La toute-puissance humaine (TTPH) dans l’Église est un sujet difficile à conscientiser. Cette problématique est devenue fréquente, depuis quelques années, dans les différents lieux dans lesquels nous évoluons. Elle s’exprime sans retenue comme si cette manière d’être (assurée de tout savoir et d’avoir raison sur tout, de ne jamais se remettre en question, de se croire indispensable, d’imposer aux autres des relations autoritaires) s’était normalisée.
Mais la TTPH n’est pas visible pour autant, car les personnes qui adoptent ce mode de fonctionnement peuvent se conduire de manière fort civile dans un groupe et passer inaperçues pendant longtemps ; ou plus exactement durant le temps nécessaire pour « tisser leur toile », s’installer et exercer ensuite une emprise suffisamment forte sur un certain nombre de personnes pour y agir, à leur guise, en toute légitimité.
Dans l’Église, la TTPH peut s’installer durablement et produire :
- des effets destructeurs sur les personnes qui osent s’y opposer et qui en paient le prix fort parce qu’elles sont moquées, injuriées, disqualifiées par les admirateurs et les admiratrices de la personne en toute-puissance (TTP) ;
- des effets mortifères sur la communauté qui, effrayée par les faits de violence qu’elle voit ou dont elle entend parler, se sent mal à l’aise, et préfère fuir l’Église pour éviter de ressentir incompréhension, incertitude et sentiment d’insécurité ; Église qui préfère souvent passer sous silence les faits de violence qui se produisent en son sein, laissant la personne en TTP agir selon son bon vouloir et laissant les victimes sans soutien ;
- ou enfin des effets toxiques quand les membres de la communauté ou du conseil se divisent au sujet de cette personne dont la présence satisfait les uns et inquiète les autres ; ou quand le croyant de passage, constatant que quelque chose ne tourne pas rond dans cette paroisse, se fait rabrouer lorsqu’il en parle à haute voix.
Dans l’Église, plus que dans des lieux professionnels comme l’entreprise, la TTPH est plus difficile à repérer quand la communauté se veut accueillante et tolérante sans limites à l’égard de toutes et de tous, ou cultive une confiance totale quant aux capacités de changement de chacun de ses membres.
Elle est aussi difficile à traiter lorsque la personne en TTP a réussi à devenir « un humain providentiel » pour une grande partie de la communauté, sorte de pompier qui rend de grands services à l’Église. Cette personne met alors les responsables dans une situation si inconfortable qu’ils choisissent de ne rien lui dire et de ne rien faire au sujet de ses comportements violents.
Cette problématique est complexe car elle met en jeu des personnes, des relations entre des personnes et des modes de fonctionnement collectifs. Ainsi les causes sont à la fois individuelles, relationnelles et systémiques. Et les réponses doivent prendre en compte ces trois dimensions.
La dernière étant la plus difficile à percevoir, car il faut une réelle volonté collective pour prendre conscience et accepter que l’Église favorise, sans le savoir, l’installation en son sein de personnes fonctionnant de manière toute-puissante. Sans s’en rendre compte, l’Église imite des manières d’être propres à la personne en TTP, comme : ne porter aucune parole éthique sur les faits qui se produisent ou refuser d’en parler au sein de la communauté, etc. Quand des personnes adoptent, à bas bruit, des comportements caractéristiques de la personne en TTP dans le but de protéger la communauté, elles se piègent elles-mêmes, car elles ne peuvent plus, au risque de se mésestimer, reprocher à d’autres des actes qu’elles produisent elles-mêmes ; actes dont ces responsables d’Église n’ont, la plupart du temps, absolument pas conscience.
1. Pour quelles raisons les Églises ne se penchent-elles pas sur les dysfonctionnements relationnels les plus difficiles à traiter ?
C’est peut-être dans le champ théologique qu’il nous faut chercher et trouver des réponses lorsque l’Église (ses responsables ou membres de conseil) adopte une attitude de « non-traitance », ne répondant pas localement à la violence produite à bas ou grand bruit par des personnes fonctionnant de manière toute-puissante.
Il ne s’agit pas d’interroger la première rencontre avec la TTPH, car toute Église est stupéfaite à ce moment-là. Mais au fur et à mesure du temps et de l’installation dans la communauté de ce type de comportements, certaines Églises pratiquent le déni, refus de voir et d’entendre, refus d’en parler, et continuent de se comporter comme s’il n’y avait aucun fait de violence. Souvent cette Église-là se sent démunie, déstabilisée, ne sait que faire, ou croit faire alors qu’elle ne fait pas grand-chose. Si elle se trouve dans cette situation de désarroi, c’est peut-être parce qu’elle n’a pas le bon outillage mental ou conceptuel pour cheminer avec cette problématique.
