Chroniques de livres (Hokhma 117)

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Chroniques de livres

Amélie Nothomb , Soif , Roman, Paris 2019, Éditions Albin Michel — ISNB 9782226443885 — 162 pages — € 17,90.

Soif : un Jésus sans passion

A l’approche d’un roman, ma première question n’est évidemment pas celle de son orthodoxie. On ne demande pas à la littérature d’être docile. Au contraire, mon expérience de lecteur ne cesse de me conduire à une forme d’indocilité, et parmi les livres dans lesquels je me suis immergé, beaucoup m’ont invité dans leur présence amicale à faire un pas de côté, voire de travers, vers des rencontres, des approches et des paysages singuliers. Mais quand le sujet annoncé est Jésus, on ne peut faire semblant de partir de rien. Ni en tant que romancière, ni en tant que lecteur. Ainsi, à l’annonce de la parution de Soif, mon cœur a bondi, mes oreilles se sont dressées, et la réservation vite enregistrée auprès de la médiathèque favorite. Mais la déception est arrivée tout aussi vite à la lecture de ce dernier opus signé Amélie Nothomb. Dans un récit manquant cruellement d’intensité, au rythme souvent brisé, le lecteur trouve difficilement ses marques. Quant au sujet « Jésus », il est traité avec tant d’insouciance qu’il en devient par moment transparent. Autant dire qu’on trouvera sans doute dans Soif « à boire et à manger ».

« Mon Jésus »

Parce qu’elle en a porté le projet secrètement pendant des années, Amélie Nothomb a voulu raconter «son» Jésus, comme elle l’a confié au journal Réforme et à d’autres (1) . On ne s’attendait de toute façon pas à un ouvrage au ton exégétique prononcé : c’est la liberté de la littérature de ne pas céder a priori aux exigences de la recherche et de la précision historique. Dans Etre Chrétien, Hans Küng interroge la figure de Jésus dans la littérature. Il souligne ainsi l’utilité de celle-ci pour aider à comprendre l’évènement-Jésus. La littérature, écrit-il, « couvre les domaines de la langue et des images, qui traduisent, transposent et font comprendre l’évènement Jésus de manière neuve. Elle ouvre de nouvelles possibilités pour confronter et harmoniser nos expériences humaines avec le message de Jésus-Christ. Elle permet ce « regard neuf » qui découvre l’étrange dans le connu, et l’inexplicable dans l’habituel » (2) .

Recourant à la langue, qu’elle manie excellemment, et aux images, Amélie Nothomb assume pleinement la part de subjectivité de l’évènement-Jésus, qu’elle a voulu concentrer dans les jours de la Passion. L’auteure ne s’embarrasse pas de questions textuelles, c’est le moins qu’on puisse dire. Son « Jésus » prend les traits de l’amoureux ébloui de Marie-Madeleine, comme l’avaient écrit d’autres avant elle,. Pour autant nous ne sommes pas dans les arcanes complotistes du Da Vinci code, mais bien plutôt dans une célébration sensuelle de l’incarnation. Parti pris assumé, le rapport aux textes y est présent, mais traité ouvertement avec une distance toute subjective, bien plus que critique.

Pourquoi d’ailleurs se fier aux évangiles, puisque les évangélistes ne connaissaient pas Jésus ? « Je ne leur en veux pas, dit Jésus dans le roman, mais rien n’est plus irritant que ces gens qui, sous prétexte qu’ils nous aiment, prétendent nous connaître par cœur » (3) . Le seul, aux yeux de ce Jésus, ou mieux vaudrait dire à ceux d’Amélie Nothomb, ayant manifesté un talent d’écrivain est Jean, par conséquent « sa parole est la moins fiable » (4) . On appréciera le constat de dérision sur le 4ème évangile, et sur la littérature en un seul et même coup !

Soif n’est pas un roman sur Jésus, c’est un roman dans Jésus. Si l’on y suit les étapes de la Passion, nous ne la vivons que de l’intérieur. A aucun moment on ne perçoit l’intention de rendre compte autrement que par la voix de Jésus de ce qui se déroule. Un Jésus incrédule, moins dans le doute que dans le malentendu.

Le ton général est donné dès les premières pages qui font débarquer au procès du Christ les mariés de Cana et autres miraculés, convoqués par Pilate pour déverser leur amertume quant aux inconséquences des actes de l’accusé : des mariés critiqués pour leur manque de considération dans leur service du vin, des miraculés abandonnés à leur vie nouvelle. L’épisode fait sourire, et ne manque pas de justesse : il y en a eu, c’est certain, des déçus dans la foule qui suivait Jésus : ceux qui n’ont pas été au bénéfice d’une parole guérissante, ou des disciples qui n’ont pas tout compris tout de suite. Les évangiles comptent – et content - des miracles : on y lit aussi des appels à la prudence quant à leur sens et à leur portée.

Faire parler Jésus ?

Ce long monologue intérieur que constitue le roman pose une question importante, dûe au sujet qu’est le « cas Jésus » : dans quelle mesure, et selon quels critères peut-on faire parler Jésus ? Quelle place faire à l’imagination et à l’invention, et quelle place à l’interprétation et à la compréhension ? Le plus souvent, les écrivains l’ont approché avec une certaine distance, se sont attachés au cadre, aux témoignages de tiers (5) . Sous couvert d’une grande liberté, le choix d’Amélie Nothomb, à la suite de José Saramago (6) , s’avère être un redoutable étau enserrant le lecteur entre l’inévitable matière biblique dont on ne peut détacher la figure de Jésus, et la tension narrative sous-tendant le monologue. Monos-logos: Jésus est un homme seul devant un drame qui le dépasse, seul avec son corps souffrant, seul avec une destinée à laquelle il ne croit pas. Une solitude semblable à celle du serviteur souffrant dans les poèmes d’Esaïe, mais l’esprit de sacrifice en moins.

