Qu’est-ce que la vérité ? Orientations bibliques dans le débat

Complet Divers

Introduction ((Cet article a paru en 1979 dans Hokhma, N° 12 (pour la première partie) et en 1980 dans Hokhma, N° 13 pour la seconde partie. Henri Blocher est dogmaticien et professeur de théologie systématique au Wheaton College (Illinois) aux Etats-Unis, et à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine en France. Il enseigne depuis 1965 dans ce dernier établissement, dont il est le doyen honoraire. Henri Blocher est l’auteur de très nombreux articles et de plusieurs ouvrages, dont :

Révélation des origines, Presses Bibliques Universitaires, PBU, 1979/1989,

Le Mal et la Croix, Sator, 1990,

La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2001, 368 p.,

La doctrine du Christ, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2002, 318 p.,

La Bible au microscope : Exégèse et théologie biblique, Vaux-sur-Seine, Edifac, vol. 1, 2006, 314 p., vol. 2, 2010, 240 p.))

La vérité, du point de vue théologique, est-elle cachée (dans le bruissement doux et léger qui parcourt le ciel, dans les cris de la terre et du monde), ou se révèle-t-elle (par le concert symphonique de la Bible, des Eglises et des universités) ? Quoi qu’il en soit – « la vérité n’a point de couture (1) » –, cet article d’Henri Blocher assume la complexité du débat sur le thème du rapport à la vérité : il déploie l’analyse des dimensions historique, morale et philosophique propres à la problématique de la vérité, à la lumière de l’exégèse biblique et de la haute théologie. La complexité, l’importance vitale pour l’éthique de tout croyant et citoyen, les enjeux épistémologiques du traitement de la notion sont pris en compte avec une humilité bienfaisante, mais aussi une clarté pédagogique structurante et une chaleur spirituelle remarquable : avec conviction, à l’écart de tout sectarisme, d’école ou d’Eglise. L’enjeu est personnel : « Lorsqu’on a fait neuf pas sur dix vers la vérité, on n’a fait que la moitié du chemin ». C’est dire que dans le domaine de la vérité factuelle comme de la véracité intentionnelle, le chemin est à parcourir personnellement. « Truth through personality », rappelait Henri Blocher à ses étudiants : « La vérité jaillit à travers la personnalité ». Bonne lecture… personnelle !

David Gonzalez

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Qu’est-ce que la vérité ? Orientations bibliques dans le débat

Il nous répugne, avouons-le, de mettre en cause les notions primordiales, fondamentales, comme la notion de vérité. Tandis que glisse la navette de notre pensée, elles semblent toujours déjà là, derrière, à la fois données et donnantes. Nous voudrions les croire innées, au-delà de toute contestation ! C’est à grand-peine que nous acceptons de prendre au sérieux la question : « Qu’est-ce que la vérité ? ».

Il le faut cependant, car Pilate n’est pas le seul à la poser. Et c’est user d’une litote que de dire : les réponses ne s’accordent guère. Faut-il s’en tenir au sens commun ? Faut-il le préciser dans le sens du réalisme, comme la tradition orthodoxe a tendu à le faire ? Fautil au contraire dès qu’il s’agit de l’homme et de son rapport à Dieu, dire avec le Kierkegaard du Post-scriptum que la vérité concerne le comment de la foi passionnée plutôt que le quoi de la croyance ? Faut-il identifier la vérité avec le mouvement de l’histoire, avec sa totalisation, ou avec l’appel de l’avenir ? Faut-il se brancher sur une autre ligne encore du réseau philosophique ? Pour user d’une autre litote : les conséquences en théologie ne seront pas nulles.