Il est des Églises qui ne s’expriment qu’avec des mots du vocabulaire théologique et biblique ou qui accordent une valeur centrale, privilégiée et rigoureuse à la formation biblique et théologique de leurs pasteurs : les prédications y sont brillantes répondant ainsi à l’attente d’un certain nombre de paroissiens. Mais, à être toujours plus « sachant », ou à être centré sur les concepts propres au religieux, on court le risque d’être moins à l’écoute de l’humain, de ce qu’il vit et ressent, d’être moins sensible sur les plans émotionnels et éthiques à l’égard des violences produites par les uns et des souffrances vécues par les autres. D’être aussi moins intéressé, voire d’être hostile, à l’égard des sciences humaines perçues comme concurrentes ou dangereuses. Aucune structure, fût-elle religieuse, n’est à l’abri d’un sentiment très banal d’autosuffisance qui s’exprime souvent en ces termes : « Nous devons pouvoir arriver à gérer cette situation par nous-mêmes ; nous n’avons pas besoin de psy ! » Lorsque l’Église s’exprime dans ce registre, elle n’est plus très loin de la toute-puissance humaine.
Il est des Églises et des croyants qui se représentent toujours le concept de Mal (fait de maladies, de violences diverses produisant douleurs et souffrances, etc.) comme étant extérieur à l’humain et extérieur à l’Église. Il s’agirait alors de se préserver de ce mal externe en le maintenant à distance, par exemple par le déni(1).
Or le concept de Mal est interne à l’humain. Il est constitutif d’une humanité saine, c’est-à-dire normalement névrosée. Il n’est pas « éradicable », mais éducable. Il nécessite d’être perçu – contenu – transformé. C’est au prix d’un travail psychique de conscientisation et d’élaboration du Mal que l’on porte en soi, que chaque être humain peut faire face à la maladie, au harcèlement, à l’emprise… et à la personne fonctionnant de manière toute-puissante.
L’humain qui, consciemment, se sait porteur et potentiellement auteur d’attitudes et d’actes de malveillance, ou de maltraitance, qui entend en lui (sous la forme de la tentation) ses désirs de domination et de puissance, connaît les risques à laisser autrui agir de manière toute-puissante, car il sait confusément ce qu’il pourrait être, lui-même, capable de faire. La vigilance et l’humilité sont les deux compétences nécessaires pour agir face à la TTPH.
Or, celui ou celle qui croit que le Mal est extérieur à lui ou à elle et qui se sent indemne ou protégé de tout mal à l’égard d’autrui est particulièrement vulnérable. Il est dans l’incapacité de repérer sa violence. Pour ne pas la percevoir, il peut alors la nier ou la projeter sur autrui. La projection est un mécanisme de protection assez banal, que la TTPH utilise sans modération : tel ce conseiller qui dirige, commande et juge en permanence les autres, mais les accuse de se comporter de manière toute-puissante à son égard ! La projection consiste à rendre autrui responsable et coupable d’une manière d’être ou d’un sentiment que l’on pratique soi-même, mais que l’on refuse d’assumer avec toute l’énergie possible.
En situation, c’est-à-dire lorsqu’une personne accuse une autre personne d’un comportement qui lui est propre en le faisant de manière récurrente, il est souhaitable de ne pas rester abasourdi, sans voix, sidéré, mais d’apprendre à lui répondre d’une voix paisible et interrogative « c’est peut-être de toi / de vous dont vous êtes en train de parler ? » Si l’interlocuteur crie, se met en colère, cela signifie que la réponse à la question est positive. Mais il ne faut jamais attendre qu’il le reconnaisse objectivement : il en est psychiquement incapable. L’interaction langagière qui se déroule ainsi donne un indice précieux à ceux et celles qui enquêtent sur la question de la TTPH. Cette manière de faire est « contenante » même si elle ne produit pas les effets attendus, c’est-à-dire l’arrêt des comportements toxiques.
Face à la TTPH il ne faut jamais attendre les résultats habituellement attendus. Il faut continuer sans cesse à contenir, à limiter par la parole les comportements blessants (violents) et quand cela s’avère insuffisant, à recourir à la justice.
