cette faculté est connue depuis longtemps, et le domaine des thérapies familiales et conjugales. D’autres écoles ont également des formations sur les ministères liés au culte (musique, liturgie, etc.). Et à la FLTE, à côté des préparations au ministère pastoral, qu’il soit orienté généraliste ou enseignement, on peut ajouter les cursus d’évangélisation et d’implantation de nouvelles Églises.

Au niveau de la littérature, le ministère pastoral classique fait l’objet d’énormément de publications ces dernières années dans le monde anglophone. En matière de diversité, les ministères d’accompagnement et de relation d’aide sont très présents dans la littérature, depuis quelques décennies. Quelques ouvrages importants ont été publiés ces dernières années sur le ministère de pasteur-théologien(2). Les ministères liés au culte, à la musique en particulier, font également l’objet de publications et de travaux de recherche.

Voilà pour un rapide constat partiel et très approximatif.

À ce constat préalable, on peut ajouter ces observations, qui feront l’objet de développements :

  • Premièrement, la diversification se manifeste au sein même des ministères formellement reconnus, du ministère pastoral en particulier, des ministères de responsabilités plus généralement.
  • Deuxièmement, elle se manifeste aussi par quelque chose qui est évident, mais très significatif : la montée en puissance d’activités qu’on a fini par qualifier de ministères.
  • Troisièmement, elle se manifeste par la naissance ou la renaissance de certains ministères.
  • Quatrièmement, la revalorisation du ministère de tous, qui s’inscrit dans une longue tradition protestante.

On le sent déjà, le mot « ministère » est utilisé dans un sens large, comme cela se fait couramment, au sens de l’œuvre accomplie par les croyants au service de Dieu, pour l’édification de l’Église et en vue de l’accomplissement de la mission de l’Église dans le monde. La définition du mot fait partie des difficultés du débat. Comme « culte », comme « évangélisation », « ministère » fait partie de ces mots théologiques que l’on sent importants, mais pour lesquels on est bien en peine de trouver une définition consensuelle. La définition évolue avec l’histoire, c’est logique, en tout cas dans le domaine de la théologie pratique. L’essentiel est de se mettre d’accord sur ce dont on parle.

Diversification interne aux ministères reconnus

Commençons par la diversification interne aux ministères reconnus, avec l’exemple éminemment stratégique du ministère pastoral. Il y a plusieurs façons d’être pasteur aujourd’hui ; ce n’est pas une nouveauté, mais c’est probablement quelque chose qui est plus revendiqué qu’auparavant. Certains parlent de diversification des « profils », d’autres évoquent différentes « couleurs » de ministère.

Les images multiples proposées aujourd’hui sont un indice instructif de la diversification interne du ministère pastoral. L’image classique du berger n’est aujourd’hui plus qu’une parmi beaucoup d’autres : pilote d’un bateau(3) ; potier ; coach ; mentor ; accompagnant ; dramaturge (Vanhoozer) ; metteur en scène ; poète ; médecin ; manager ; leader ; serviteur ; prédicateur ; animateur ; bâtisseur ; prêtre ; avec Henri Nouwen, plus original, « guérisseur blessé(4) » ; interprète, chef d’entreprise. Ces images ont des statuts différents ; l’un des étudiants du Mastère de recherche de la Faculté qui a travaillé sur ce sujet cette année propose de distinguer les images qui visent le ministère pastoral dans sa globalité, d’une part, de celles qui représentent plutôt une fonction spécifique de ce ministère, ou une qualité propre à ce ministère.

Dans tous les cas, ces images correspondent soit à des façons de faire et d’être, soit à des aspirations. Elles montrent soit qu’il y a des façons relativement différentes d’être pasteur, soit qu’on souhaiterait qu’il en soit ainsi.

Prenons deux exemples pour lesquels il en est déjà ainsi.