Il y a quand même du divin chez cet homme qui se prend à parler de ce qui viendra après lui, non sans un ton bon enfant. Jésus, plus ou moins amusé, tient des chroniques de sa postérité. Etant omniscient, il ne peut être préservé du devenir de sa personne dans l’esprit des humains ! Sur le plan littéraire, la ficelle n’est pas du meilleur effet, puisqu’elle entrave le lecteur dans un chevauchement des temps à travers des citations plus ou moins modernes. Cela n’apporte rien d’important à mon sens, et le fil du récit en est épisodiquement et inutilement brisé. Elles ne servent pas l’intention première du monologue. Celui-ci, il est vrai, finit par nous convaincre que dans Soif, c’est moins Jésus qui parle à travers Nothomb, que Nothomb qui parle à travers Jésus. Après tout, ce risque guette aussi tout croyant sincère. Mieux vaut en être averti.

Passion en contresens

Toujours est-il que Jésus n’a rien compris à son histoire, et s’est laissé totalement dépasser par la situation. Le problème n’est pas un malentendu débouchant sur quelque nœud tragique.

C’est plus grave : il s’agit d’un contre-sens, et Jésus a raison de s’en vouloir terriblement, au point de déclarer : « Je ne repense jamais à la crucifixion, ce n’était pas moi » (7) ou encore : « Je suis responsable du plus grand contresens de l’histoire, et du plus délétère » (8) .

Vu de ce monologue, la croix ne peut pas être un sujet théologique. Il n’y était pas, il ne l’a pas voulue, il ne comprend pas ce qu’on en a fait ensuite. On aurait tout de suite envie de rapprocher ce vécu des termes utilisés par Paul pour convaincre les Corinthiens du fondement de sa prédication (9) . La croix ? Un scandale, et une folie ! Mais il y a un fossé entre le langage théologique de l’apôtre Paul essayant d’expliquer le sens de la croix, et ce Jésus romancé annonçant « le plus grand contresens de l’histoire ». Les adeptes de thèmes et de versions connaissent bien la différence entre le faux-sens et le contre-sens ! Ni scandale, ni folie, tout simplement erreur. Toute théologie prétendant s’appuyer, d’une manière ou d’une autre sur la croix est délégitimée par A. Nothomb.

Ce choix assumé nous apparaît au fil des pages du roman comme un divorce entre Jésus et son père. Car dans Soif, Jésus parle de son père. Leur relation est teintée de la plus grande incompréhension, et l’incarnation est la ligne de fracture qui fait exploser la relation. Certes le père est l’amour, mais puisqu’il n’a pas de corps, il ne peut pas aimer. Jésus, lui, est incarné, mais ce n’est pas Dieu incarné, « cela sonne bancal » (10) . Aussi il ne peut y avoir de pardon de Dieu à la croix envers les hommes. Le seul pardon possible est celui que Jésus s’adresse à lui- même pour s’être laissé entraîner dans cette erreur, dans ce qui est définitivement un malentendu, malgré toutes les interprétations qui ont pu être données de la croix. Jésus est seul, l’homme est seul avec lui-même, si bien que la foi ne peut être qu’intransitive : c’est sur ces mots, à peu de choses près, que le roman s’achève.

Jésus, chantre de l’incarnation

En réalité, on passera complètement à côté de Soif en le considérant comme un roman sur la Passion. Bien plus que la Passion, son véritable sujet est à chercher dans l’incarnation. La discipline de soif mise en œuvre par le Jésus de Nothomb prend ainsi les traits d’un manifeste hédoniste chantant la louange des êtres incarnés. Vrai sujet, et sans doute aspect le plus réussi de l’ouvrage.

« Pour éprouver la soif, il faut être vivant » : tel est le leitmotiv de l’homme promis à la souffrance qui refusera d’étancher sa soif avant de quitter sa cellule, pour rester éveillé à une autre sensation que la douleur de la torture. Jusqu’au moment de dire sur le bois : « J’ai soif », seule parole véridique aux yeux de l’auteure parmi ces sept que la tradition a retenues comme paroles du Christ en croix.

L’incarnation fait littéralement descendre Dieu du ciel sur la terre. Quant au geste de boire devient une parabole de cette incarnation : « L’amour que vous éprouvez à cet instant précis pour la gorgée d’eau, c’est Dieu. Je suis celui qui arrive à éprouver cet amour pour tout ce qui existe. C’est cela être le Christ » (11) . Aucun hasard donc dans le fait que le Christ se soit incarné en Palestine, cette terre « de haute soif ».

La soif n’est-elle pas une manière de parler des attentes des humains envers Dieu, un mot d’une tonalité très spirituelle ? Le lecteur un peu familier de la Bible se trouve renvoyé à des textes qui l’évoquent, comme le Psaume 42 : « J‘ai soif de Dieu, le Dieu vivant », ou encore aux Béatitudes: «Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront rassasiés» (Matthieu 5,6). Versets précieux s’il en est, car il n’est rien de pire que la disparition de ce manque. Ne plus avoir soif, c’est mourir. D’ailleurs, Jésus n’a jamais pu dire (contresens, là encore) : « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jean 4,14), bien au contraire. Celui qui croit en ce Jésus incarné ne peut qu’être conforté dans sa soif.

Cette méditation sur la soif comme modalité de l’être est le cœur battant du roman. Les mots de l’auteure ne peuvent que résonner dans les cœurs ouverts à la vie de l’Esprit. Rien n’est pire, sans doute, dans une vie avec Dieu, que de s’imaginer comblé, rassasié, arrivé, alors qu’une foi vivante réveille toujours en nous une nouvelle soif, un nouveau désir.

L’incarnation dont la soif devient parabole constitue la principale proclamation du roman, car il y a bien proclamation, et la valeur annoncée fait figure d’absolu, avec des accents nietzschéens : « le degré d’incarnation d’un être : sa plus haute valeur » (12) , « un être incarné ne commettra jamais d’action abominable » (13) . Alors certes la dogmatique chrétienne semble bien loin, mais la fiction n’est pas dénuée de dogme pour autant. Dans un récit, sous forme de monologue, qui déçoit en de nombreux endroits par son manque d’intensité, les passages sur le corps sont les plus captivants. Les chutes sur le chemin du Golgotha, le poids de la croix, la transpiration, les jeux de regard avec Simon et Véronique : tous les sens sont requis pour approcher l’évènement, et suivre cette agonie corporelle. Tout comme les miracles étaient venus, eux aussi, du corps, de ce « pouvoir de l’écorce » qui se trouve en chacun, juste sous la peau qui le dispense. Tout cela trouve son sens dans la belle formule qu’Amélie Nothomb donne de l’amour : « L’amour est une histoire, et il faut un corps pour la raconter ».