Percevoir et nommer la toute-puissance humaine n’est donc pas donné à tout le monde.
La rencontre réelle, vécue avec une personne fonctionnant de manière TTP vient interpeller en chacun sa partie sombre, sa propre part de violence, sa part de toute-puissance en suscitant parfois de puissantes réactions corporelles et émotionnelles de peur, de colère, de tristesse, d’indifférence... Aussi il est nécessaire de recourir à la formation pour apprendre à reconnaître et à traiter ces situations.
2. Une démarche incontournable pour les pasteurs et pour les membres élus : la formation initiale et continue
Dans le cadre de son master « Église et société », l’Institut protestant de théologie propose aux stagiaires et futurs pasteurs une journée de sensibilisation à cette problématique à partir d’échanges d’expériences, d’analyse des situations et de présentation d’outils permettant d’objectiver des situations subjectives, afin de ne pas se sentir démuni et sans ressources en situation. Il leur est proposé aussi de vivre une expérience d’élaboration de charte relationnelle ou d’animation de conseil. Parallèlement, ces stagiaires sont aussi formés à la gestion des conflits.
Concernant la formation continue, le Réseau d’Écoute et de Soutien aux Ministères (RESAM) a expérimenté un modèle formatif intéressant. Pour rappel, ce réseau est composé de personnes-ressources qui mettent leurs compétences à la disposition des Églises. Il a pour vocation le conseil, l’accompagnement, etc. Les membres du RESAM partagent chaque année des temps de formation commune. Dans le cadre d’une formation interactive, une centaine de personnes s’est penchée, en octobre 2022, durant deux journées et demie sur la problématique de la TTPH(2). La formation s’est déroulée en trois temps : repérer, analyser, agir. Et c’est à partir de la présentation d’outils permettant de mettre des mots sur des faits et leurs effets sur autrui et sur la communauté que les participants se sont exprimés du lieu de leur expérience professionnelle ou ecclésiale.
Car la formation est obligatoirement participative, donnant la même valeur au témoignage et au savoir. Il n’y a pas, d’un côté des personnes du terrain qui témoignent de leur vécu et de l’autre des professionnels ayant une connaissance approfondie de la problématique. Les uns et les autres mettent en commun leurs approches, leurs expériences, leurs questionnements et leurs propositions. Les uns et les autres cherchent ensemble des réponses par consentement partagé.
Face à une problématique aussi complexe que la TTPH, certaines attitudes, certaines représentations mentales sont à promouvoir. Il y a donc des connaissances à acquérir sur le plan intellectuel d’abord, puis il est nécessaire de leur donner vie et place à l’intérieur de soi. La formation n’ayant aucun intérêt si elle reste seulement un savoir didactique.
Que faut-il apprendre ? Que faut-il savoir faire ?
Pour repérer les manifestations de la TTPH, dans sa forme pathologique, il est nécessaire de :
- lire des ouvrages, d’écouter des émissions de radio ou de regarder des vidéos sur le sujet pour se familiariser avec cette manière d’être et de faire si particulière ;
- puis d’apprendre à catégoriser ces comportements en fonction des critères présentés dans le tableau ci-après qui a été élaboré à partir de nombreuses expériences de terrain.
Repérer la présence de la toute-puissance humaine (abus de pouvoir, confiance, spirituel, etc.) dans l’Église à partir de six critères
Critères : chacun des critères doit être représenté au moins une fois |
Caractéristiques de la personne abuseuse |
Attitudes des témoins et / ou des responsables |
Commentaires |
Fonctionnement mental |
- Certitude et assurance à toute épreuve
- Manque de lucidité sur soi
- Incapable de questionner ses actes et de se sentir responsable de ceux qui lui sont reprochés
- Fonctionne dans le paradoxe.
|
- Produit trouble, déstabilisation, incompréhension
- Les témoins et responsables doutent de ce qu’ils entendent et voient.
- Se sentant démunis, ils n’agissent pas.
|
- Son hostilité à l’égard de la diversité religieuse et de la contestation se manifeste toujours de manière excessive : colère et jugements péremptoires.