Premier exemple, les ministères liés à l’implantation de nouvelles Églises, qui ont été rendus très visibles par le projet « CNEF 1 Église pour 10.000 ». Les ministères d’implantation d’Églises existaient auparavant, bien sûr, on les appelait parfois « ministères pionniers » ou on parlait de « mission intérieure », mais ils n’avaient pas cette visibilité ni ne faisaient autant qu’aujourd’hui l’objet de vocations spécifiques. À ce jour, un bon nombre d’Unions et de Fédérations d’Églises ont un projet stratégique d’implantation, avec les ministères correspondants et un recrutement spécifique ; et les formations correspondantes existent. Je fais l’hypothèse que ces ministères sont le fruit d’une sorte de réorientation partielle des ministères de type missionnaire, ou alors d’une fusion des ministères missionnaire et pastoral, ce qui montre que les ministères ne sont pas une réalité figée, mais une réalité dynamique. Sur un autre plan, on peut noter que ces ministères liés à l’implantation d’Église sont régulièrement effectués à temps partiel.

Deuxième exemple, le pasteur théologien, qui n’est évidemment pas une nouveauté non plus puisque les partisans de ce modèle se réclament justement de l’histoire de l’Église, jusqu’aux Pères, mais il fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt renouvelé. On parle aussi de « pasteur formateur », même si le terme n’est pas strictement équivalent, il est dans la même ligne, Le modèle peut aussi se réclamer de l’histoire du protestantisme évangélique récent, puisque la plupart des familles d’Église associent le ministère pastoral au ministère de la Parole (cela figure couramment dans les règlements), ce qui correspond au cœur de définition du pasteur-théologien. Mais la montée en puissance de la théologie évangélique, dans ses dimensions d’enseignement, de recherche, d’écriture, conduit aujourd’hui à une définition plus ambitieuse du ministère de pasteur-théologien, en termes de niveau d’étude, de capacité à enseigner, de temps consacré à la réflexion et à la recherche.

Montée en puissance d’activités d’Église qui réclament le nom de ministères

Dans les Églises évangéliques modernes, très vivantes et très actives, divers domaines d’activité occupent une place, une énergie, des personnes et des moyens très importants. L’essor de ces activités date parfois de plusieurs décennies déjà, mais elle peut être aussi plus récente. Citons par exemple les activités de jeunesse et les activités liées au chant et à la musique, ou les ministères d’accompagnement, comme domaines qui ont une place majeure et réclament le nom de ministères. Ces activités, bien présentes depuis encore plus longtemps dans le monde associatif chrétien, font également l’objet de formations techniques spécifiques, ce qui confirme cette orientation ministérielle.

Si ces activités peuvent en effet être décrites comme des ministères en soi, elles sont aussi, et je trouve cela très significatif, des sortes d’écoles de ministère, le lieu d’éclosion de vocations, ou de reconfiguration de vocations, ce qui leur donne une originalité forte. Pour être concret, la plupart des personnes qui entreprennent des études de théologie aujourd’hui, c’est ce que j’observe, le font après être passées par des responsabilités dans des activités de jeunesse ou de louange, ou les deux. Ce sont donc des ministères-écoles, ou des écoles de ministères. Cela indique qu’on y goûte à l’exercice des responsabilités et qu’on commence à y pratiquer le ministère de la Parole. Cela signifie aussi que les responsables de ces activités – responsables jeunesse, directeurs de louange ou de musique – peuvent avoir une responsabilité de discernement, en plus de leur activité proprement dite. Ce rôle de ministères-écoles est également symptomatique d’une certaine fluidité des ministères : la diversité permet des transitions, des déplacements, au-delà des activités précises dont je suis en train de parler.