Julien N. Petit

Jens Schröter , Jésus de Nazareth

à la recherche de l'homme de Galilée, Genève 2018, Éditions Labor et Fides, Coll. Le monde de la Bible N o 74 — ISBN 9782830916737 — 320 pages — CHF 29,00 ou € 24,00.

Jens Schröter est professeur de Nouveau Testament et de littérature chrétienne apocryphe à la Faculté de théologie de l’Université Humboldt de Berlin. Il est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes actuels sur le Jésus historique.

Sans cesse de nouveaux ouvrages sont publiés sur Jésus de Nazareth et sa place dans l’histoire ; celui-ci n’est pourtant pas superflu, car il permet de faire la synthèse sur l’état actuel de la question, sans cesse en évolution. La sixième édition allemande (de 2017), dont la traduction française est ici présentée, a été considérablement remaniée pour tenir compte des découvertes récentes, notamment en Galilée, qui sont un apport important pour comprendre le milieu dans lequel le Jésus historique a évolué. Dans les pages 67-119, l’auteur donne quantité d’informations éclairantes sur la situation sociale et économique de la Galilée, les synagogues dont l’existence est maintenant attestée archéologiquement au 1 er siècle de notre ère, Magdala, Capernaüm, Séphoris, le Lac de Tibériade, etc. À la page 90, il note que les activités de Jésus dans la plaine côtière ou en Décapole sont tout à fait plausibles dans les années 20, mais qu’elles auraient été impossibles au temps de la rédaction des Évangiles.

L’ouvrage se divise en trois grandes parties :

A. Introduction (pp. 19-65)

L’auteur fait l’historique de la recherche qui, depuis le 18 e s. fait la distinction entre le Jésus de la foi et celui de l’histoire ; mais il prend soin de préciser que le portrait du Jésus historique est dépendant des limites inhérentes à tout historien. Pour lui, la foi, c’est précisément assumer cette subjectivité. Ensuite, il dresse une nomenclature des vestiges archéologiques et des documents écrits qui permettent de reconstituer qui a été Jésus.

B. Portrait de Jésus (67-270)

J’ai trouvé intéressante la manière dont Schrötter réincarne Jésus comme homme juif, en Galilée et Judée, dans les années 20-30 de notre ère. Mais pour lui, ce que les Évangiles en rapportent est vu à la lumière de la prédication de la mort et de la résurrection du Christ : ainsi, la naissance virginale de Jésus à Bethléhem, l’étoile des mages, l’exaltation comme Fils de Dieu, etc., sont vues comme des récits légendaires destinés à témoigner de la messianité de Jésus (p. 73). Pour ce qui est des miracles, si les guérisons et les exorcismes ne lui posent pas de problèmes fondamentaux (il cite des faits semblables attestés ailleurs par la littérature antique), il considère en revanche comme inexploitables du point de vue historique les récits de marche sur les eaux ou de multiplication de nourriture (p. 139). L’auteur se trouve là face aux limites de la critique historique marquée par le positivisme pour qui l’univers est clôt et finalement déterminé, où la possibilité du surgissement de la vie, d’une création, n’a pas sa place. Cela dit Schrötter donne une vision très stimulante du message de Jésus, même s’il le reconstitue essentiellement à partir de la source Q – à mon sens très hypothétique. Le centre du message de Jésus est l’annonce de la venue du Règne de Dieu auquel sa personne est liée. Ses miracles et sa prédication en sont le témoignage. L’apport de Schrötter est de m’avoir fait découvrir (p. 157) le concept de « pureté offensive », forgé par Klaus Berger, et lié à la venue du Règne de Dieu ; avant, la Loi mosaïque imposait toutes sortes de prescriptions pour éviter de se souiller. Pour Jésus (Cf. Mc 7 et parallèles), la puissance de pureté du Règne est telle qu’elle annihile l’impureté : les lépreux sont touchés et purifiés, les esprits impurs, chassés. Induite par l’amour, cette attitude active face à l’impureté, permettra à Jésus d’aller vers les parias de son peuple (Lc 15,1-2) et les païens ; c’est dans cette même logique que, par la suite, l’Église primitive ira évangéliser les non-Juifs. C’est sur cette question de pureté que les Pharisiens s’opposeront de plus en plus violemment à Jésus, jusqu’à obtenir sa mise à mort. Quant à la résurrection de Jésus, si le fait lui-même n’entre pas dans le champ d’observation des historiens, plusieurs indices militent en sa faveur, notamment le fait que ce soient des femmes qui ont découvert le tombeau vide ; on n’aurait jamais eu l’idée d’inventer cela à l’époque.

Effets (pp. 271-301)

Cette partie parle des répercussions de la vie de Jésus jusqu’à notre époque (influence de l’éthique du Sermon sur la montagne, fêtes chrétienne, arts, etc.).

Même si Schrötter fait une distinction claire entre le Jésus de l’histoire et celui de la foi, il défend une continuité entre eux. À chacun de se servir de ce rapport de continuité pour éclairer sa vie d’aujourd’hui.

Alain Décoppet

Daniel Marguerat , Vie et destin de Jésus de Nazareth

Paris 2019, Éditions du Seuil, — EAN 9782021280340 — 416 pages – € 23,00 ou CHF 39,10.

Il n’est guère besoin de présenter l’auteur, Professeur honoraire de Nouveau Testament à la Faculté de Théologie de Lausanne. Il est connu par ses nombreux travaux sur le christianisme primitif et notamment par un magistral commentaire en deux volumes sur les Actes des Apôtres.

Le livre de Daniel Marguerat se situe globalement dans la même perspective historique que celui de Jens Schrötter présenté ci-dessus. Je dirais aussi qu’il m’a paru plus pédagogique, plus accessible et plus complet que celui de son confrère allemand qui n’est pourtant pas destiné à un public d’érudits : les tenants et aboutissants des diverses problématiques sont bien expliqués.