- Son manque de cohérence la rend insaisissable.
|
Fonctionnement relationnel et ecclésial |
- Se sert des autres et de l’Église pour se réaliser, y compris jusqu’à les asservir.
|
- Manque de lucidité des témoins et responsables. Eux aussi réagissent de manière plus émotionnelle et excessive que rationnelle.
|
- Les attitudes ou conduites en miroir ou mimétiques des témoins / responsables renforcent les abus.
|
Omniscience |
- Sait tout et a raison sur tout, monopolise les informations
- Ses interprétations sont toujours véridiques et les seules valables.
|
- Lassés par l’impossibilité de se faire entendre, les témoins et responsables se taisent et laissent la personne dominer la communauté.
|
|
Omnipotence |
- Dirige la communauté, impose son point de vue, y compris par la force et la ruse. Fait les règles et les lois à sa mesure.
|
- Son autoritarisme effraie les autres. Ses positions extra punitives (accuse les autres) troublent ses interlocuteurs qui se sentent coupables à sa place.
|
|
Omniprésence |
- Se rend indispensable et s’approprie les responsabilités.
|
- Son investissement massif est apprécié par la communauté.
|
- Cette personne peut faire figure de « sauveur / d’humain providentiel / de pompier de service » de la communauté.
|
Attitudes par rapport aux faits qui lui sont reprochés |
- Déni ou négation : cette personne ne commet jamais ni fautes ni erreurs.
|
- Sont troublés par son incapacité à reconnaître ses actes.
|
- Tout coule sur elle comme l’eau sur un parapluie.
|
Il est important d’apprendre à discerner, à distinguer ce qui relève de la TTPH qui, par sa radicalité, prend souvent une dimension violente (à bas ou grand bruit) du conflit qui s’exprime le plus souvent sous la forme de désaccord ou de d’opposition entre des personnes.
Pour se positionner avec justesse, il est nécessaire de travailler ou de mettre à l’épreuve nos habitudes intellectuelles et relationnelles en accordant notamment :
- de la valeur à l’expérimentation, aux essais successifs faits de réussites et d’erreurs ; car il faudra inventer et tester de multiples réponses avant de trouver les plus satisfaisantes et adaptées à la situation locale et donc accorder de la valeur à l’erreur : celle-ci n’est pas une faute dont il faudrait se sentir coupable ; elle engage seulement notre responsabilité ;
- de la valeur à la temporalité, car les situations de TTPH engagent les communautés sur un temps long, fait d’hésitations, de tentatives infructueuses et de moments d’abattements face aux difficultés rencontrées pour faire cesser les violences ;
- de la valeur au travail en groupe, car il ne faut jamais intervenir en solitaire, quand la TTPH s’invite dans l’Église, mais de manière solidaire et concertée ;
- de la valeur au discours de la science qui constate l’impossibilité d’évolution des personnes en TTP, incapables de lucidité et de questionnement sur elles-mêmes et donc inaccessibles au changement ;
- de l’attention aux paradoxes dans lesquels la personne en TTP évolue comme un poisson dans l’eau, mais dans lesquels ses interlocuteurs se troublent et se noient : si cette personne était un animal, ce serait une anguille, car elle est insaisissable et glisse entre les doigts de ceux et celles qui veulent la démasquer ; mais dans le même temps, elle passe son temps à les piéger et souvent avec succès ;
-
enfin, il importe d’accorder une attention particulière aux différentes personnes et groupes de personnes impliquées, directement et indirectement, dans la situation étudiée : la TTPH met en jeu non seulement des personnes (auteurs, victimes, témoins), mais aussi des relations entre des personnes et des membres de la communauté (responsables notamment) qui par leurs attitudes favorisent l’installation de la personne dans sa TTP.
Interroger ces habitudes mentales, c’est faire le deuil de relations ordinaires avec les personnes en TTP et aussi accepter que l’Église, la communauté, les responsables ne s’en sortiront pas seuls, mais accompagnés par un intervenant extérieur à la communauté et ayant une certaine expérience de ce type de situation humaine.
Le temps de formation est nécessairement douloureux parce qu’il déstabilise en profondeur : comment le croyant peut-il accepter, sans un gros effort mental et psychique, qu’un frère ou une sœur puisse, dans la communauté, être enfermé dans sa TTP et ne pas pouvoir changer ? Comment accepter, lorsque l’on n’est pas spécialiste des sciences humaines, que ce frère ou cette sœur utilise la TTP pour éviter de sombrer dans la maladie mentale, car la TTPH représente le dernier rempart avant la psychose ? Comment accepter de prendre en compte le point de vue d’autrui quand il est différent du sien, dans une société où l’individu croit de plus en plus souvent posséder la vérité ?