Naissance ou renaissance de ministères

Troisième élément de cette diversification, dans le cadre de la structuration des familles d’Églises évangéliques, et dans le cadre de leur développement, qui leur permet de débloquer des moyens, on parle ici et là des ministères supra-locaux, ou trans-locaux, ou transversaux. Ce ne sont évidemment pas des nouveautés à l’échelle de l’histoire. Toutefois, à l’échelle de l’évangélisme francophone moderne, malgré de belles exceptions, il est relativement nouveau que les Unions d’Églises établissent des ministères dont la fonction principale est de faire du lien entre les communautés locales, ou de porter des projets trans-locaux, ou d’apporter un service particulier à plusieurs Églises.

Pour être plus précis, ces ministères existaient auparavant dans plusieurs contextes, sous la forme de commissions ou de départements, et parfois même d’une personne à temps partiel ou à plein temps (la FEEBF, par exemple, a depuis longtemps des personnes à plein temps ou à temps partiel consacrées au lien entre les Églises et à la formation). Mais le travail de ces commissions et départements, dont certains ont été créés récemment, se traduit aujourd’hui par de nouveaux postes individuels et, donc, des reconnaissances de ministères spécifiques.

Incidemment, on peut faire le lien avec une autre terminologie, la redécouverte des ministères apostoliques qu’on peut observer dans certains contextes.

Le ministère de tous et le foisonnement des ministères autonomes

Ajoutons enfin deux derniers éléments, très brièvement.

Premièrement, l’heure est à la valorisation de la participation de tous, conformément à l’esprit du protestantisme. Le site de l’Église de Saddleback, du pasteur Rick Warren, qui a eu une certaine influence dans ce domaine de la participation de tous, annonce clairement la couleur :

« Every Member is a Minister - You were created for ministry to reflect the image of the Creator. “For we are his workmanship, created in Christ Jesus for good works, which God prepared beforehand, that we should walk in them.” Ephesians 2.10(5) »

C’est ce que j’appellerai pour ma part la participation de tous au ministère de l’Église.

Deuxièmement, il faudrait ajouter que le système évangélique étant ce qu’il est, de multiples activités chrétiennes se nomment « ministère » en dehors des Églises et des œuvres traditionnelles. C’est l’esprit d’entreprise évangélique, qui voit se développer, dans les domaines de l’évangélisation, de la formation, de la musique et d’autres, ministères autonomes, notamment dans le monde virtuel.

Les facteurs d’évolution

Comment expliquer les évolutions que je viens d’évoquer ?

Les difficultés du modèle actuel

Timothy Keller, dans son livre Une Église centrée sur l’Évangile, dit de manière plutôt catégorique ce qu’on pourrait nuancer et formuler comme une difficulté du modèle actuel :

« Les Églises évangéliques dans leur ensemble, écrit-il, devenaient conscientes du changement culturel qui se produisait autour d’elles, et de l’inefficacité croissante d’une grande partie de l’approche du ministère traditionnel(6). »

Jérôme Cottin note de son côté que le « poids des représentations » pèse sur les pasteurs :

« Depuis la Réforme, les autres ministères ont toujours servi de faire valoir au seul ministère pastoral […]. Comment sortir du poids écrasant de l’image du pasteur et d’une vision unilatérale du ministère pastoral ? Comment mieux profiler sa fonction et ses tâches, non pas au-dessus des autres ministères, ni à leur service, mais avec eux(7) ? »

Donc, questionnement des pasteurs et insatisfaction des autres ministères.

D’autres évoquent une vraie difficulté, pour le pasteur généraliste, à faire face à la diversité des attentes et des activités. Un certain nombre de pasteurs se sentent sous pression. Le constat peut être plus ou moins net selon les cas. Le magazine grand public anglais Premier Christianity Magazine, dans un article du 24 mars 2022, évoque le burnout des pasteurs et la façon dont la pandémie de covid l’a accentué : « What I’ve discovered from speaking with pastors and experts is that burnout was prevalent before 2020. Covid simply pushed many over the precipice(8). » Et une enquête Barna, donc américaine, de 2021 indique que 38 % des pasteurs nord-américains à plein temps envisageaient de quitter le ministère(9). Il faut prendre ce chiffre comme symbolique plutôt que scientifique. C’est une moyenne américaine, qui est affinée par le sondeur ; par exemple les moins de 45 ans sont plus susceptibles de vouloir renoncer que les plus de 45 ans ; et les pasteurs des Églises qu’on dit mainline aux États-Unis, « historiques », sont plus susceptibles de vouloir quitter que ceux des Églises autres, donc qu’on dirait évangéliques. C’est la version tragique du constat.