On ne peut pas canoniser le sens commun par naïveté noncritique : il est pécheur lui aussi. Mais on ne doit pas le mépriser non plus, et même il mérite la première attention : il est souvent moins pécheur. Les contraintes de la vie commune, en proie au réel, l’impossibilité d’échapper réellement à l’ordre de Dieu (quand on s’y heurte, on se fait mal), tout cela freine la tendance à dévier. Il n’en va pas de même pour les systèmes des philosophes : affranchie des pesanteurs quotidiennes, leur logique prend plus facilement la tangente : ou, pour changer d’image, dans la serre chaude du monde académique, les plantes de la pensée peuvent atteindre une taille monstrueuse. 

Quelles sont donc les composantes de la notion courante ? La vérité, pensons-nous, c’est d’abord la parole conforme au réel, le jugement qui correspond aux choses (« c’est vrai, c’est comme ça ») ; par extension, on peut parler de vérité pour la réalité même à connaître, parfois encore cachée (« je cherche la vérité ; elle finira par percer »). En même temps, la vérité est la norme de la parole et de la pensée (« c’est vrai, je dois le reconnaître ») ; elle permet l’assurance (« c’est vrai, tu peux me croire ») ; elle promet le succès de l’action qui se fonde sur elle (« c’est vrai, tu peux y aller… »). Elle se signale par la cohérence (« ce n’est pas vrai, tu viens de dire le contraire » ; « ça m’a l’air vrai, ça se tient »). L’assemblage de ces traits combinés sans réflexion particulière par tout un chacun dans ses propos journaliers ébauche une prise de position : non pas seulement un concept de la vérité, simple outil de l’esprit, plus ou moins commode, mais une conception, germe de doctrine, juste ou fausse, « vraie » ou non. C’est pourquoi il est intéressant de la comparer avec la conception qui ressort des textes bibliques.

Les philosophes, cependant, n’ont pas travaillé pour rien dans leur effort pour élucider, purifier, redresser, reconstruire. Ils ont mis en lumière l’implicite des différents aspects de l’idée commune ; ils ont montré les enjeux et posé la question des fondements. Leurs divergences (« tous azimuts » !) nous permettent de porter une attention plus aiguë au sens de l’Ecriture, d’observer avec plus de finesse et de discernement le dessin propre à la conception des deux Testaments.

Il est utile de rappeler schématiquement les positions rivales sur la vérité dans la tradition intellectuelle de l’Occident et de sa théologie. On observe d’ailleurs que les penseurs ne bâtissent pas leur théorie sans lien aucun avec la notion commune : non seulement ils retombent facilement dans celle-ci lorsqu’ils ne se surveillent pas, et semblent alors oublier les définitions qu’ils ont données, mais ces définitions, pour scandaleuses qu’elles soient parfois aux yeux du public, gardent quelque chose de la compréhension ordinaire.

« Vérités » en guerre

Le réalisme classique, respectueux du sens commun, s’en écarte peu dans sa conception de la vérité. Mise au point par la scolastique en son âge d’or (le XIIIe siècle, avec Albert le Grand et Thomas d’Aquin), elle isole comme essentiel le premier élément de la description que nous avons faite : la correspondance avec le réel. La vérité est adequatio rei et intellectus ; l’intelligence humaine est appelée à épouser la structure intelligible de l’objet.

On sait la dette des grands docteurs du Moyen Age à l’égard des anciens Grecs, et l’on attribue volontiers la définition réaliste à la philosophie grecque, en tout cas celle de Platon et d’Aristote. Pour Platon et Aristote, en effet, il s’agit de dire ce qui est ; et ce qui est, c’est l’essence inaltérable de l’objet (2) C’est le doute quant à la possibilité d’accéder au réel par une autre voie, pour mesurer la correspondance, qui fait se détourner de la solution réaliste ceux qui prennent le chemin des idéalismes. Si je ne peux pas tenir côte à côte la structure du réel et celle du discours pour les comparer, je dois me rabattre sur les qualités du discours lui-même ou de son élaboration. Le sens commun estime lui aussi que la vérité se signale par sa cohérence et sa pureté.