Repérer les obstacles qui ne manquent pas de surgir
Dans une Église, de vrais temps de parole doivent se mettre en place avant toute proposition de réponses à la TTPH pour mieux comprendre ce qu’elle est, sa complexité et ses effets sur les membres, la communauté, les responsables, l’Église elle-même.
Quand la personne en TTP a saisi qu’elle ne passe plus inaperçue dans son Église, elle va mettre en œuvre toutes ses ressources pour empêcher d’être mise à jour, questionnée sur les faits qu’elle produit et conviée à changer de comportements. Lors de ou des entretiens, (assez usuels quand un membre d’une communauté dérape) la personne en TTP ne réagit jamais comme une personne ordinaire : elle nie, ne comprend pas de quoi il s’agit, se tait et renverse la situation en accusant ses interlocuteurs de violence à son égard.
Il faut donc pratiquer la prudence lors du premier entretien qui ne doit pas être conduit comme un interrogatoire ni comme un jugement. Il faut prendre soin de distinguer la personne de ce qu’elle a fait. L’objectif ne doit pas être de lui faire reconnaître ses torts (qu’elle ne reconnaîtra jamais), mais de lui présenter, de la manière la plus factuelle possible, les faits de violence qui lui sont imputés en ajoutant qu’ils sont inacceptables dans l’Église. Deux possibilités s’offrent alors à ceux ou celles qui mènent l’entretien (il ne faut jamais agir seul) : soit ils lui demandent de les aider à réfléchir aux actions qu’il faudrait mettre en place par rapport à ces faits pour éviter qu’ils ne se reproduisent, soit ils mettent l’accent sur leur inquiétude à son égard « nous nous faisons du souci pour vous et nous sommes inquiets pour votre devenir, car vous vous engagez sur le chemin dans lequel le tentateur a essayé d’entraîner Jésus… »
Le deuxième obstacle concerne les admirateurs et admiratrices de la personne en TTP qui vont être mobilisés pour détourner l’attention de sa personne, faire circuler de fausses informations ou des rumeurs dans la cité, culpabiliser les membres de l’Église qui sont engagés dans la recherche de solutions : « Vous êtes inconscients, peuvent-ils dire, vous ne vous rendez pas compte que M. est malade et qu’il va finir par aller se jeter dans la rivière à cause de vous ! etc. » Contourner cet obstacle, c’est entendre l’inquiétude de ces proches, sans se justifier, ni expliquer les actions entreprises, ni chercher à les convaincre du bien-fondé de celles-ci. Il faut à tout prix éviter le piège de la manipulation qui décrédibilise les responsables rendant ainsi caduques leurs interventions.
Le troisième obstacle concerne la communauté que la personne en TTP et ses courtisans vont chercher à diviser. Chacun va prendre le temps de construire des alliances auprès de certains membres en falsifiant le récit, disqualifiant les uns auprès des autres et pouvant ainsi conduire la communauté sur la voie de la déchirure et de l’insécurité.
Le quatrième obstacle vient interroger notre propre toute-puissance quand nous résistons à nous faire aider par un tiers, extérieur à la communauté, et lorsque nous sommes convaincus que nous avons, en interne, les moyens de nous sortir par nous-mêmes de la situation dans laquelle notre Église est embarquée.
3. Quelles réponses est-il possible de mettre en place dans une Église confrontée à la toute-puissance de certains de ses membres ?
Des Églises ou des Fédérations d’Églises se sont penchées sur la question de la TTPH. Elles y ont réfléchi et ont mis en place des chartes, des recommandations, des structures(3) qui sont une aide précieuse pour les Églises locales et les personnes, car elles fixent un cadre commun, visible, lisible et structurant. Chaque membre d’Église et chaque Église peut s’y référer lorsqu’il ou elle en a besoin. Ils peuvent lire ensemble ces textes afin de « parler à juste distance » de ce qui se passe localement et faire parole commune sur la situation. Bien plus, ces textes permettent aux responsables de l’Église engagés dans la recherche de solutions de ne pas parler en leur nom, mais au nom de ce texte qui peut jouer le rôle de tiers entre eux et les auteurs de faits de TTP.
Le champ des réponses possibles est immense. Il n’y a pas une réponse, mais des réponses multiformes à mettre en place et en même temps.
