La question fondamentaliste 1/2

Extrait Histoire et théologie

Les évangéliques sont-ils des fondamentalistes ? Complexe et vaste question âprement disputée que le pasteur Alain Nisus éclaire ici par une étude historique qui apporte bien des informations inhabituelles. En comprenant mieux les sources du mouvement et son développement, chacun pourra se faire une opinion loin de toute polémique.

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La question fondamentaliste 1/2

INTRODUCTION

Nul doute, le mot “fondamentalisme” revêt de nos jours une connotation lourdement péjorative, il est affecté d’un coefficient éminemment négatif, il appartient au vocabulaire polémique. Il s’agit la plupart du temps d’une étiquette dont on affuble l’adversaire et qui sert à le disqualifier, le dénoncer, le stigmatiser, le discréditer.

C’est aussi un mot valise, un mot fourre-tout, un lieu commun, souvent utilisé comme synonyme d’intégrisme, de fanatisme religieux, d’extrémisme, de sectarisme, d’intolérance, d’obscurantisme, de traditionalisme, de conservatisme religieux et politique, de radicalisme, de mouvement réactionnaire, littéraliste, anti-moderne, autoritaire, xénophobe, homophobe, paranoïaque, etc.

On comprend que dans ces conditions très peu de personnes acceptent joyeusement d’endosser l’étiquette.

Comment définit-on le phénomène ?

Pour bien circonscrire ce phénomène, il conviendrait de distinguer les diverses approches, car différentes perceptions et explications sont possibles en fonction de l’angle d’attaque choisi.

• L’approche sociologique comprendra le fondamentalisme surtout comme un radicalisme religieux en réaction contre la modernité. De ce point de vue, le fondamentalisme sera décrit essentiellement comme un phénomène de protestation sociale et culturelle en face d’une modernité jugée envahissante et menaçante.

• L’approche psychologique mettra plutôt en relief le besoin de certitudes, de sécurité des fondamentalistes : le fondamentalisme apparaîtra alors comme une réaction sécuritaire, comme un besoin névrotique de sécurité, face à la déstabilisation culturelle et au déclin de la foi et des Églises, conséquence de la sécularisation. Le fondamentaliste sera décrit comme celui qui “ne supporte pas l’insécurité du doute, de la critique, de la remise en cause [des traditions, des certitudes] en des temps nouveaux”(1). Robert J. Lifton décrit le fondamentalisme comme une expression particulière de “numbing” (maladie mentale qui se caractérise par une diminution des capacités ou des tendances à ressentir) qui peut survenir lors de stress causés par des conditions de vie devenues insupportables(2).

• L’approche médiatique s’intéressera de manière privilégiée aux excès et dérives du mouvement ; elle le fera apparaître comme un fanatisme religieux et mettra en valeur son caractère militant : ses croisades ou lobbying contre l’homosexualité, l’avortement, sa volonté de rechristianisation de la société. Les médias prendront un certain plaisir à décrire les extravagances du fondamentalisme, le phénomène télévangélisme par exemple avec les fameux scandales financiers et sexuels qui ont défrayé la chronique, ou encore les collusions du mouvement fondamentaliste avec la droite religieuse aux États-Unis.

• Une approche théologique populaire verra dans le fondamentalisme un christianisme obscurantiste (à l’égard de la culture et de la science), qui insiste sur une interprétation littéraliste de la Bible en général et du début de la Genèse en particulier, elle sera particulièrement sensible à son refus de la théorie de l’évolution.

• Une approche théologique plus raffinée (telle que la propose le critique le plus perspicace du mouvement, James Barr) décrira le fondamentalisme surtout en fonction de son rapport aux Écritures. Elle mettra en exergue son insistance sur la doctrine de l’inerrance biblique, ses réticences quant à l’utilisation des méthodes nouvelles d’étude de la Bible et des outils de la critique biblique, le rôle cardinal qu’il attribue à la conversion individuelle et son exclusivisme à l’égard de ceux qui ne partagent pas ses vues (3).

Les fondamentalistes eux-mêmes (en tout cas ceux parmi eux qui acceptent d’endosser l’étiquette) se comprendront comme un mouvement de retour à l’unique fondement qu’est la Parole de Dieu, et le désir de la défendre, même s’il faut pour cela aller à contre-courant et être anticonformiste.

