La doctrine de l’Église et des sacrements est le troisième ouvrage – attendu ! – de l’auteur dans la collection Didaskalia, après La doctrine du péché et de la rédemption et La doctrine du Christ. Comme ses deux prédécesseurs, cet ouvrage fera très certainement référence, dans son domaine propre, au sein du monde évangélique. Il s’agit là d’un livre d’une grande qualité avec une bonne bibliographie (bien qu’assez peu récente(1)), présentée en introduction, et complétée au fur et à mesure des chapitres.
Le livre se compose de quatre chapitres. Le premier dresse le dossier biblique, à la fois pour les trois chapitres qui suivent, sur les trois modèles ecclésiologiques, mais également pour le tome 2 à paraître, sur les sacrements (et possiblement les ministères). On peut saluer la présence et la profondeur de ce survol biblique dans un ouvrage qui se veut systématique. Cela évite aux développements dogmatiques qui suivent d’être trop partisans.
Ce dossier biblique est lui-même divisé en cinq parties :
- La communauté de l’alliance avant la venue de Jésus ;
- La communauté messianique dans l’enseignement de Jésus-Christ ;
- L’Israël de l’Esprit dans la catéchèse fondamentale ;
- Le corps du Christ dans les épîtres de Paul ;
- La Jérusalem céleste dans les autres écrits du Nouveau Testament.
Par « catéchèse fondamentale » (dans la troisième partie), l’auteur entend les textes bibliques de « la première phase de l’expansion de l’Église(2) ». Il exclut ainsi les corpus paulinien et johannique, ainsi que la lettre aux Hébreux. Il se concentre essentiellement sur le livre des Actes, et sur la première épître de Pierre (il cite aussi, ici ou là, l’épître de Jacques). Le lecteur veillera ainsi à ne pas lire les affirmations au sein de ces parties comme concernant l’ensemble du texte biblique ; elles seront vraies dans le cadre du corpus traité, et non dans l’absolu.
La cinquième partie traite l’ensemble des écrits johanniques et de l’épître aux Hébreux, « celle-ci, à tant d’égards, intermédiaire dans son optique entre Paul et Jean(3) ».
Pour chacun des corpus traités, l’auteur développe la manière dont l’Église (ou, au sens plus large, la communauté de l’alliance pour la première partie) est comprise par les auteurs bibliques et, selon leurs témoignages, comment la vie de l’Église est organisée. Blocher s’intéresse alors à l’établissement des ministères et aux deux sacrements du baptême et de la cène.
L’auteur conclut ce survol biblique par un accent sur l’image de l’épouse : « L’image en fin de compte la plus riche paraît être celle de l’Épouse, intermédiaire entre celles du Corps et de la Cité, et présente dans presque tous les courants de la révélation(4). »
Les trois chapitres qui suivent ce dossier biblique forment la deuxième partie du livre et traitent des modèles ecclésiologiques catholique, protestant réformé et professant, respectivement associés, à la suite de Lesslie Newbigin, aux métaphores bibliques du corps du Christ, du peuple de Dieu et du temple du Saint-Esprit(5). Chacun de ces trois chapitres présente le modèle ecclésiologique en question, sa diversité interne, les ecclésiologies proches (par exemple les ecclésiologies néo-réformées à l’occasion du deuxième modèle) et termine par une appréciation critique de l’auteur. Pour l’ecclésiologie catholique, Blocher écrit, par exemple, dans un style caractéristique :
« Dans sa doctrine des œuvres, en particulier des sacrements, l’Église dérobe à Dieu la gloire de sauver ; dans sa doctrine du magistère, la gloire de révéler ; dans sa doctrine d’une “divinité” de l’Église, sa gloire d’être Dieu(6). »
Plus loin, il formule une critique plus originale :
« Le catholicisme, dirons-nous, qui a su rester orthodoxe quant à la personne du Christ, penche vers une conception monophysite de son œuvre : quand le salut est compris comme divinisation (terme ambigu, avec une connotation métaphysique que l’explication pourra repousser), l’on est invinciblement entraîné à le comprendre comme un effet de l’incarnation per se, au lieu de l’œuvre de l’Incarné, et celle-ci comme un mélange de l’humain et du divin(7). »
Le monophysisme est une conception selon laquelle le Christ n’a qu’une seule nature, la nature humaine ayant été absorbée par la nature divine. Les textes qui ont défini l’orthodoxie (au sens de la foi conforme aux Écritures) ont professé que le Christ a deux natures, l’une divine et l’autre humaine, les deux étant « sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation » (Symbole de Chalcédoine). Blocher n’accuse donc pas le catholicisme de monophysisme (qui « a su rester orthodoxe quant à la personne du Christ »), mais de pencher « vers une conception monophysite » du salut. L’Église est, en effet, comprise dans le catholicisme comme une continuation de l’incarnation du Christ. Celui-ci se confond sur la terre avec l’Église qui s’en trouve divinisée. L’Église se voit communiquer des attributs divins, ce qui crée un mélange des natures. Pour Blocher, l’ecclésiologie catholique est trop christologique, et la tentation monophysite ou le piège de l’incarnation continuée aurait été évité par une articulation plus grande avec le schéma trinitaire(8).