En version plus modérée, on peut citer Bernhard Ott, jusqu’à tout récemment président de l’Association d’accréditation évangélique européenne ECTE, qui note l’« insatisfaction » que génère le modèle actuel, le ministère comme « accumulation des divers rôles pastoraux dans une personne formée, ordonnée et employée(10) ». Il propose de s’« éloigner d’une définition unique du “pastorat” ».

« Nous devons comprendre que la tâche du ministre formé, rémunéré et ordonné n’est pas de diriger et faire fonctionner l’Église au nom de l’assemblée, mais de donner aux membres les moyens d’être et d’agir de manière missionnelle dans le monde. » (p.71).

La question est de savoir comment le faire sans dévaloriser la fonction pastorale. Mais on comprend qu’il parle d’une certaine insatisfaction liée au modèle.

Et en version positive, on peut simplement noter que ces difficultés rencontrent le désir de croissance des Églises, l’aspiration de certains pasteurs à ce qu’on prenne en compte la diversité des profils, ainsi que le désir de travail en équipe des nouvelles générations, désir très répandu.

La croissance et les grandes Églises

Un autre facteur d’évolution, la croissance des Églises évangéliques d’Europe francophone au cours du troisième tiers du 20e siècle et dans une certaine mesure jusqu’à aujourd’hui, croissance qui confirme la question : comment l’exercice des ministères peut-il fonctionner lorsque les membres de l’Église ne sont plus 10, 20, 50, 60, mais 100, 200, 300, 500, 1.000, et lorsque des initiatives nombreuses se font jour un peu partout dans la communauté.

Et même lorsqu’il n’y a pas croissance, le désir de croissance, stimulé par l’exemple des Églises en croissance, incite à réfléchir au fonctionnement, à l’organisation et aux ministères, avec l’hypothèse qu’un certain fonctionnement bloque la croissance tandis qu’un autre peut la débloquer.

Si les écoles de croissance de l’Église avaient tendance, au départ, à placer le pasteur au cœur du processus de développement, au risque de mettre sur ses épaules un poids considérable, elles considèrent aujourd’hui que si le pasteur est un des acteurs majeurs du développement de l’Église, c’est la communauté dans sa globalité qui est en mission ; c’est la fameuse notion d’Église missionnelle. La dynamique missionnelle actuelle conduit à des innovations de fonctionnement, fruits du désir des Églises de grandir, d’évangéliser, d’implanter.

Cette croissance permet d’ailleurs aussi de dégager des moyens financiers, susceptibles de permettre la mise en place de ministères.
Les grandes Églises nord-américaines, puis européennes, fournissent aussi aux plus petites Églises francophones un modèle de ce que pourrait être la diversification. Les pasteurs y sont plusieurs et spécialisés : un pasteur pour les groupes de maison, un pour la musique, un pour la jeunesse, un pour l’organisation, etc. Et d’autres ministères sont structurés. Cette visibilité influente des grandes Églises crée une aspiration, dans les autres communautés, à vivre quelque chose de ce que permet cette multiplicité et cette diversité.

