Existe-t-il des facteurs aggravant la souffrance des victimes de violences conjugales au sein de nos Églises ?

Extrait Le mariage et la sexualité

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Fear melanie wasser j8a TEakg78 unsplash Introduction

Le 3 septembre 2019, à l’occasion de l’ouverture du Grenelle contre les violences conjugales, le Premier ministre, Édouard Philippe, évoquait le drame des victimes, majoritairement des femmes, violentées et tuées parce que femmes(1) :

« L’impunité de frapper leur femme ou leur compagne, une fois, puis plusieurs fois, puis de la violenter systématiquement pour ce qu’elle fait ou ce qu’elle ne fait pas, pour ce qu’elle dit ou ce qu’elle ne dit pas, pour ce qu’elle est ou ce qu’elle n’est pas. La violenter, la terroriser et parfois la tuer parce qu’elle représente une altérité. Le propre d’une altérité, c’est d’avoir une volonté, une liberté qui ne coïncident pas toujours avec la nôtre. Et certains hommes ne le supportent pas. Je ne croyais pas avoir à dire cette phrase un jour, dans une grande démocratie comme la France, mais certains hommes n’arrivent pas encore à supporter que leur compagne existe, autrement que "pour eux". Si bien qu’aujourd’hui, dans notre pays, des femmes, nos concitoyennes, meurent étranglées, poignardées, brûlées vives, rouées de coups. Tous les deux ou trois jours. Parfois sous les yeux de leurs enfants, parfois en pleine rue. Elles meurent en se jetant par la fenêtre, en serrant leur bébé dans leurs bras, pour échapper à leur conjoint. Depuis des siècles, ces femmes sont ensevelies sous notre indifférence, notre déni, notre incurie, notre machisme séculaire, notre incapacité à regarder cette horreur en face. »

Au-delà du constat, ces propos esquissent sommairement une analyse des facteurs ayant constitué un terreau favorable à ces violences : indifférence, déni, machisme séculaire, impunité, la liste n’est certainement pas exhaustive.

Les Églises, heureusement bien que tardivement, prennent conscience que ces drames se vivent aussi en leur sein, et peut-être plus qu’on ne veut le voir et le dire. Il y a même des facteurs aggravant la souffrance des victimes. Notre réflexion s’inscrit surtout dans le contexte des Églises évangéliques caractérisées, entre autres, par un biblicisme(2) teinté (dans certains milieux) d’un littéralisme étriqué. Ainsi, par exemple, des enseignements sur la sujétion de la femme, sa soumission en toute chose à son mari, y compris à supporter ses coups ou son machisme, sa disqualification à enseigner au sein de l’assemblée, etc., trouvent en divers endroits une légitimation biblique. Le présent article, sans prétendre à l’exhaustivité, propose d’explorer quelques pistes pour comprendre comment des idéaux, des discours ou des pratiques pastorales sont des facteurs d’aggravation de la souffrance des victimes de violences conjugales au sein des Églises.

I. L’idéalisation du mariage et du « couple chrétien(3) »

Historiquement, on inscrit à l’actif du protestantisme d’avoir redonné au mariage ses lettres de noblesse. En premier lieu, en l’émancipant d’une vision du célibat valorisé comme idéal de vie pour ceux qui veulent servir pleinement le Christ ; et en second lieu, en niant sa dimension sacramentelle, et donc en quelque sorte ce qui garantissait l’irréversibilité, voire la sacralité d’un tel engagement. En resituant le mariage dans l’ordre créationnel, les Réformateurs ont voulu rappeler au moins trois vérités importantes dans une compréhension protestante du mariage : d’abord la bonté originelle de celui-ci comme don de Dieu à l’homme et à la femme ; ensuite, dans ce cadre, le bonheur légitime de l’union sexuelle (plaisir et intempérance assumés) comme élément constitutif du lien conjugal lui-même ; et enfin le refus de la « sacramentalité » du mariage impliquant, d’une part, que cette institution est avant tout une affaire civile déléguée à l’autorité du magistrat, et d’autre part, que ce lien, en principe pour la vie, peut être en pratique profondément altéré, à un point tel que sa dissolution n’en devient qu’un moindre mal.