On pourrait aussi combiner les différentes approches, comme le fait la sociologue des religions, Danielle Hervieu-Léger. Sa définition du fondamentalisme mérite d’être citée : le fondamentalisme serait selon elle, une “expression militante d’un protestantisme conservateur, qui met l’accent sur l’importance de l’expérience personnelle de conversion, faite par chaque croyant born again, qui rejette toute critique textuelle(4) et s’en tient à une lecture littérale de la Bible, qui manifeste son attachement pour les valeurs familiales et qui se réclame d’une conception messianique du rôle de l’Amérique chrétienne dans le monde”(5) .

Quand le mot est appliqué au christianisme, le référent semble souvent assez clair : c’est généralement le mouvement évangélique dans son ensemble qui est visé ou du moins pour certains, “sa droite”. Les fondamentalistes seraient soit les évangéliques eux-mêmes (c’est l’affirmation nette de J. Barr), soit les plus extrémistes des évangéliques (thèse défendue par exemple par Jean-Paul Willaime ou Ben Barka).

Mais quant à la signification, les avis divergent évidemment. Les quelques lignes qui suivent tenteront modestement d’apporter quelques éclaircissements.

I- Survol historique(6)

Malgré ce qu’en peut dire Barr – “l’origine historique de notre terme n’est pas très importante pour la compréhension de son usage aujourd’hui”(7) - il nous semble au contraire que pour comprendre le fondamentalisme dans sa complexité, il faut commencer par un parcours historique.

Avant toutes choses, il est à remarquer que l’origine du fondamentalisme est protestante et américaine(8). Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’y réduise, mais le fondamentalisme historiquement, est un phénomène protestant et américain.

On parle souvent de fondamentalisme musulman, juif, hindou(9) etc. mais les adeptes de ces religions récusent en général l’étiquette, arguant qu’il s’agit d’un phénomène protestant et que ce concept est alors inadéquat pour appréhender la réalité de ces religions.

On parle aussi de plus en plus de fondamentalisme catholique, que l’on distingue de l’intégrisme. Auparavant, on avait tendance à réserver le terme d’intégrisme au catholicisme et de fondamentalisme au protestantisme, mais certains n’hésitent pas à parler d’intégrisme protestant et de fondamentalisme catholique. Pierre Lathuilière s’évertue à prouver qu’il existe un fondamentalisme catholique, qu’il combat(10).

Le fondamentalisme comme une des réactions chrétienne à la modernité(11).

Comme l’a montré Neal Blough(12), on peut analyser le fondamentalisme américain comme une manifestation particulière de la rencontre entre le christianisme et la modernité occidentale. On peut faire remonter la naissance de la modernité aux Lumières, commencement et fondement de la période moderne, mais elle prend surtout forme au 19ème siècle.

La modernité est un phénomène fort complexe. Une de ses caractéristiques est le désir d’émancipation de l’individu des traditions religieuses jusqu’alors prépondérantes et fort influentes sur la culture, l’éducation, l’économie, la politique, le social (auquel cas, on l’associera étroitement à la sécularisation) ; mais on pourrait aussi insister sur le rôle important que joue la technique dans la modernité : “le noyau de la modernité est la technologie”, affirme le sociologue P.L. Berger(13).

L’homme moderne se veut autonome, il veut penser par lui-même, il ose tout remettre en doute, notamment les traditions religieuses, à l’aide de la critique rationnelle (on connaît la devise kantienne : Sapere audere !).

Ainsi va se développer progressivement à partir du 18ème siècle, une lecture critique de la Bible qui remettra en cause la fiabilité historique, géographique, scientifique des textes bibliques ainsi que l’attribution traditionnelle des auteurs aux différents livres (depuis déjà même Spinoza).

Des exégètes et théologiens tels que Wellhausen ou Harnack illustrent bien ce courant que l’on appellera “libéral”, mais c’est surtout le divorce de plus en plus net entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi qui va susciter des controverses entre les “orthodoxes” et les “libéraux”.

Le monde protestant francophone a connu ce genre de débats, surtout à la fin du 19ème siècle, et cela aboutira notamment à la séparation du courant orthodoxe en 1938 du sein de l’Église Réformée de France nouvellement formée.

Mais il ne faut pas croire que ces débats vont se limiter au protestantisme

En 1864, le pape Pie IX publie le fameux syllabus, un catalogue qui condamne les erreurs de notre temps. Ce syllabus dénonce avec vigueur le relativisme scientifique et philosophique dont la modernité est pourvoyeuse. La dernière proposition que le syllabus condamne, la plus célèbre est : “le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne”.

