Charles-Éric de Saint-Germain enseigne la philosophie en classes préparatoires (hypokhâgne et khâgne). Ancien élève de l’ENS Fontenay-Lyon, il est agrégé et docteur en philosophie. Il a déjà rédigé des ouvrages de philosophie de grande technicité, notamment L’avènement de la vérité (L’Harmattan, 2003), Raison et Système chez Hegel (L’Harmattan, 2004), ainsi que les Cours particuliers de philosophie (en 2 tomes de près de 2000 pages aux éditions Ellipse, 2010 et 2011), particulièrement (mais non exclusivement) destinés aux étudiants de classes préparatoires et à ceux qui préparent le CAPES ou l’Agrégation de philosophie.
Charles-Éric de Saint-Germain est aussi un chrétien engagé. Le lectorat évangélique commence à découvrir sa plume : il a fait paraître notamment Un Évangélique parle aux catholiques (F. X. Guibert, 2008, préfacé par H. Blocher), dans lequel il s’efforce d’expliquer la sotériologie évangélique aux catholiques, en particulier les thèmes de la justification, la totale corruption, la régénération et la prédestination. Il a aussi contribué à l’ouvrage sur la laïcité paru sous l’égide du CNEF dans la série « Libre de le dire » (Fondements et enjeux de la liberté de conscience et d’expression en France, BLF, 2014), ainsi que dans l’ouvrage collectif, sous la direction de C. Paya et N. Farelly, La foi chrétienne et les défis du monde contemporain (Excelsis, 2013).
Son dernier livre est un essai qui a pour titre : La défaite de la raison. On perçoit le clin d’œil au livre d’A. Finkielkraut, La défaite de la pensée. Le sous-titre explicite davantage le propos et la démarche de l’auteur : « Essai sur la barbarie politico-morale contemporaine ». On perçoit d’emblée qu’il s’agit d’un ouvrage engagé, clair, courageux, certains diront prophétique. À aucun moment il ne cède à ce qu’il dénonce lui-même, à savoir : « l’intimidation dissuasive », qui fait « restreindre la liberté d’expression en produisant des effets d’autocensure chez certains individus qui manquent d’indépendance intellectuelle et craignent la réprobation publique » (p. 160).
L’auteur met en lumière, analyse et dénonce les idéologies à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Le professeur fait preuve de beaucoup de pédagogie. Il initie son lecteur non seulement aux débats contemporains, mais encore à nombre de penseurs importants. Il n’hésite pas à mettre les choses en perspective en éclairant, à travers un détour par l’histoire, les problématiques contemporaines.
Il étudie cinq idéologies influentes de notre époque et montre leur dévoiement : le dogme égalitariste, perversion de l’idéal méritocratique ; le culte hédoniste, perversion de l’idée de liberté ; la récupération politique de la laïcité et la perversion de sa nature et sa visée ; la liberté de conscience et sa limitation subreptice ; l’idéologie culturaliste dissolvant les identités dans la « théorie du genre » et refusant toute idée de « nature ».
L’ouvrage s’ouvre avec une analyse des problématiques familiales actuelles(1). Il rappelle « l’utilité sociale » de la famille (elle garantit la cohésion sociale en tant que première communauté) et dénonce l’intrusion de l’État dans l’intime des familles, notamment sur les questions de sexualité : « On est clairement passé d’un souci d’éduquer les jeunes à maîtriser leur vie sexuelle à un souci de produire de nouvelles formes de sexualité, ce qui outrepasse largement les fonctions de l’État qui n’a pas à déterminer ce qui relève de "l’intime" et du "privé" » (p. 31). L’État doit au contraire respecter l’autonomie et la souveraineté de la famille, ce qui ne l’empêche pas d’intervenir pour suppléer à certaines défaillances des parents. L’auteur analyse aussi les effets de la contractualisation du mariage conjuguée à l’individualisme : la perte de la dimension institutionnelle du mariage et de la famille et la fragilisation de ces deux institutions.
Dans le premier chapitre, « Les impasses du dogme égalitariste », l’auteur se penche sur la question de la méritocratie républicaine ; l’école était censée garantir l’égalité des chances et permettre à l’ascenseur social de fonctionner correctement. Or, le sociologue Pierre Bourdieu a fait une critique acerbe de l’école : finalement ce sont les élites sociales qui se reproduisent grâce à elle ; celle-ci ne permet pas aux élèves venant de classes défavorisées de réussir. Mais l’auteur montre que la solution « bourdieusienne », à savoir une démocratisation massive de l’école (que certains qualifient parfois de « nivellement par le bas »), est aussi une forme d’instrumentalisation de l’école, faisant d’elle « un laboratoire de la démocratie », qui renforce en définitive, elle aussi à sa manière, les inégalités scolaires. Dans ce chapitre, le lecteur trouvera des réflexions utiles sur l’idéal méritocratique, sa critique de type marxiste, la question de « l’égalité des chances ». L’auteur initie aussi son lecteur à la pensée philosophique de John Rawls, un penseur qui a porté une contribution majeure sur la question de la justice sociale, et qui en fait une critique pertinente.