Pour Marguerat, il est indéniable que Jésus a existé, la question qui se pose est de savoir « Quel Jésus a existé ? ». Après avoir passé en revue les diverses sources littéraires et archéologiques dont nous disposons pour dresser un portrait de Jésus, il aborde les diverses étapes de sa vie. Pour l’enfance (chapitre 2), il reprend l’hypothèse du Bruce Chilton qui voit en Jésus un mamzer, c’est-à-dire un bâtard né de père inconnu. Cela donnerait une explication psychologique de l’intérêt de Jésus pour les marginaux. Au chapitre 3, il consacre un long développement à traiter de la relation entre Jean-Baptiste et son disciple Jésus dont les évangiles auraient arrangé la présentation pour que Jésus n’apparaisse pas trop comme inférieur à son maître.

La deuxième partie (Chapitres 3-9) est consacrée au ministère de Jésus. Il y présente avec clarté et beaucoup de détails Jésus comme thaumaturge et exorciste. Ces miracles témoignent de la présence du Règne de Dieu que Jésus explique par des paraboles. Par lui le monde futur est déjà présent. Marguerat parle aussi de la « pureté offensive » (Cf. la recension ci-dessus sur le livre de Schrötter). Il insiste sur la miséricorde de Dieu dont Jésus est le reflet et qui prime sur la Loi avec ses règles de pureté. Il consacre aussi tout un chapitre aux différents cercles concentriques formés par ses disciples, allant des douze aux sympathisants lointains ; puis il aborde la montée de Jésus à Jérusalem avec les raisons de sa condamnation : en chassant les vendeurs du temple, Jésus a franchi une ligne rouge qui a retourné le peuple contre lui. Les raisons de sa condamnation par le Sanhédrin ne sont pas claires, mais pour Marguerat le grand-prêtre a habilement manœuvré de telle sorte qu’il puisse présenter à Pilate un homme reconnu coupable de prétentions messianiques susceptibles d’entraîner une condamnation à mort. Au sujet de la résurrection, il insiste sur le fait que Jésus a pris l’initiative de se faire voir par les témoins. Le terme utilisé se trouve dans l’Ancien Testament pour décrire une apparition spéciale de Dieu ou d’un ange, comme à Abraham (Gn 12,7), à Moïse (Ex 3,2), à Gédéon (Ju 6,12). La résurrection ne peut être décrite. Toutefois Pâques fonctionne comme un coefficient qui donne sa pleine valeur à la vie et à la mort de Jésus : il n’est pas un homme comme les autres.

La dernière partie, et ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre, traite de Jésus après Jésus. Il consacre quelques chapitres intéressants à décrire comment Jésus a été reçu et compris dans la littérature apocryphe, le Judaïsme et l’Islam.

Le livre de Daniel Marguerat est complet et bien informé ; il se lit facilement. Il a aussi le mérite d’intégrer les données de la littérature rabbinique, ce qui me paraît incontournable dans une telle entreprise.

Alain Décoppet

Lois Tverberg, Lire la Bible avec Rabbi Jésus

 : Une perspective juive qui bouleverse notre interprétation de la Bible , Nîmes 2019, Éditions Vida — ISBN 9782847003239 — 287 pages — € 22,95.

L’histoire des relations judéo-chrétiennes est difficile et complexe. Si aucun théologien sérieux n’a jamais réellement contesté que Jésus soit juif, cependant, dans les faits, la théologie chrétienne a longtemps ignoré sa judaïcité. Même quand on prend les symboles de foi œcuméniques des premiers siècles, on peut s’étonner qu’aucun de ces documents fondateurs ne le mentionne explicitement. Son appartenance au judaïsme y est bien sûr implicite. Il faudra attendre l’époque contemporaine et la redécouverte des racines juives et de l’héritage juif du christianisme pour trouver des références explicites au Juif Jésus.

Petite-fille de missionnaires luthériens américains, Lois Tverberg a tout d’abord enseigné la biologie – elle a un doctorat en physiologie moléculaire – avant de s’intéresser à l’interprétation de la Bible et de se consacrer à l’écriture d’ouvrages d’édification chrétienne. Elle fait aujourd’hui partie de ces auteurs qui souhaitent privilégier et promouvoir une perspective juive dans l’approche du texte biblique.

Présenté comme un voyage dans le temps, l’ouvrage a pour objectif principal de plonger le lecteur dans l’univers culturel et religieux de Jésus, un monde combien différent du nôtre qu’elle découvre elle-même en étudiant les langues bibliques, la culture juive et le milieu rabbinique en Palestine romaine du premier siècle.

Ne prétendant nullement avoir écrit un ouvrage d’érudition, l’auteur fait un travail de vulgarisation honnête pour rendre accessible au non spécialiste certaines clés herméneutiques essentielles. La première partie (chapitres 2 à 4) sert en quelque sorte d’introduction à la notion de terminologie et de mentalité hébraïques, en soulignant non seulement le rôle important des traductions de la Bible, mais aussi l’importance d’apprendre à penser différemment pour franchir avec succès le fossé culturel et religieux qui sépare notre époque de celle de Jésus. Dans la deuxième partie (chapitres 5 à 8) intitulée « Comment pense la Bible », Tverberg s’intéresse à la place du langage utilisé dans l’enseignement de Jésus, plus particulièrement au fonctionnement des paraboles. Elle s’interroge sur le bien-fondé de nos raisonnements habituels très occidentaux. Elle revisite les notions de famille et de communauté dans les Écritures face à la mentalité individualiste du monde moderne. La troisième et dernière partie (chapitres 9 à 13) développe plusieurs thématiques (p. ex. tradition orale et tradition écrite ; l’usage de l’AT dans le NT ; Torah et histoire d’Israël ; prophéties messianiques) qui ont retenu son attention et qu’elle juge pertinentes pour une lecture biblique profitable. Les sujets traités se lisent un peu comme des morceaux choisis.

Chaque fin de chapitre propose une sélection de lectures (« Outils et réflexions ») afin d’encourager le lecteur à poursuivre son étude pour une meilleure compréhension de la Bible. Deux modestes annexes en fin d’ouvrage présentent d’une part la classification des livres bibliques dans le Tanakh (acronyme désignant les trois parties de la Bible hébraïque : Torah - Nevi'im - Ketouvim) et un petit lexique contenant 30 mots hébreux.

