Pourquoi Dieu permet-il la souffrance ?
3. La réponse de Job
Sur 42 chapitres que contient le livre, près de la moitié, exactement 20 chapitres nous rapportent des discours de Job, sans oublier les paroles souvent très importantes prononcées par lui et qui se trouvent dans d’autres chapitres.
À vrai dire Job pose surtout des questions plus qu’il ne donne de réponses au sujet du problème qui nous occupe. Nous aurons l’occasion dans notre deuxième partie de nous arrêter à ces questions. Nous les laisserons donc provisoirement de côté.
Il était pourtant inévitable qu’un homme à l’intelligence et au tempérament aussi vigoureux apporte au moins une ébauche de solution au milieu des reproches qu’il avait lieu de faire à ses amis et des cris de détresse qu’il lançait vers le ciel.
Cependant, nous ne trouvons pas sur ses lèvres des déclarations bien homogènes et systématiques. Nous sentons qu’il était tiraillé entre des sentiments contradictoires. C’est d’ailleurs là ce qui rend le livre de Job si poignant et si vrai. Dans le calme d’un cabinet de travail, on peut élaborer des théories cohérentes et nettes d’une logique impeccable. Mais celui qui est ballotté par la tempête de l’épreuve n’a guère le loisir de polir ses explications. Par moment il se trouve sur la crête de la vague et son œil perçoit quelque motif d’espérance ; par moment il est au fond du gouffre et lutte contre le désespoir. Job n’est pas un théoricien imperturbable ; c’est un homme de chair et de sang qui ressent douloureusement les morsures du dépouillement, de la maladie, du déshonneur. Ses propos reflètent cette situation et s’entrechoquent sous le coup des émotions diverses.
Il déclare lui-même que l’affliction le met hors de lui :
« Que Dieu écarte son bâton de dessus moi,
Que sa terreur ne me trouble plus ;
Alors je parlerai et je ne le craindrai pas.
Autrement je ne suis pas moi-même »(32).
« Maintenant encore, ma plainte est une révolte,
Ma main étouffe mon gémissement »(33).
De cet immense désarroi, il y a quand même quelques certitudes qui émergent et que l’on peut dégager.
D’abord Job est convaincu que la thèse de ses trois premiers amis est fausse, au moins en ce qui le concerne. Les catastrophes qui se sont abattues sur lui ne sont pas la conséquence de ses fautes. Ce n’est pas qu’il se considère comme sans péché. À plusieurs reprises il confesse sa culpabilité :
« Comment l’homme serait-il juste devant Dieu ?
S’il voulait contester avec lui,
Sur mille choses il ne pourrait répondre à une seule »(34).
« Comment d’un être souillé sortira-t-il un homme pur ?
Il n’en peut sortir aucun »(35).
Job n’a pas oublié ses péchés de jeunesse(36) ; il s’est bien gardé de cacher ses transgressions, de renfermer ses iniquités dans son sein(37). Il est donc très conscient de participer à la culpabilité universelle du genre humain, et c’est bien à tort qu’Élihu lui reproche d’avoir dit : « Je suis pur, je suis sans péché, je suis net, il n’y a point en moi d’iniquité »(38).
Si Job parle de son innocence et de sa justice, et s’il veut les revendiquer jusqu’à son dernier souffle(39), il s’agit d’une justice relative. Les accusations de ses amis tombent à faux, et il peut bien déclarer qu’il n’est pas coupable des fautes que ceux-ci lui reprochent. À bon droit il peut appeler sur sa tête les pires malédictions, s’il n’a pas pratiqué les vertus qui découlent d’une saine crainte de Dieu(40). Il est prêt à nouer comme une couronne sur sa tête la plainte écrite par son adversaire(41). Entre parenthèse, quand on sait qui était l’adversaire et quelle était la plainte, comme il avait raison !
Alors, puisque ses épreuves n’étaient pas la punition due à ses fautes spéciales, quelle solution envisager ?
Avec une sincérité, une droiture que Dieu lui-même approuvera(42), mais aussi avec une hardiesse qui dépasse les bornes, il constate les faits et en tire la conclusion : le Seigneur ne fait pas de différence entre le juste et le pécheur :
« Qu’importe après tout ?...
Il détruit l’homme intègre comme le coupable…
Il se rit des épreuves de l’innocent »(43).
Bien loin de servir, selon la théorie des trois amis,
« Dieu par sa force prolonge les jours des violents…
Il leur donne de la sécurité et de la confiance,
Il a les regards sur leurs voies »(44).