Son deuxième chapitre est consacré à l’hédonisme contemporain. Il étudie minutieusement la question du plaisir dans la société occidentale, son évolution, ses grands promoteurs, ses incidences sur la population. Il familiarise son lecteur, non seulement avec la pensée de Michel Foucault, mais encore avec celle de penseurs plus récents et très populaires, comme Michel Onfray. Il réplique à ceux qui font du judéo-christianisme, une religion ascétique, ringarde, culpabilisante, inventrice de la catégorie de « péché », ennemie de la chair, du plaisir, de la sexualité, de la jouissance. Il montre qu’au contraire le christianisme, religion de l’incarnation, réhabilite le corps, en faisant de lui le « temple de l’Esprit ». En outre, la source du péché et de ses excès est à chercher non dans le corps, mais plutôt dans l’âme, ou plus précisément le cœur. Il fait aussi une étude fine de la pensée de Saint Augustin, et aussi du puritanisme, et corrige les contresens et mauvaises lectures qui en sont couramment faites.
Le chapitre trois de l’ouvrage est d’une actualité brûlante en France. L’auteur étudie avec précision le concept de laïcité et fournit une réflexion bien documentée sur ce concept souvent mal compris, instrumentalisé et dévoyé. Il insiste notamment sur le fait qu’elle repose sur trois principes : la séparation des Églises et de l’État, la neutralité de l’État démocratique et le respect de la liberté de conscience et d’expression. Il définit avec rigueur chacun de ces concepts ; on appréciera particulièrement la fine distinction qu’il fait entre la liberté de conscience et la liberté d’expression et la contribution qu’il apporte à la réflexion sur l’affaire Charlie Hebdo (p. 154-160). Il analyse les différents modèles de laïcité mis en valeur par Micheline Milot(2) : la laïcité séparatiste, anticléricale ou antireligieuse, autoritaire, de foi civique, de reconnaissance. Il dénonce l’interprétation idéologique et restrictive qui comprend la laïcité comme imposant le retrait de la religion en dehors de la sphère publique et limitant son expression à l’intérieur de la sphère privée. Il montre la différence que l’on doit faire entre la sphère publique (l’État et ses institutions qui doivent rester neutres) et l’espace public qui doit rester ouvert aux différentes expressions religieuses dans les limites imposées par le respect d’autrui et le maintien de l’ordre public. Il met au jour la confusion savamment entretenue entre liberté de conscience et liberté de choix : en réduisant la liberté de conscience à un choix opéré dans la sphère privée, on oublie, dit l’auteur, que « la véritable liberté de conscience est inséparable de la liberté de pratiquer et d’exercer sa religion, y compris dans l’espace public ».
Il reprend cette question à nouveaux frais et sous un angle nouveau dans le chapitre quatre. On appréciera particulièrement l’analyse qu’il propose de la contribution du philosophe allemand Jürgen Habermas, lequel ouvre l’espace public aux croyances religieuses sous condition que les croyants fassent un « usage public » de leur raison, autrement dit qu’ils soient capables de transformer leurs « croyances » en « arguments » audibles par tous les partenaires de la discussion. Une telle ouverture de l’espace public aux croyants aura des effets positifs : elle évitera les replis communautaristes (dont on a si peur en France) ainsi que la tolérance et la pacification des croyances religieuses, du fait de la confrontation avec les autres. Au demeurant, l’ouverture du débat public aux pensées religieuses leur permettra d’apporter une contribution positive à la société en tant que « pourvoyeuses de sens », pourvu qu’elles restent humbles, sans aucune prétention hégémonique ou totalitariste, mais comme « proposition de sens dans un monde pluraliste ».
Le chapitre cinq est particulièrement éclairant sur l’idéologie culturaliste et les études sur le genre. Cette question est extrêmement importante et constituera peut-être l’un des lieux de débat et de confrontation des années à venir, même si pour l’instant en France, on joue l’apaisement. Les pasteurs et acteurs religieux sont donc invités à se documenter sérieusement sur cette question. Ils trouveront dans ce chapitre des analyses approfondies et des arguments très précieux.
Bref, cet essai est un instrument de travail important, c’est un effort rigoureux de pensée et qui… donne à penser. Il aidera le pasteur ou l’ancien, ou tout chrétien qui s’intéresse à son époque, à mieux comprendre certains débats de société actuels et à trouver des arguments bien éloignés du « politiquement correct », mais enracinés dans une vision chrétienne du monde.