Raymond Pfister

Jean-Pierre Osier, L’Évangile du Ghetto

Comment les Juifs se racontaient Jésus - Paris 2017, Éditions Berg International – INSB 9782370201164 – 174 pages – CHF 31,10 ou € 19,00.

Né en 1935, ancien élève de l'École normale supérieure, Jean-Pierre Osier est agrégé de l’université (philosophie) et docteur en études indiennes ; il est également membre de l’équipe du CNRS « Monde indien et monde iranien ». Outre des ouvrages propres à sa spécialisation, il a notamment traduit en français L’essence du Christianisme , de Ludwig Feuerbach. L’Évangile du Ghetto a connu plusieurs éditions, sous divers titres, depuis sa première publication, en 1984.

Qui fait des recherches sur le Jésus historique se trouvera tôt ou tard confronté aux Toledoth Yeshuh  ; il s’agit de « contre-évangiles » écrits par des Juifs, dès le haut Moyen-âge, en réaction aux mauvais traitements dont ils étaient victimes, afin de se conforter dans leur foi. Jean-Pierre Osier nous présente dans ce livre une traduction, à partir de l’hébreu ou de l’araméen, des différentes versions des ces Toledoth Yeshuh , mises par écrits au cours des siècles et en divers lieux. Dans ce livre on trouvera la traduction des manuscrits: de Vienne et de Strasbourg, les versions de Wagenseil et de Huldreich, Le manuscrit de la Geniza du Caire, le Sepher Yossipon. En plus on trouvera les textes rabbiniques, généralement du Talmud, qui donnent les anciennes traditions juives qui ont servi de base à ces histoires de Jésus. Notons que plusieurs de ces textes n’existent pas dans les éditions courantes du Talmud, car l’Église en avait interdit la publication. On trouvera en plus, dans ce volume, un dossier d’écrits ecclésiastiques réagissant au Toledoth Yeshuh , un glossaire et une bibliographie.

Que racontent les Toledoth Yeshuh  ? Les versions ont des différences notables, mais en gros, ils racontent que Marie a été violée en l’absence de Joseph par un voisin ou un soldat romain alors qu’elle était en état d’impureté rituelle. Joseph l’a appris, et comme sa femme était tombée enceinte, il l’a raconté à son rabbin qui a gardé la choses secrète. Jésus a grandi, s’est fait disciple d’un rabbin, mais s’est enflé d’orgueil et a été « repoussé des deux mains » par son maître spirituel. Le rabbin de Joseph a alors révélé que Jésus était un bâtard, ce qui entraîna sa mise au ban de la société. Jésus réussit alors à connaître le Nom divin qui est dans le temple et, grâce à ce Nom, put faire quantité de miracles, s’attirer des disciples et se proclamer Fils de Dieu. Il a alors été arrêté et condamné à mort pour sorcellerie, étranglé, pendu sur une plante fabuleuse (parfois un chou géant), puis enterré ; mais le jardinier l'a sorti de son tombeau et caché dans un autre tombeau. Quand ses disciples sont venus au tombeau où il avait été enterré, il n'était plus là. Ils ont dit alors qu'il était ressuscité.

Dans la préface l'auteur estime que les Toledoth Yeshuh sont une présentation théologique des mêmes faits que les évangiles racontent (p. 15). Il plaide pour une confrontation entre eux, notamment pour les récits de la passion : par exemple, l’accusation de sorcellerie (selon Dt 13,1-5 et 18,20-22), dont font état les Toledoth pourrait s’avérer être la véritable raison de la condamnation de Jésus. On pourrait ajouter que l’hypothèse de Jésus, mamzer (bâtard), présentée par Daniel Marguerat dans le livre recensé ci-dessus, trouve aussi son origine dans ces anciennes traditions juives, dont le but est de contrecarrer les récits évangéliques de la naissances virginale de Jésus.

Certes, les Teledoth mêlent le mythe à l'histoire, le mythe donnant son unité au texte. Mais certaines traditions qu’ils rapportent se trouvent dans les passages censurés du Talmud ; elles sont très anciennes et sont combattues (donc connues) par Justin, Tertullien et Origène (2 et 3 e s.) ; Il me semble donc légitime de les prendre en compte pour le dossier Jésus, après les avoir soumises à la critique historique. Remercions les Éditions Berg d’avoir mis ces documents à la portée du public francophone.

Alain Décoppet

 

Antony Perrot (sous dir.), Les manuscrits de la mer Morte

au lendemain de leur 70 e anniversaire – Saint-Légier 2019, Éditeur HET-PRO – ISBN 9782940650002 – 222 pages – CHF 30,00 ou € 29,80.

Ce livre rassemble la majorité des contributions apportées lors le la journée d’étude, organisée le 21 mars 2018, à la HEΤ-PRO, pour marquer les 70 ans de la découverte des manuscrits de la mer Morte. Antony Perrot, qui organisa cette journée, a aussi dirigé la publication de ces articles. Notons que leur texte est généralement plus développé que leur présentation à la HET-PRO et sont suivis d’une bibliographie qui permet d’aller plus loin ; des photos ou des reproductions de manuscrits aident à suivre les exposés. En revanche, l’intéressante contribution de Michaël Langlois sur l’authenticité de manuscrits de la mer Morte n’a pas été mise par écrit, ni les discussions de la table ronde finale.

Le premier article, de Dennis Mizzi , de l’Université de Malte, présente l’histoire et la situation du site de Qumrân. Il discute ensuite des questions qui font débat : Les manuscrits ont-ils été produits à Qumrân ou déposés là par des gens venus d’ailleurs ? les habitants du site étaient-ils Esséniens ? L’auteur répond affirmativement à cette dernière question : la thèse traditionnelle lui semble avoir bien résisté.

Antony Perrot, qui a rédigé une thèse de doctorat à l’EPHE, sur des manuscrits opisthographes (écrits recto-verso) retrouvés à Qumrân, propose ensuite un article sur la matérialité de ces manuscrits : il présente les divers supports sur lesquels ils ont été écrits, les ancres, les types d’écritures et les mains, écritures propres à chaque scribe. Tout cela aide les chercheurs à déchiffrer ces textes qui nous sont parvenus sous la forme d’une multitude de fragments qui doivent être remis ensemble comme un puzzle. Cet article orientera utilement celui qui veut lire ces textes soit dans une traduction française qu’on peut se procurer sur le marché, soit qui veut déchiffrer les originaux, accessibles aujourd’hui en haute définition, sur internet.