Descartes, sans abandonner la correspondance, privilégie les idées claires et distinctes. Kant consomme la rupture : ce sont les règles de sa construction qui font la vérité de la pensée : vérité rationnelle et objective (car tous les hommes doivent s’accorder sur les règles), mais sans ancrage désormais, dans la chose-en-soi. Pour la tradition idéaliste, la connaissance vraie est un rêve bien lié. Lorsque s’efface, comme en notre temps, la conviction qu’un sujet la construit selon les règles, il ne reste plus que la structure, l’inlassable tourniquet des signes qui renvoient les uns aux autres, sans aucun sens qui dépasse leur jeu, et l’on se demande ce qui peut subsister de la notion de vérité.

Lorsque l’accent porte moins sur la formalité du discours, on peut s’intéresser davantage à la procédure d’expérimentation qui semble, dans les sciences modernes, engendrer la vérité. Francis Bacon pose déjà : « Ce qui est, quand on opère, le plus utile, est, en science, le plus vrai » (Novum Organon II, 4). C’est la direction du pragmatisme : la vérité, c’est ce qui réussit. Mais Nietzsche n’est pas loin, avec son renversement de l’idée de vérité : celle-ci n’est plus que le mensonge utile à la vie, « la sorte d’erreur dont une espèce particulière d’être vivant ne peut pas se passer pour vivre » (La Volonté de Puissance, aph. 493).

La solution la plus subtile combine l’intérêt pour le fonctionnement de la pensée et l’intégration de l’expérience tout entière non pas de telle sorte qu’elles se correspondent, mais se confondent strictement, une seule et même chose. Pour Hegel, le déploiement de la logique est, identiquement, l’histoire du monde (l’Absolu dans son devenir) : il peut affirmer cette identité parce que la logique est devenue dialectique ; loin d’exclure la contradiction, elle l’inclut en ellemême comme son moteur. La vérité est ce processus, hors duquel il n’y a rien : tout est vrai à son heure, et rien ne le reste (l’Esprit absolu, dans ce devenir qu’il est lui-même, peut faire que ce qui a été n’a pas été ! Cette pensée impensable de Hegel fait songer aux révisions de l’historiographie soviétique !) ; Hegel observe seulement que le devenir, implacablement logique, va vers la synthèse totale : accomplissement de la vérité. A partir de Hegel (le Platon de notre modernité, à en croire F. Châtelet), les accents peuvent se diversifier : sur la totalisation de l’histoire ; sur le mouvement même (« mort immortelle ») ; sur l’avenir comme source du mouvement (à l’opposé du passé où il se fige). L’esprit de Hegel s’est réveillé dans la théologie des vingt dernières années, et l’emprise du marxisme sur l’intelligentsia y a été pour quelque chose. Un Pannenberg loge la vérité dans la totalité finale. Un Moltmann proclame la vérité à venir et ose la définir comme inadequatio rei et intellectus4. Polémiquant contre la notion réaliste, le catholique Leslie Dewart écrit : « Ainsi, ce n’est pas l’inadéquation de l’esprit et de la réalité qui constitue l’erreur, mais c’est le fait d’être dans une situation qui prive la pensée de tout avenir. […] Inversement, la vérité est ce qui rend possible et facilite l’auto-création de la conscience humaine »5. Comment discuter avec Dewart ? Il ne prétend pas que son affirmation corresponde à ce qui est : seulement qu’elle donne de l’avenir à sa pensée ! Si l’avenir le plus beau est la correction de l’erreur, il faut conclure que la vérité, c’est l’erreur ! 

4 J. Moltmann, Théologie de l’espérance, trad. Françoise et Jean-Pierre Thévenaz, Paris, Cerf-Mame, 1970, p. 127. 

5 « Unité et vérité », Lumière et Vie, t. XX, n° 103 (juin-juil. 1971), p. 79.