Le tableau ci-après, « Que faire ? À l’égard de qui ? De quelle manière ? » rend visible la multitude d’actions envisageables, mais aussi rassure les responsables qui se sentent souvent déstabilisés, sans ressources, sans idées, sans savoir que faire. Or il ne faut pas être trop démuni face à ces situations et aux personnes en TTP, car lorsque l’on est trop hésitant, on risque d’être vulnérable et manipulable.
Toute-puissance humaine dans l’Église :
Que faire ? À l’égard de qui ? De quelle manière ?
Avec d’autres, chercher, trouver des réponses diversifiées
Forme des actions |
Agir auprès de chaque personne : victime, auteur, témoin, pasteur, membre du conseil… |
Agir auprès de la communauté ou de groupes |
Agir auprès de l’Église, locale, régionale, nationale |
Individuelles : soutien spirituel, aide psychologique, juridique, ecclésiale … |
|
|
|
Relationnelles : groupe de parole, médiation / arbitrage… |
|
|
|
Réponses liturgiques |
|
|
|
Réponses bibliques |
|
|
|
Réponses théologiques |
|
|
|
Réponses préventives :
- Sensibilisation à la TTPH,
- Faire contrepoids aux causes systémiques,
- Élaboration de charte, cadre
- ...
|
|
|
|
Autres actions |
|
|
|
La première question qu’une Église doit se poser concerne les personnes en souffrance : qui a le plus besoin d’aide dans la situation actuelle ? Il faut donc penser à protéger et soutenir les victimes, écouter les témoins solidaires, contenir les auteurs et leurs courtisans. Il faut donc penser à constituer, en amont et dès que possible, un annuaire local ou départemental de personnes ou de structures ressources susceptibles d’apporter leur aide.
La deuxième question porte sur la constitution d’un groupe interne à l’Église, et si possible accompagné par un tiers extérieur : quelles sont, dans la communauté, les personnes de bon sens(4) qui pourraient paisiblement réfléchir aux faits qui se produisent, à leurs effets sur les personnes, sur la communauté et sur l’Église et qui seraient prêtes à s’engager sur la durée pour chercher des réponses ajustées ?
La troisième question concerne les auteurs de TTP qu’il faut contenir pour éviter la répétition de leurs faits transgressifs et l’amplification des souffrances dans la communauté. Contenir, c’est tenir une parole juste sur les faits qui se sont produits, parole adressée à des personnes en particulier, ou de manière plus collective ; parole énoncée aussi dans le cadre liturgique au moment des prières de demande de pardon ou d’intercession.
Lors du culte, lorsque l’officiant demande à Dieu de pardonner les violences commises par certains membres de la communauté à l’égard des autres, il contient de manière symbolique la personne en TTP, y compris quand elle n’est pas présente. Les effets bien traitants de cette demande sont nombreux : d’abord cette demande de pardon déplace le débat en plaçant Dieu en interlocuteur direct, protégeant ainsi les responsables. Et c’est Dieu qui accordera ou non son pardon. Ensuite, les victimes, les témoins solidaires et les membres de la communauté inquiets se sentent soutenus, pris en compte, réconfortés. Enfin, les personnes en TTP entendent que des faits précis sont qualifiés d’injustes ou d’inacceptables dans l’Église et que ces faits sont jugés suffisamment graves pour être nommés lors du culte ; bien sûr ces personnes refusent de se reconnaître auteurs de ces faits, mais elles savent maintenant qu’elles ne passeront pas ou plus inaperçues.
Contenir est une démarche au long cours qui ne porte ses fruits que si la communauté et ses responsables ne jugent ni ne nomment les auteurs de ces faits : ce sont les faits que l’on qualifie, que l’on juge, et pas la personne qui les a accomplis.
La quatrième question engage la communauté dans une démarche préventive : puisque la TTPH est de plus en plus présente dans notre société, essayons de « prévenir » son apparition et son installation dans l’Église, sans se priver des ressources bibliques, théologiques, psychologiques, sociologiques et juridiques existantes : comment ?
En s’’informant collectivement sur la TTP, celle de Dieu et celle des humains ; en réfléchissant aux moyens de gérer les conflits et de traiter la violence ; en mettant en place des « garde-fous » comme, par exemple, une charte relationnelle ; en apprenant à animer les réunions avec une annonce préalable des règles du jeu ; en formant les membres du conseil à la gouvernance partagée plutôt qu’à les laisser s’installer dans des rapports de pouvoirs ; en se posant les questions essentielles(5) et en cherchant ensemble des réponses, etc. : l’arsenal de pistes ou de chemins à emprunter pour prévenir les faits de violence répétitifs est assez vaste, mais il faut, dans une Église, un vrai désir de se pencher sur ces questions pour les mettre en débat les uns avec les autres.