Après une longue description – combien actuelle d’ailleurs – de toutes les oppressions dont les pauvres sont les victimes, nous lisons ces paroles désabusées :
« Et Dieu ne prend pas garde à ces infamies ! »(45)
Évidemment, en s’exprimant ainsi, Job obscurcissait le dessein de Dieu(46). Il jugeait sur l’apparence. Certes souvent les méchants prospèrent et les justes sont dans la peine. On peut le constater tous les jours. Mais bien entendu, cela ne signifie pas que Dieu soit indifférent au sort des hommes, qu’il assiste impassible aux injustices qui se commettent. Dans sa patience, et pour donner aux hommes le temps de se convertir, il n’intervient pas d’une manière immédiate ; il tarde dans l’exercice de ses jugements, « ne voulant pas qu’aucun périsse, mais que tous parviennent à la repentance »(47). Où serions-nous, s’il n’en était pas ainsi ? Aussi aurions-nous tort de nous plaindre d’une patience sans laquelle nul ne serait sauvé(48). À cet égard Élihu avait raison de dire à Job :
« Bien que tu dises que tu ne le remarques pas,
Ta cause est devant lui : attends-le ! »(49)
Empressons-nous d’ajouter que si Job n’a pas su bien comprendre les voies de Dieu, sa plainte s’est toujours élevée dans un climat de soumission. Bien loin de maudire Dieu, comme sa femme l’incitait à le faire et comme Satan avait parié qu’il le ferait, Job s’est incliné devant la volonté divine. Il a su trouver les formules classiques de la soumission dans l’épreuve : « L’Éternel a donné, l’Éternel a ôté, que le nom de l’Éternel soit béni ». « Nous recevons de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal ? »(50) Cette attitude est d’autant plus admirable qu’elle ne résulte pas d’une résignation fataliste, mais d’une foi vivante et d’un désir invincible de rester fidèle, quoi qu’il arrive :
« J’aurai du moins cette consolation
…Malgré ma douleur inexorable,
C’est que je n’ai pas renié les ordres du Saint »(51).
Même si les méchants sont en possession du bonheur, il écarte résolument leur conseil(52). Comme Moïse, il aime mieux être maltraité avec le peuple de Dieu que d’avoir pour un temps la jouissance du péché(53).
Quoi que Dieu fasse, sa foi restera ferme :
« Quand il me tuerait, j’espérais en lui »(54).
D’ailleurs il a une telle confiance en la justice et la grâce de Dieu, qu’il n’hésite pas à dire :
« Dès maintenant, mon témoin est dans le ciel,
Mon témoin est dans les lieux élevés,
Mes amis se jouent de moi,
C’est Dieu que j’implore avec larmes ;
Puisse-t-il donner à l’homme raison contre Dieu
Et au fils de l’homme contre ses amis ! »(55)
« Sois mon garant auprès de toi-même ;
Autrement qui prendrait des engagements pour moi ? »(56)
Quelle hardiesse ! Job dit à Dieu : Porte-toi garant pour moi, autrement dit : si j’ai commis quelque faute, veuille en assumer la responsabilité, veuille en subir à ma place les conséquences. En adressant à Dieu cette requête extraordinaire, Job tend les bras tout droit en direction de la Croix du Calvaire où, Jésus-Christ s’est précisément engagé dans cette voie. Jésus a voulu se porter garant pour Job et pour nous tous en acceptant de payer notre dette afin de nous libérer.
Plus loin le patriarche exprime sa certitude de la victoire finale :
« Je sais que mon rédempteur est vivant
Et qu’il se lèvera le dernier sur la terre…
De ma chair je verrai Dieu »(57).
Après le doigt pointé vers le sacrifice du Vendredi-Saint, voilà le cantique de Pâques !
Disons-le bien haut. Si parfois dans l’excès de sa douleur, Job a parlé d’une manière inconsidérée des desseins de Dieu, trop élevés pour être compris(58), au milieu de ses propos sans intelligence, il a mêlé des affirmations qui sont parmi les plus splendides de toute l’Écriture.
Nous admirons les élans de ce croyant du passé, qui n’avait pas de Bible, pas de liens avec le peuple d’Israël et qui cependant est si ferme dans son espérance.
Pourtant, avant d’entendre la réponse de Dieu et de recevoir la révélation finale de sa bienveillance, Job a encore des hésitations ; il se soumet, mais la souveraineté divine le remplit d’effroi.
« Sa résolution est arrêtée, qui s’y opposera ?
Ce que son âme désire, il l’exécute…
Voilà pourquoi sa présence m’épouvante,
Quand j’y pense, j’ai peur de lui »(59).
Il faudra que Dieu se manifeste pour que les derniers points d’interrogation soient supprimés et que le calme succède à la tempête. Malgré sa foi magnifique, son intégrité indéfectible, son sens profond des réalités, Job n’arrive pas à nous expliquer pourquoi Dieu permet la souffrance. Cela reste pour lui un mystère incompréhensible.
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