À partir de cet arrière-plan, mais surtout des invitations bibliques, il n’est pas surprenant que nos Églises valorisent l’engagement conjugal institué dans le cadre du mariage. Pour être plus exact, ajoutons que l’idéal du mariage en milieu chrétien est la formation du « couple chrétien », c’est-à-dire d’un homme et d’une femme ayant la foi chrétienne comme socle commun. Le problème, nous semble-t-il, tient moins à la valorisation de ce modèle qu’au glissement qui s’effectue souvent dans la direction d’une idéalisation du « couple chrétien » érigé, à priori, en couple modèle.

Dans nos assemblées, tout se passe comme s’il suffisait que les conjoints soient chrétiens pour que leur foyer soit un lieu de respect, de sécurité, de soutien, de bienveillance et d’épanouissement mutuel. Une telle idéalisation devient alors une croyance non seulement naïve, mais dangereuse. Naïve parce qu’elle semble ignorer les heurts inhérents à toute relation, et qu’elle suppose trop facilement qu’il suffit de croire ensemble pour construire ensemble un projet commun. Dangereuse, parce qu’elle renforce le refoulement de l’expression des souffrances qui s’invitent aussi dans le foyer des croyants. Nous devons avoir la lucidité avec laquelle Éric Fuchs, professeur honoraire d’éthique à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève, articulait dans un même propos la beauté de la promesse fondatrice du couple et le risque de l’aliénation de l’autre :

« Le couple humain est porteur d’une triple promesse : être pour l’homme et la femme, l’un par l’autre, le lieu d’une effectuation de la liberté, de la fidélité, et de la conjugalité. Que, par conséquent, il court le risque d’un triple échec : devenir pour l’homme et la femme, l’un par l’autre, le lieu de l’expérience mortelle de l’enlisement, du mensonge et de l’aliénation(4). »

S’il est légitime d’espérer le meilleur pour des conjoints, il est dangereux que nos représentations du couple chrétien idéalisé, nous enferment dans une sorte de déni de la réalité des souffrances conjugales et des abus auxquels certaines victimes peuvent être exposées. Celles-ci voient souvent les promesses de départ se transformer en cauchemar épouvantable et souffrent en silence. Nous savons que les maltraitances au sein du foyer sont généralement cachées. D’une part parce qu’elles surviennent dans la sphère privée, et d’autre part parce que les femmes sont écrasées sous le poids de la honte et de la culpabilité. Certaines considèrent même qu’elles méritent de subir ces sévices, qu’elles sont responsables de l’échec de leur ménage.

Dans quelques milieux, lorsque le mari n’est pas chrétien, il n’est pas rare que l’on suggère aux épouses l’idée que c’est un juste retour de bâton, un juste salaire du péché, que méritent celles qui se sont mises « sous un joug étranger » (Ga 5.1) en choisissant de faire alliance avec un incroyant, de former avec lui un attelage disparate (2 Co 6.14). De tels discours ne sont pas acceptables, ni sur un plan théologique, parce que les données bibliques sont plus complexes, ni sur un plan pastoral, parce qu’on ne peut pas accompagner une femme maltraitée en considérant qu’elle est responsable des sévices qu’elle endure.

La survalorisation de l’idéal chrétien du foyer amène aussi des responsables à placer le couple comme valeur absolue au-dessus de l’individu. Cela risque de conduire à une disqualification légaliste du divorce. Dans cette perspective, même dans le cas des agressions conjugales, on a du mal à envisager le divorce comme une mesure nécessaire pour protéger une victime des brutalités qu’elle subit. L’accompagnement pastoral proposé est unidirectionnel, orienté uniquement vers le sauvetage du couple à tout prix. On encourage alors l’épouse en souffrance à « porter sa croix », à « combattre le bon combat de la foi », car qui sait si par sa persévérance et son exemplarité elle ne « gagnera » pas son tortionnaire ? On a parlé de « syndrome missionnaire » comme il y a un syndrome de Stockholm, mais ici, la femme reste avec son bourreau pour le « gagner à Christ ».