La cinquième question accorde une place à la liturgie et particulièrement à la prière « habitée » : comment les prières créatrices, spécialement écrites pour telle ou telle communauté, telle ou telle personne peuvent-elles participer à la réparation individuelle, à la restauration des relations au sein de la communauté, à la remise en route d’une spiritualité abîmée ou bloquée par la violence ? Lorsque ces prières sont lues, par des personnes en souffrance ecclésiale (non avec leur mental, mais avec leurs sens et leurs ressentis) elles parlent au plus profond et libèrent des paroles enfouies, inattendues. Elles participent ou accompagnent un processus de reconstruction spirituel, personnel, relationnel voire ecclésial. Voici ci-dessous des extraits de l’une de ces prières(6) :
« Seigneur, ton Église est comme
Un bateau fragile voguant sur l’océan des jours,
Et cherchant des réponses
Au temps de la traversée des turbulences.
Elle regarde vers Toi, à la proue du navire
Elle te voit paisible au milieu des tempêtes,
Elle entend ta parole qui musèle les orages,
Elle sent que la violence ne te trouble point,
Et elle aimerait goûter au bonheur de te ressembler.
Mais aux jours sombres, ton Église est déstabilisée et démunie.
Elle ne sait que dire et, ne sachant que faire,
Elle ne fait rien, elle ne dit rien.
Ou alors elle tranche, coupe, licencie, fait disparaître,
Musèle ceux et celles qui osent contester ses actes.
Aux jours sombres, ton Église sombre dans le silence obligé,
L’oubli, l’injustice parfois,
Le désir de tourner la page ou de se renouveler,
De clore ce chapitre douloureux, de passer à autre chose…
Alors elle passe outre et laisse sans voix sur le côté du chemin
Victimes et auteurs ainsi que leurs témoins…
Mais jusques à quand sera-t-elle sourde à leurs souffrances et à leurs paroles
Qui crient vers toi ?
Jusques à quand laissera-t-elle les maux prendre le pas sur les mots ?
Jusques à quand ?
Seigneur, aide les membres de ton Église à saisir
Que l’absence de parole dite et donnée
Fait violence à la Parole et pollue la vie spirituelle de ton Église.
Qu’il est moins coûteux pour la communauté
De se conduire en samaritain plutôt qu’en prêtre ou en lévite.
…
Seigneur accompagne et aide ton Église…
À faire collectivement mémoire, dans les prières d’intercession, des épreuves qu’elle a traversées, qu’elle a fait traverser à certains,
À porter un regard d’espérance sur ceux et celles qui souffrent encore des violences faites et échangées
Afin qu’ils et qu’elles puissent, sous ton regard aimant, chercher et trouver des voies d’apaisement
Et se permettre de passer enfin à autre chose.
Convaincs-nous que c’est à ce prix seulement que ton Église pourra voguer paisiblement sur l’océan des jours. »
Au terme de cet article, le lecteur aura saisi qu’il ne faut pas avoir peur de la TTPH, même si l’idée de devoir la repérer et la traiter fait craindre l’échec, tant cette problématique est complexe et assez incompréhensible. Et c’est en la mettant dans la lumière, et non dans les ténèbres, c’est en en parlant paisiblement et non en se taisant que le croyant pourra le mieux la contenir. C’est en se posant les bonnes questions et non en inhibant sa pensée qu’il pourra chercher les meilleures réponses. Il découvrira alors peut-être que la présence de toute-puissance humaine peut devenir une chance pour l’Église si elle prend le risque de vouloir concrètement et en vérité vivre des relations de qualité, de manière fraternelle…
4. Ressources
RESAM : https://www.resam.fr.
Marie-Christine CARAYOL, Coopérer sur la durée dans l’Église locale, Strasbourg, AltHérité, 2022.
Édith TARTAR GODDET, Quand la toute-puissance humaine s’invite dans l’Église, Lyon, Olivétan, 2020.
Un projet de bibliothèque virtuelle est en cours de réalisation pour proposer aux membres d’Église des ressources, des outils utiles, nécessaires et accessibles par un lien qui sera, en temps voulu, largement diffusé.