La prise en compte des profils pastoraux

Enfin, la diversification des profils des vocations incite aussi à élargir le moule… Il est frappant de constater, comme je l’ai fait plusieurs fois, que ce qui aurait pu être la construction d’une vocation originale finit par se laisser contraindre par le moule classique. Pour le dire autrement : « Je ne voulais pas devenir pasteur, mais c’est la seule possibilité de ministère. »

Les profils des personnes qui se sentent appelées par Dieu à le servir sont très variés. Et toutes les vocations n’ont pas à prendre la forme d’une activité rémunérée au sein de l’Église. Mais la diversification des ministères dont nous parlons peut permettre la construction de projets plus proches des profils des personnes et de leur perception de leur vocation.

Des questions de théologie pratique

Ces constats étant faits, voici quelques questions et perspectives de théologie pratique pour terminer. La diversité paraît utile à la bonne santé de l’Église et à l’accomplissement de sa mission mais, par rapport à des modèles dans lesquels les ministères pouvaient se compter sur les doigts d’une main, elle soulève quelques vraies questions.

Formaliser la diversification

On sent intuitivement que la diversité ne sera pas facile à structurer, et que cette ouverture à d’autres formes de ministères, pour le bien de l’Église et de son développement, au nom de l’Évangile, doit prendre la forme d’une flexibilité organisée. Mais comment ?

Les distinctions classiques trouvent rapidement leurs limites dans cette réflexion, même si l’on peut y trouver des éléments utiles, par exemple la particularité des ministères de la Parole, ou ministères de direction ou structurants/structurels. On pourrait distinguer aussi les lieux d’action : ministères locaux, extra-locaux ou trans-locaux, ou les contextes spécifiques d’exercice, comme les aumôneries. On pourrait se demander aussi dans quelle mesure tels ministères sont orientés vers « l’édification de l’Église », et dans quelle mesure tels autres sont orientés vers « le service du monde(11) », ce serait une distinction de type pasteur vs. missionnaire. Ou alors dans quelle mesure peut-on qualifier tels ministères de « ministère de l’ensemble du peuple de Dieu », et tels autres de ministères « ordonnés » ou spécifiquement reconnus.

Mais ces typologies classiques ne suffiront probablement pas. Certains auteurs récents proposent des approches plus larges, qui sont soit des reformulations des typologies précédentes, soit plus innovantes.

Timothy Keller, par exemple, propose de distinguer « quatre fronts de ministère » (pp.445-447) :

« Ces fronts sont basés sur une compréhension selon laquelle les divers modèles et les différentes métaphores [métaphores et modèles de l’Église] mettent en avant des types particuliers de ministère, et leur donnent la priorité au détriment des autres. Voilà donc quatre « fronts » de ministère :

  1. Mettre les gens en relation avec Dieu (par l’évangélisation et l’adoration) ;

  2. Mettre les gens en relation entre eux (par la relation communautaire et la formation à la vie de disciple) ;

  3. Mettre les gens en relation avec la cité (par la pratique de la compassion et de la justice) ;

  4. Mettre les gens en relation avec la culture (par l’intégration de la foi dans la vie professionnelle(12))  ».

Le missiologue Alan Hirsch(13)  propose de s’appuyer sur la liste de ministères d’Éphésiens 4, en quelque sorte, pour représenter la diversité. En collectivisant sa proposition et en parlant de dimensions, cela donnerait ceci :

  • La dimension apostolique : les ministères qui portent la vision et qui poussent vers l’avant, encourageant les initiatives positives et maintenant le mouvement ;
  • La dimension prophétique : les ministères qui appellent le peuple de Dieu à approfondir sa vie spirituelle, à revenir au Seigneur, qui se préoccupent de l’actualité du message, qui travaillent pour la justice, la sauvegarde de la création, ou s’engagent sur d’autres questions d’éthique ;
  • La dimension évangélisatrice : les ministères de développement, de mission, d’accueil de nouvelles personnes ;
  • Et finalement (et fondamentalement) la dimension pastorale et didactique : les ministères qui ont le souci d’une Église saine, enracinée dans l’Écriture, qui se consacrent à la formation des croyants, à l’unité, à la croissance en maturité.