C’est une critique similaire que l’auteur adresse à l’ecclésiologie réformée, écrivant :
« La Réforme a été une réaction monothéiste, contre la “dissipation” catholique (les saints sont nommés divi, etc.). […] On peut se demander si l’attention s’est assez arrêtée sur la trinité de Dieu, si la mission propre et distincte du Saint-Esprit a été mise assez en valeur(9). »
Cela dit, la critique est bien moins vive qu’à l’encontre de l’ecclésiologie catholique. Blocher estime « saine la théologie d’ensemble des réformés orthodoxes » et qualifie son appréciation critique d’« intra-familiale(10) ».
Cela est encore plus vrai, on s’en doute, de son évaluation du modèle professant. C’est cette ecclésiologie que l’auteur préconise et qui lui paraît « le mieux s’accorder avec l’Écriture(11) ». Cela n’empêche pas l’effort d’évaluation critique sur certaines « excroissances ou diverses déformations par excès ou par défaut(12) », ni l’identification des tentations de ce modèle. L’auteur en repère trois fondamentales(13). La première est le littéralisme excessif. C’est une tentation qui n’est pas strictement ecclésiologique, elle est d’abord herméneutique, mais elle a des répercussions en ecclésiologie. La deuxième est celle d’un spiritualisme désordonné. Par un accent sur le caractère spirituel de la vie chrétienne, les professants peuvent facilement tendre vers un mépris du corps et des formes que prend la vie ecclésiale. Enfin, la troisième tentation est celle de l’individualisme moderne, qui prône l’indépendance, et fait confondre le fonctionnement de l’Église avec la démocratie, alimentant un refus des ministères d’autorité établis dans la communauté fraternelle. Face à ce risque, l’auteur met l’accent, à raison, sur la compréhension de l’Église comme rassemblement des régénérés plutôt que des croyants. Il commente :
« En mettant en avant le rassemblement et la constitution par les personnes, on risque de suggérer que l’Église se contenterait d’associer des individus, à partir de leurs opinions et projets communs, voire de leur initiative propre. Le lien qui les rassemble [la régénération] est l’œuvre de Dieu, de consistance surnaturelle(14). »
On regrette tout de même que l’auteur n’ait pas, dans le même élan, pointé la tentation de l’isolationnisme ecclésial des professants. Ce qui est vrai des individus quant au rassemblement local l’est aussi, mutatis mutandis, des Églises locales quant à leurs relations entre elles. Les professants ont raison d’affirmer que l’Église locale est pleinement Église, mais ils ne doivent pas oublier qu’elle ne l’est pas seule. Les textes du Nouveau Testament montrent, au moyen de plusieurs indices, que l’Église universelle se manifeste également par les relations que les Églises locales ont entre elles. On peut mentionner en ce sens les lettres circulaires, la solidarité financière entre les Églises (la collecte en faveur de Jérusalem), les ministères translocaux (comme Tite ou Timothée), ou encore les décisions prises par des délégués de plusieurs communautés(15) (Ac 15 ; voir aussi 1 Co 14.33b-36) . Henri Blocher reconnaît que les unions d’Églises ont bien un fondement théologique, mais il suggère « qu’elles n’ont aucun statut particulier(16) ».
Malgré cette faiblesse, le livre La doctrine de l’Église reste un indispensable pour quiconque veut réfléchir à l’être de l’Église et à sa forme. L’ouvrage peut être un peu technique ici ou là, mais les développements moins essentiels au propos général, et les plus techniques, sont en plus petits caractères que le reste du texte. Le lecteur qui voudrait aller plus vite, ou qui ne souhaiterait pas entrer dans cette technicité, pourra facilement « sauter » ces passages en petits caractères sans pour autant perdre le fil.
Thomas Poëtte