L’institution catholique va aussi réagir en faisant appel aux sources d’autorité qui régulent la théologie catholique, à savoir la tradition, la papauté, le magistère. Le dogme de l’infaillibilité pontificale sera alors promulgué dans ce contexte en 1870.

À la fin du 19ème siècle, et au début du 20ème, l’Église catholique a été profondément secouée par la crise moderniste et elle a fermement réagi contre les tenants du modernisme, mais plus tard, dans un climat apaisé, elle s’est ouverte largement à la critique biblique et historique.

Les protestants orthodoxes vont quant à eux remettre en honneur l’autorité des Écritures et insister sur son infaillibilité.

Vu sous cet angle, on dira soit de manière polémique que le fondamentalisme est une attitude réactionnaire qui consiste à “réamarrer les traditions à leurs fondements de façon rétrogressive et énergique”(14), soit, de manière plus apologétique, qu’il s’agit d’une réaction orthodoxe face au libéralisme théologique et culturel, visant à revenir aux fondements de la foi.

Marsden, l’un des meilleurs historiens du mouvement, propose la définition suivante, relativement neutre : le fondamentaliste est un “chrétien évangélique militant dans l’opposition à la théologie libérale dans les Églises ou aux changements des valeurs culturelles ou morales, comme ceux qui sont associés à ‘l’humanisme séculier’”(15).

La première phase du mouvement

C’est aux États-Unis, avons-nous dit, que le fondamentalisme est né.

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Auteurs
Alain NISUS

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Informations complémentaires

(1)- HENRI BLOCHER ”Aiguillages. Les mobiles et les motifs des choix”, Fac Réflexion 24, 1993, p.19. La citation qui suit décrit bien une telle approche : ”la mentalité fondamentaliste à [sic] très peur de la simulation et des réponses ambiguës. Les moments d’incertitude sont ressentis comme une menace et provoquent un excès d’anxiété” : « La personnalité du fondamentaliste » in Les miroirs du fanatisme. Intégrismes, narcissisme et altérité, THIERRY DE SAUSSURE et al, cité d’après MOKHTAR BEN BARKA, Les nouveaux rédempteurs. Fondamentalisme protestant aux Etats-Unis, Paris, Les éditions de l’atelier et Genève, Labor et fides, 1998, p.105.

(2)- ROBERT J. LIFTON , The Life of the Self, Toward a New Psychology (Touchstone Book, Simon et Schister, New York, 1963, cité par GEIKO MÜLLER-FAHRENHOLZ : ”le fondamentalisme aujourd’hui”, Concilium n°241, 1992, p.31.

(3)- J. BARR, Fundamentalism, London, SCM : 1977, p.1.

(4)- On notera la confusion que fait la sociologue entre la critique textuelle, qui est pratiquée par tout le monde, y compris les fondamentalistes et la critique biblique à propos de laquelle les fondamentalistes sont plus réservés.

(5)- DANIELLE HERVIEU-LEGER, ”Les fondamentalistes américains en politique. De l’évangélisme historique à la nouvelle droite chrétienne”, Lumière et Vie n°186, 1988, p.21.

(6)- Nous n’avons pas pu prendre en compte, dans le cadre de ce travail, la livraison de la revue Spiritus consacrée au fondamentalisme ; signalons néanmoins l’excellent article synthèse de S. Fath ”Le fondamentalisme”, Spiritus 171, Juin 2003, pp.134-146.

(7)- Fundamentalism, p.2.

(8)- Bien mis en valeur par Jean-Paul Willaime et Ben Barka.

(9)- Cf. le sociologue Gilles Kepel, dans son fameux ouvrage La revanche de Dieu.

(10)- PIERRE LATHUILIERE, Le fondamentalisme catholique. Signification et ecclésiologie, Paris, Cogitatio fidei n°189, Cerf, 1995, 334pp.

(11)- Cf THEOBALD : “les tentatives de réconcilation de la modernité et de la religion dans les théologies catholiques et protestantes”, Concilium 1992 n°244.

(12)- N. BLOUGH, “Évangélisme et fondamentalisme au XXème siècle aux États-Unis”, Fac Réflexion n°24, 1993.

(13)- Cité d’après RENDTORFF, art ”Modernité”, Encyclopédie du Protestantisme, Paris, Cerf et Genève, Labor et fides, 1995, p.997.

(14)- WILLAIME, La précarité protestante, Genève, Labor et fides, 1992 , p.62.

(15)- Understanding Evangelicalism and Fundamentalism, Grand Rapids Eerdman, 1991, p.1.

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