Damien Labadie , l’auteur de l’article suivant, est docteur de l’EPHE, a réalisé la traduction de l’Écrit de Damas (CD) dans le volume 3a de la Bibliothèque de Qumrân (Éd. du Cerf). Il a présenté cet écrit connu dès le 19e siècle par des manuscrits trouvés dans la Geniza du Caire. Mais la découvertes de nombreux fragments du CD à Qumrân a conduit les spécialistes à se demander s’il avait une relation avec les Esséniens. Labadie, en comparant le CD avec la Règle de Qumrân et ce qu’écrit Flavius Josèphe sur les Esséniens, arrive à la conclusion qu’il y a bien une parenté entre eux. La communauté de Qumrân formait certes un groupe un peu particulier, mais cependant bien marqué par les caractéristiques générales des Esséniens.

Innocent Himbaza , Professeur d’AT à Fribourg, un spécialiste de la critique textuelle qui prépare l’édition du texte du Lévitique pour la Biblia Hebraica Quinta, fait le point sur les questions que les découvertes de Qumrân posent à propos du Canon et du texte de l’AT. Les manuscrits retrouvés appartiennent autant aux livres du canon juif/protestant actuel, qu’aux livres deutérocanoniques catholiques ou orthodoxes ou aux pseudépigraphes. Ils témoignent qu’aucun canon de l’AT n’était fixé à cette époque. De plus, on a retrouvé un texte hébreu de Jérémie d’env. 16 % plus court que le textes massorétique (on ne le connaissait auparavant que par la traduction grecque des Septante). Quel texte faut-il reconnaître comme canonique ? Du grain à moudre pour ceux qui ont une position dogmatique simpliste et tranchée sur la question du canon de l’Ancien Testament !

James Morgan , professeur de NT à la HET-PRO et lecteur à l’Université de Fribourg fait le point sur les apports des découvertes de Qumrân pour l’étude du NT. La mise en parallèle des communautés de Qumrân et de Jésus montre qu’elles avaient certes des différences : Qumrân cherchait à se garder dans la pureté, tandis que l’Église allait vers les exclus ; mais toutes deux se pensaient être la communauté d’une nouvelle alliance, à la fin des temps, donnaient la même importance à l’AT, avaient des manières communes de l’interpréter ( Pesher ) et croyaient à un Messie divin : à ce sujet, Morgan renvoie à 11Q13 et à 4Q521 qu’il cite et analyse brièvement. Les découvertes de Qumrân donnent un ancrage juif à Jésus de Nazareth et à la communauté qui en est issue.

Alain Décoppet

Olivier Pigeaud, Vivre à l’image de Dieu

- une dignité = une responsabilité ? Bière 2019, Éditions Cabédita — ISBN 97822882958396 — 96 pages — CHF 22,00 ou € 14,50.

Olivier Pigeaud, pasteur de l'Église protestante unie de France, a exercé son ministère dans l'ouest et le sud-ouest de la France. Ancien président de la Société des Écoles du dimanche et animateur biblique en paroisse, il a toujours milité pour une réflexion théologique accessible au plus grand nombre. Parmi ses ouvrages, « Bible et handicap », « Bible et grand âge », « Bible et santé », « De l'Écriture à la Parole, Dieu parle-t-il par écrit ? », etc.

Dieu est Esprit, comment peut-il avoir une image ? pour y répondre, l’auteur propose un examen des textes bibliques relatifs à cette question. Dans l’AT, seule la Genèse en fait une mention explicite, mais ce sont des textes d’une grande importance théologique : Gn 1,26-28, définit la place de l’homme dans la création, comme représentant de Dieu sur la terre ; Gn 5,1-2 parle de la transmission de ce rôle d’image et 9,6 fonde le respect qu’on doit à l’être humain et de toute législation qui en dérive. Ensuite, il parcourt la dizaine de textes du NT relatifs à ce thème : chaque homme est déjà de par sa création image de Dieu, mais celle-ci doit cependant être restaurée, achevée par l’Esprit-saint pour qu’il devienne semblable au Christ qui est la véritable image du Dieu invisible (Col 1,15 ; Cf. 1 Co 15,49, Rm 8,29 et 2 Co 3,18 ; Col 3,10).

À partir de la page 51, il aborde l'histoire de la théologie de l’image de Dieu : les Pères de l'Église, Thomas d’Aquin, pour en arriver à Luther et Calvin qui ont insisté surtout sur la perversion totale de l’homme. Pour l’époque moderne, il parle de Karl Barth et Moltmann.

Dès la page 67, il fait part de quelques réflexions théologiques stimulantes pour chacun. À plusieurs endroits, dans son livre, il souligne que l’image de Dieu ne signifie pas une essence, mais une relation ; c’est une idée très proche de la notion de fils de Dieu. L’homme a besoin de se faire une image mentale pour avoir Dieu comme vis-à-vis (sans tomber dans l’idolâtrie) ; et de son côté, Dieu ne veut pas agir sans l’homme pour être représenté sur terre. L'être humain est image en tant que co-créateur, homme et femme, mais aussi en tant qu'individu appelé à être créatif pour sa propre vie, à faire fructifier les dons que Dieu lui a donnés et à gérer la création. Cependant l'homme doit veiller à ne pas se prendre pour Dieu ! Il n'est que l'image et non la réalité de Dieu !

Dès la page 73, il développe l'idée que Jésus, image parfaite de Dieu, nous appelle, depuis notre conversion, à parcourir le chemin de la sanctification qui nous rendra de plus en plus semblables à lui. Concrètement, nous sommes associés à l'œuvre créatrice de Dieu (Gn 1,28), en cultivant et gardant la terre (Gn 2,15), et en nous comportant comme des gérants ou des jardiniers, non comme des propriétaires avides et ravageurs. Être image de Dieu, cela veut dire être son ambassadeur, son représentant auprès des hommes, parler, évangéliser, écouter, agir de sa part, lutter contre les forces du mal. C'est aussi considérer l'autre comme image de Dieu : cela vaut pour les handicapés, les méprisés, les détenus (Mt 25,31ss). Dieu, comme chaque être humain, conserve une part de mystère : cela nous incite à ne pas mettre le grappin dessus pour le maîtriser ou l'idolâtrer.