Dans nos assemblées, où les liens relationnels sont aussi significatifs que dans une famille, la peur de ne pas être comprise, d’être jugée, de mettre à mal certaines relations (amis communs dans l’Église), de faire du tort à la communauté (on est soucieux de l’image de celle-ci), rend encore plus difficile la situation des épouses, fortement culpabilisées de vouloir se séparer. Nous voyons donc que l’idéalisation du « couple chrétien », quand elle ne confine pas au déni de la souffrance conjugale, contribue à isoler davantage les femmes qui n’auront d’autre choix que d’endurer en silence.

II. Une certaine culture du silence

Les révélations successives des agressions sexuelles sur mineurs et sur des religieuses commises par certains prêtres de l’Église catholique ont conduit, entre autres, cette dernière à reconnaître au sein de l’institution une culture du silence devenue mortifère pour les personnes agressées. Ce faisant, elle s’est couramment montrée davantage soucieuse de sa réputation et de la protection de son clergé, et moins préoccupée par la douleur des victimes ravagées par ces agressions. Oserons-nous admettre que les assemblées évangéliques, elles aussi, sont imprégnées d’une certaine culture du silence ?

Par culture du silence, nous faisons référence à un corpus d’idées ou de traditions, verbalisées ou non, intériorisées par les membres d’un groupe, à tel point que la parole de ceux-ci est entravée et confinée à l’intérieur du groupe. En ce qui concerne nos assemblées, nous cherchons à comprendre pourquoi la parole des victimes de violences conjugales est restée si longtemps inaudible.

Le silence du déni

Dans son discours cité plus haut, le Premier ministre a évoqué le déni de la société française face aux violences conjugales comme une « incapacité à regarder cette horreur en face ». Les violences conjugales ne connaissent pourtant pas de frontières. Elles ne s’arrêtent pas à la porte de nos communautés qui, cependant, ont longtemps fait comme si elles étaient imperméables à cette réalité sociétale. Ce faisant, nous avons laissé croire que celles-ci ne concernaient pas les foyers chrétiens. Si les ouvrages de préparation au mariage abordent presque toujours les thèmes relatifs à la communication et à la gestion des conflits, force est de constater que la réflexion autour de la violence d’une manière générale est occultée. Les agressions dans le couple, certes plus médiatisées aujourd’hui, sont pourtant présentes au sein des foyers, y compris chrétiens. Comment expliquer que ...

Auteurs
Paul EFONA

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1.
La précision « parce que femme » met l’accent sur le fait que ces actes de violence sont fondés sur le genre, c’est-à-dire les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes (Commission pour l’égalité du genre, Rapport, GEC-DC Sexisme, 2017 : https://rm.coe.int/gec-dc-sexisme-2017-2-revised-2-normes-sur-sexisme/16808d3c75).
2.
L’attachement à la Bible comme Parole de Dieu et référence normative est l’un des traits saillants de l’identité évangélique. On évoque souvent le « quadrilatère » théorisé par l’historien britannique David Bebbington pour décrire les évangéliques : biblicisme, croix, conversion et militantisme.
3.
Nous nommons « couple chrétien » un couple où les deux conjoints partagent la foi chrétienne, même s’ils ne sont pas membres de la même dénomination ecclésiale.
4.
Éric FUCHS, Le désir et la tendresse, Genève, Labor et Fides, 1979, p.176.
Éric Fuchs est un des principaux éthiciens protestants de langue française, auteur d’une œuvre significative chez Labor et Fides, au cœur de laquelle Le désir et la tendresse, sept éditions dont la dernière parue en 1999 en coédition avec Albin Michel. Parmi ses autres livres importants : L’éthique protestante (1990), Comment faire pour bien faire (1995) et L’éthique chrétienne (2003). Dernier titre paru : Et c’est ainsi qu’une voie infinie... Un itinéraire personnel (2009).

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