Andrew Todd, déjà cité, propose une mise en tension dynamique des deux ensembles qu’il appelle, dans son contexte anglican, les ministères ordonnés et les ministères laïcs(14). Le triangle suivant résume sa proposition qui vise à renouveler le modèle classique :

  • Les ministères de gouvernement et de supervision : « facilitateurs » de l’engagement des croyants, chargés de faire du lien entre les communautés ;
  • Les ministères presbytéraux (équipes pastorales, anciens) : affermissent et renforcent la communauté dans l’accomplissement de sa mission ;
  • Les ministères d’évangélisation et de diaconie : qui se déploient vers l’extérieur des Églises et ouvrent des voies d’action (éventuellement nouvelles).

Le modèle est, à certains égards, plutôt habituel.

Et l’on pourrait certainement conjuguer ces éléments classiques et modernes, ou en trouver d’autres. Dans tous les cas, une certaine formalisation semble nécessaire (comme les communautés le sentent intuitivement quand elles rédigent leur « projet d’Église »), si l’on veut donner un équilibre à l’ensemble. Pour que les ministères de la Parole puissent jouer leur rôle essentiel, par exemple, il faut que la vie de l’Église soit spécifiquement organisée. Pour que la diversité ne soit pas chaotique, ou concurrentielle, mais constructive et complémentaire, il faut une certaine formalisation.

Cette organisation/formalisation pourrait donc être qualifiée par quelques mots-clés :

  • équilibre d’ensemble, selon les priorités bibliques, contre un aplatissement général de toutes les activités ;
  • organisation/coordination, contre une joyeuse anarchie ;
  • et travail en équipe, contre l’autonomie des ministères.

Mais ce sera certainement une quête permanente.

La nécessité et l’orientation du ministère pastoral

La montée en puissance des autres ministères devrait être bénéfique aux pasteurs en ce qu’elle élargit le cercle des porteurs de responsabilité ; mais elle pose en même temps la question du positionnement des pasteurs par rapport à ces autres ministères.
La recherche d’équilibre, d’organisation et de travail en équipe dont nous venons de parler ne doit pas conduire à la contestation du ministère pastoral. Bien au contraire, elle en montre la nécessité, tout en l’interrogeant sur son orientation. Quelle mission spécifique ? Et comment la formuler aujourd’hui ?

Il y a plusieurs façons légitimes de décrire le ministère pastoral, et la définition dépend aussi des Églises, de leur projet, de leur taille. Toutefois, je signale simplement un concept que certains auteurs évoquent, à propos du rôle des pasteurs, à savoir : nourrir « l’imaginaire ecclésial » que l’Église doit développer(15). Il s’agit en quelque sorte de l’imaginaire chrétien collectif, de la pensée commune de l’Église, qui doit être nourrie, de sorte que lorsque la communauté agit et parle, elle entreprenne des actions et prononce des paroles qui soient fidèles à l’Évangile. Individuellement, nos paroles et nos actes naissent de nos pensées ; de même, l’imaginaire chrétien. S’il est nourri par la prédication de la Parole de Dieu, il permet ensuite à l’Église d’agir de manière juste. Cet imaginaire collectif est nourri par la prédication des pasteurs et prédicateurs, mais aussi par les cultes, les baptêmes, les formations, les accompagnements et autres préparations individuels, donc par toutes ces paroles et tous ces actes qui disent à l’Église qui elle est, qui structurent sa foi, qui définissent son identité et qui orientent son action. J’applique cette idée à la diversité des ministères. Le rôle des pasteurs pourrait être de nourrir, d’enrichir et d’orienter cet « imaginaire ministériel » de l’Église de sorte que naisse et se développe dans l’Église cet engagement ministériel, ce service, cette participation de tous, conduisant au développement.