Bien sûr, quand on dit image de Dieu, il faut que ce Dieu reste celui de la Bible, sinon on s'expose à toutes les dérives...

Il termine par quelques pages sur le dialogue interreligieux : il cite un passage du Coran (38,71-79) où Dieu punit le diable pour avoir refusé de se prosterner devant l'homme, vu comme vicaire de Dieu. Même si la notion de Jésus, image parfaite de Dieu, est une spécificité chrétienne, la théologie de l'image de Dieu doit nous permettre le dialogue avec les autres religions.

Comme les ouvrages de cette collection, ce livre est accessible et donne une très bonne synthèse sur la notion d’image de Dieu.

Alain Décoppet

Cardinal Walter Kasper, La Miséricorde : Notion fondamentale de l’Évangile

Clé de la vie chrétienne, 4 e édition, Collection « Theologia » 5 – Nouan-le-Fuzelier 2015, Éditions des Béatitudes – ISBN 9782840248187 – 214 pages – € 20,00.

Cet ouvrage traduit de l’allemand en est à sa quatrième édition. Il est probablement passé inaperçu chez nombre de pasteurs et chrétiens évangéliques qui n’ont pas pour habitude de consulter des auteurs catholiques pour aiguiser leur réflexion biblique et théologique sur les valeurs évangéliques qu’ils défendent. En reprenant un cycle de conférences, le cardinal allemand Walter Kasper, président émérite du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, rend un grand service à ses lecteurs en évoquant en neuf chapitres « un thème d’actualité, malheureusement tombé dans l’oubli » (p. 9), celui de l’appel de Dieu à exercer la miséricorde face à la souffrance et l’injustice de ce monde.

Dans le Sermon sur la montagne, Jésus a beau déclarer bienheureux les miséricordieux (Mt 5,7), le message de la miséricorde divine ne semble pas avoir eu l’impact souhaitable et nécessaire chez les chrétiens qui leur permettrait de contribuer de manière significative à « la construction d’une société plus juste, plus humaine et plus miséricordieuse » (p. 133). Devant le constat d’un tel déficit, l’auteur entame une réflexion systématique qui se veut bien plus qu’un simple exercice académique. Il souhaite reposer les jalons d’une spiritualité favorisant une vie renouvelée de l’Église.

Le lecteur moins habitué à des considérations d’ordre philosophique (chapitre 2) se tournera sans doute plus volontiers vers les chapitres 3 et 4 qui posent le fondement du message biblique dans les deux testaments. Partie intégrante de la révélation de Dieu et donc de l’histoire du salut, la notion de miséricorde divine met autant en lumière le mal et le désespoir inhérents à la condition humaine que le remède de l’espérance manifesté ultimement dans le Christ, sa personne et son œuvre.

Les réflexions systématiques qui suivent (chapitres 5 et 6) examinent les implications d’une miséricorde conçue comme « attribut fondamental de Dieu » pour notre compréhension de la toute-puissance de Dieu et de sa justice, mais aussi pour notre expérience de l’œuvre du salut dont nous sommes les bénéficiaires. Pour le Cardinal Kasper, être disciple de Jésus et témoin du Christ signifie devenir témoin de la miséricorde de Dieu en faisant preuve d’une miséricorde humaine et donc d’ « œuvres de miséricorde » concrètes dont l’aboutissement ne saurait cependant être un humanisme sans Dieu.

Là où le monde évangélique a quelquefois tendance à souscrire à une lecture très personnelle de l’Évangile (à chacun son salut !), il est des plus utiles de reconsidérer les implications essentielles de l’expérience de la miséricorde, non seulement pour l’individu, mais aussi pour la pratique ecclésiale, c’est-à-dire pour la nature et la mission de l’Église (chapitre 7) en tant que communauté de foi et société nouvelle. L’auteur n’oublie pas d’aborder les questions sociétales quand il examine la dimension politique de la miséricorde (chapitre 8).

C’est probablement le contenu du dernier chapitre du livre sur « Marie, mère de miséricorde » qui sera le moins familier à une théologie protestante et évangélique de l’Écriture, généralement peu consciente de son enracinement dans la foi et la conscience des traditions catholique et orthodoxe.

Raymond Pfister

Marie-Jo Thiel et Marc Feix (éds.), Le défi de la fraternité

Theology East-West European Perspectives, Vol. 23 – Zurich 2018, LIT Verlag — ISBN 9783643910189 — 636 pages – € 39,90.

Ce n’est pas un livre d’éthique chrétienne comme les autres, non pas à cause de son épaisseur et de sa densité (plus de 600 pages), ni même parce qu’il utilise trois langues, le français (22 chapitres), l’anglais (11 chapitres) et l’allemand (5 chapitres), mais du fait qu’il permet de redécouvrir dans une perspective européenne et chrétienne la place et le rôle de la fraternité et de son utilisation dans la sphère publique.

Les éditeurs de ce volume enseignent tous deux à la Faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg. Marie-Jo Thiel est professeure d’éthique philosophique et théologique et Marc Feix, Maître de conférences en éthique et théologie morale.

Face à un nombre croissant de défis éthiques, allant de l’environnement au terrorisme en passant par la médecine et la migration, il ne suffit pas de constater que le christianisme a joué de par le passé un rôle déterminant dans la compréhension du concept de « fraternité ». Approfondir théologiquement l’expérience chrétienne de la fraternité aujourd’hui est précisément ce que propose cet ouvrage multi-auteurs (présentés par ordre alphabétique en fin d’ouvrage).