S’il n’y a pas cet enrichissement permanent de l’imaginaire collectif, alors, comme le montre très bien l’exemple de l’Église de Corinthe dans le Nouveau Testament, l’Église recommence à agir et à décider indépendamment de l’Évangile dès que l’occasion s’en présente, et il y a risque que la diversité devienne éclatement.

Une pratique collaborative

Une mise en garde cependant, à propos des nouvelles définitions du ministère pastoral. Le pasteur, comme le note un auteur, n’est plus nécessairement perçu aujourd’hui comme « l’acteur n°1 de la mission de l’Église », mais comme des « “facilitateurs”, des “formateurs”, des “personnes ressources”, des “managers” et des personnes chargées du “discernement des dons des autres”, tout en étant des pasteurs, des prédicateurs et des conducteurs du culte et de la vie de la communauté(16) ». L’expression « tout en étant » est ici une critique : ce sont deux types de ministères qui se superposent, ce qui est impossible à gérer. Il faut garder à l’esprit que les redéfinitions actuelles du ministère des responsables chrétiens pourraient ne pas être des réformes, mais des empilements. Or la réforme des ministères par empilement ne fonctionnera pas.

Ce qui pourra fonctionner, en revanche, et qui apparaît très nettement dans la littérature et dans les aspirations individuelles, c’est la nécessité d’une pratique collaborative coordonnée. Comme le défend en détail le théologien australien Stephen Pickard : « Les ministères sont liés les uns aux autres. » C’est banal de le dire, mais il est peut-être temps de lire les listes de dons et de ministères du Nouveau Testament de façon moins individuelle, plus collective(17).

En matière de fonctionnement collaboratif, Daniel Liechti propose la notion de « réseaux régionaux d’Églises », qui pourrait permettre la mise en commun de ressources et de ministères, donc un fonctionnement collaboratif associant non seulement plusieurs ministères, mais aussi plusieurs Églises(18). Concrètement, pour maintenir l’attachement local des ministres tout en favorisant la coopération, il propose que chacun ait une Église d’attache, par exemple pour la moitié de son temps, et qu’il se « consacre aux autres Églises du réseau » pour le reste de son temps.

Une conception étendue des « ministères » ?

Enfin, mentionnons la piste importante du déploiement des ministères en dehors de la vie de l’Église au sens strict.
Le regard pragmatique ne peut manquer de constater que les Églises modernes ont beau être des lieux d’actions, tous les chrétiens ne peuvent tout simplement pas y trouver l’occasion d’exercer un ministère. Mais surtout, la dynamique missionnelle de ces dernières années incite à ne pas cantonner l’exercice des ministères à l’intérieur des murs de l’église. Une partie, peut-être importante, de ce que j’appelle « ministère » dans cette réflexion pourrait bien correspondre à ce que font de nombreux chrétiens en dehors des murs de l’église, au service du bien commun, pour le témoignage de l’Évangile et peut-être même dans le cadre de leur activité professionnelle.

C’est une chose que de se demander ce que chaque chrétien peut faire dans l’Église, mais est-ce suffisant ? Chercher pour chacun, chacune, une place dans l’Église, une chose à faire, une petite chose à faire, même si c’est une bonne idée, sûrement, qui permet à chacun de s’approprier l’Église, de dire « c’est mon Église », ne peut être l’ultime visée de la réflexion sur les ministères. Ne faut-il pas aller plus loin en incluant dans la notion de ministère ce que fait chacun, dans la vie de tous les jours, pour le témoignage de l’Évangile et pour le bien commun ?

« Quelle énergie consacrons-nous à préparer le peuple de Dieu à cette partie-là du ministère(19) ? » Quelle énergie consacrons-nous à former et envoyer, pour le témoignage, pour le service du prochain, pour l’action dans le monde, au service de l’Évangile et du bien commun ? Dans le contexte actuel de repli et d’égoïsme, les chrétiens ont un message original à faire entendre dans ce domaine.