La réflexion construite en quatre parties est une invitation à l’espérance autant qu’à la responsabilité de tous et de chacun(e). La première partie pose le défi de la fraternité dans le cadre sociopolitique européen. Parmi les questions traitées, il y a le lien entre fraternité et libéralisme (texte en français) et le lien entre fraternité et solidarité (texte en anglais). La deuxième est autant une redécouverte des sources bibliques (de la Genèse aux textes pauliniens – avec N.T. Wright – en passant par les Évangiles) comme des sources patristiques (notamment Grégoire de Nysse). La troisième partie interroge l’expérience chrétienne de la fraternité en explorant un certain nombre de chantiers comme la discipline ecclésiastique ou le vivre-ensemble fraternel. Tout particulièrement intéressant est le regard porté sur une christologie contribuant à penser la communion fraternelle en termes de processus de « fraternisation » (texte en français). La quatrième et dernière partie – sept des neufs textes sont ici en français – est consacrée à la dimension pratique de la fraternité. Elle commence par une analyse de textes chez Tolstoï, géant de la littérature russe, mais aussi homme d’action ayant souligné l’exigence de fraternité en actes. Suit ensuite une discussion sur la notion de fraternité dans le cadre de la construction européenne, qui situe entre autre la question migratoire entre les deux extrêmes qui se dessinent : « Au nom de l’Évangile il y aurait une ouverture totale et au nom de l’identité un refus total » (page 477). Parmi les autres sujets pertinents traités, on trouvera les relations familiales primaires, le monde la santé, les nouvelles technologies ou encore « le tournant écologique de la théologie chrétienne » (texte en allemand) sous la plume du théologien allemand réformé Jürgen Moltmann, avec sa théologie de la Terre et d’une nouvelle Création ancrée dans le Christ cosmique.

En présentant l’enjeu de la fraternité dans une perspective chrétienne renouvelée, c’est une vision eschatologique du Royaume de Dieu, source d’inspiration, qui est présentée pour une vie chrétienne transformée par la proclamation de l’Évangile, et dont ne pourra que profiter le monde évangélique.

Raymond Pfister

Miroslav Volf, Foi chrétienne et sphère publique

Nîmes 2017, Éditions VIDA, ISBN 9782847002911 – 175 pages – € 14,95.

Malheureusement encore très peu connu du monde francophone, car jamais traduit en français jusqu’alors, le professeur Miroslav Volf (d’origine croate et d’arrière-plan pentecôtiste) est pourtant une figure incontournable de la théologie contemporaine. Disciple de Jürgen Moltmann, il occupe depuis 1998 une chaire de théologie systématique à l’université américaine de Yale où il est aussi directeur fondateur du centre d’études Foi et Culture (« Yale Center for Faith and Culture »). Celui-ci a pour mission d’examiner avec un œil critique les pratiques religieuses afin de promouvoir celles qui participent à l’épanouissement authentique de l’être humain et au bien commun dans le monde. Volf considère en effet que la foi est un mode de vie et que la théologie en est l’articulation.

Miroslov Volf plaide pour un pluralisme religieux et politique qui s’inspire de la règle d’or : « Tout ce que vous voudriez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux » (Mt 7,12). Il dénonce le danger d’un totalitarisme religieux qui souhaiterait imposer le diktat d’une religion dominante tout comme celui d’un sécularisme laïciste qui chercherait à exclure le religieux de la sphère publique. L’alternative qu’il propose se veut fidèle aux convictions chrétiennes.

Pour Volf, il s’agit tout d’abord de dénoncer et remédier aux différents types de dysfonctionnements que rencontre la foi chrétienne dans le monde moderne. Le caractère prophétique de la foi chrétienne le fait distinguer entre les problèmes liés à la rencontre avec Dieu (la « montée » vers le divin) et ceux liés à l’interaction avec le monde (le « retour » vers l’humain). Il distingue entre une foi atrophiée qui n’est pas réellement agissante dans ce monde – ce qu’il qualifie de « foi oisive » – et une foi tyrannique et oppressive qui nuit au bien commun – ce qu’il appelle une « foi coercitive ».

Pour l’auteur, la relation du chrétien à la culture s’articule ainsi autour de six points (pages 12 à 14) :

1. Christ est venu dans ce monde pour tous les hommes. La foi chrétienne a pour vocation d’être une foi active et agissante dans toutes les sphères de la vie, qui cherche à guérir le monde. Elle ne peut être ni oisive ni inopérante.

2. En annonçant le Royaume de Dieu, Christ est porteur d’un message de grâce qui ne cherche pas à s’imposer par la contrainte.

3. Suivre le Christ signifie prendre soin de son prochain et œuvrer en vue de son épanouissement.

4. Le chrétien doit adopter une position nuancée dans ce monde qui a été créé par Dieu. Il ne s’agit ni de tout accepter, ni de tout rejeter d’une culture en constante évolution, mais plutôt de s’adapter, voire de la transformer.

5. En tant que témoin du Christ, il s’agit d’incarner la vision de la vie par excellence qui nous est donnée par Dieu en partage, et non pas de l’imposer aux autres.

6. Christ ne s’étant pas fait l’avocat d’un modèle politique unique et exclusif, la foi chrétienne est tout à fait compatible avec le contexte pluraliste de nos sociétés. En tant que chrétien, on peut donc avoir de fortes convictions tout en étant disposé à accorder aux autres communautés religieuses les mêmes libertés religieuses et politiques que celles qu’on revendique pour soi-même.

Pour vivre dans ce monde la foi chrétienne de façon authentique, nous faut-il donc comprendre la foi comme devant être ni peu pertinente, ni impertinente ? Pour le professeur Volf en tout cas, seule une réponse positive est envisageable.

Raymond Pfister

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1.
R éforme n ° 3815 .
2.
H. Kü ng, Etre chré tien , Paris, Seuil, 1978, p.  156 .
3.
p. 85 .
4.
p. 51 .
5.
Jour de feu de Ren é Barjavel resitue la trame é vang élique dans le village de Collioure, ou Le Christ recrucifié de Nikos Kazantzakis qui, lui , le contextualise en Anatolie. D ’ autres auteurs partent du point de vue de figures des évangiles, comme Judas de Lanza de Vasto ou l ’ Evangile selon Pilate de Eric-Emmanuel Schmitt.
6.
L’ Evangile selon Jé sus-Christ , 1991 .
7.
p.   146 .
8.
p.   106 .
9.
1 Corinthiens 1,18 et s uivants.
10.
p.   150 .
11.
p.   53 .
12.
p. 43 .
13.
p. 44 .

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