Auteurs
Christophe PAYA

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1.
John A. WILLIAMS, « Towards Diversity: Renewing the Church’s Ministry », Anvil 15/1, 1998, p.41.
2.
Voir Gerald HIESTAND et Todd WILSON, The Pastor Theologian. Resurrecting and Ancient Vision, Grand Rapids (MI) Zondervan, 2015 ; Kevin VANHOOZER et Owen STRACHAN, The Pastor as Public Theologian. Reclaiming a Lost Vision, Ada (MN), Baker Academic, 2015.
3.
S. PICKARD, in Martyn PERCY, sous dir., The Study of Ministry: A Comprehensive Survey of Theory and Best Practice, Londres, SPCK, 2019, p.181.
4.
Voir Henri NOUWEN, The Wounded Healer. Ministry in Contemporary Society, 2e éd., New York, Doubleday, 2010 (1972).
5.
https://saddleback.com/connect/ministries#servingOppsSection. Consulté le 20/01/2023.
6.
T. KELLER, Une Église centrée sur l’Évangile - La dynamique d’un ministère équilibré au cœur des villes d’aujourd’hui, Charols, Excelsis – Évangile 21, 2015, p.383.
7.
Jérôme COTTIN, « Comment parler du ministère pastoral. Les impensés théologiques et pratiques du ministère pastoral », in Evert VELDHUIZEN, sous dir., Les pasteurs : acteurs avec leur temps. Une profession en constante évolution, Cahiers de l’APF 45-46, 2016/2017, p.143.
8.
https://www.premierchristianity.com/features/burnout-has-the-pandemic-pushed-pastors-to-the-point-of-no-return/12717.article. Consulté le 13/01/2023.
9.
https://www.barna.com/research/pastors-well-being/. Consulté le 13/01/2023.
10.
Bernhard OTT, « La “formation ministérielle” : un des enjeux de la formation théologique pour le monde évangélique », Les Cahiers de l’École pastorale n°122, 2021, p.65.
11.
Andrew TODD, « Clerical and lay models of ministry », in Martyn PERCY, sous dir., op. cit., p.148.
12.
Timothy KELLER, Une Église centrée sur l’Évangile, op. cit., pp.445-446.
13.
Voir en particulier Alan HIRSCH, 5Q: Reactivating the Original Intelligence and Capacity of the Body of Christ, Cody (WY), 100 Movements Publishing, 2017.
14.
Andrew TODD, « Clerical and lay models of ministry », op cit, p.51, avec référence à S.J.L. CROFT, Ministry in Three Dimensions: Ordination and Leadership in the Local Church, Londres, Darton, Longman & Todd Ltd, 2008 (la proposition vient de Croft, et fait l’objet d’une critique partielle de Todd ; Croft est évêque anglican et missiologue).
15.
Voir p. ex. Craig DYKSTRA, « Pastoral and Ecclesial Imagination », in Dorothy C. BASS et Craig DYKSTRA, sous dir., For Life Abundant. Practical Theology, Theological Education and Christian Ministry, Grand Rapids, Eerdmans, 2008, chap.2.
16.
John A. WILLIAMS, « Towards Diversity », op. cit., p.45.
17.
Voir Stephen PICKARD, « A collaboratively shaped ministry for the coming Church », in Martyn PERCY, sous dir., op cit., p.178 et l’ensemble de l’article.
18.
Daniel LIECHTI, "Relier les Églises en réseaux régionaux pour mieux donner corps à la Mission de Dieu - Plaidoyer pour un renouvellement ecclésiologique", Les Cahiers de l'École pastorale n°124, 2022.
19.
Scott CORMODE, « Cultivating Missional Leaders », in Craig van ELDER, sous dir., The Missional Church & Leadership Formation - Helping Congregations Develop Leadership Capacity, Grand Rapids, Eerdmans, 2009, p.102.

Informations complémentaires

Article tiré d’une intervention au colloque théologique 2022 de la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

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