Pour rompre le charme totalitaire du système hégélien, Kierkegaard invente la vérité-subjectivité, mesurée par la passion de l’infini dans l’individu, d’autant plus pure que les apparences sont plus contraires et le risque plus fou. « Si le comment de la relation est dans la vérité, l’individu est dans la vérité, même s’il s’attache à la non-vérité » : le païen, explique-t-il, qui se prosterne avec une passion infinie devant son idole est dans la vérité, quand le bourgeois luthérien de Copenhague, récitant placidement le Credo, n’y est pas. 

Ce n’est plus à l’objet ni au discours que se rapporte la vérité existentielle, mais au sujet (que la conception commune, remarquonsle, n’oublie pas complètement). L’intention du « témoin de la vérité » (qu’a quand même été Kierkegaard) n’est pas de favoriser le subjectivisme, mais de rappeler la différence qualitative infinie du temps et de l’éternité, d’attester l’abrupt ineffable de la majesté divine, de dénier à toute objectivité mondaine la moindre adéquation à la réalité de Dieu, d’enlever à l’homme toute sécurité terrestre et lui interdire ainsi de se réserver devant l’absolu. L’existentialisme a surtout retenu l’opposition du savoir objectif et de la vérité-subjectivité conçue comme son contraire. De 1920 à 1955, un vent kierkegaardien a soufflé sur la théologie. On peut tenir pour représentatif un modéré comme Emil Brunner : il définit la Vérité comme rencontre, la vérité du rapport personnel « Je-Tu » (le rapport Je-lui, objectivant, tombe déjà dans l’impersonnel) ; il y a certes une vérité scientifique, rationnelle, objective, des choses, mais elle cesse de valoir, radicalement, dès qu’il s’agit des personnes et de Dieu. La Parole de Dieu n’est vérité que dans l’instant, comme interpellation et rencontre ; l’Ecriture, la doctrine peuvent la servir mais n’en livrent qu’un écho fragmenté et n’en peuvent porter le titre. On ne peut pas dire que cette conception ait aujourd’hui disparu sans laisser de trace… G. Gawlick (dans son article « Wahrheit » de la R.G.G.) observe que les définitions sont autant de « sténogrammes des théories philosophiques sur l’être ‘véritable’ ou la ‘vraie’ connaissance ».

Les conceptions les plus influentes sur la théologie de notre siècle, cependant, se réclament d’une conception biblique, ou plus souvent « hébraïque ». Opposée à la notion « grecque », la vérité de la mentalité israélite serait purement personnelle : fidélité, intervention libératrice pour fonder la communion ; elle n’aurait rien d’une doctrine ; elle tolérerait, sans même qu’elles l’égratignent, les contradictions et les erreurs de fait ; ultimement, elle serait la personne du Christ et rien d’autre. Ou, pour renvoyer l’écho du discours plus récent : la vérité biblique, aux antipodes (de nouveau) de la pensée grecque avec ses idées intemporelles, est vérité de la promesse, mobile avec l’histoire qu’elle fait avancer, tendance toujours réinterprétée qui projette vers l’avenir. Est-ce à tort ou à raison qu’on invoque ainsi l’appui des Ecritures ?

Pour répondre à cette question, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une assez vaste enquête. Comme James Barr nous en a utilement avertis, l’étymologie, si suggestive que soit l’émergence d’un terme nouveau dans la fraîcheur de sa naissance, ne livre pas toujours le sens. Un même mot peut servir divers concepts, et plusieurs mots, le même ! Il faut passer en revue les usages variés, les propositions qui emploient les termes et mettent en jeu la notion ; essayer de les relier harmoniquement les uns aux autres, mais sans exiger d’avance l’unification de la grammaire des emplois. Il faut garder un oeil sur les thèmes avoisinants. Il faut se rappeler quels motifs fondamentaux, sous-jacents, orientent la façon de voir le monde et déterminent les décisions. « Et c’est ainsi que nous allons faire, si Dieu le permet »…

La vérité dans l’Ancien Testament

Le mot « vérité » dans nos versions de l’Ancien Testament correspond presque toujours à l’hébreu ’éméth ; en revanche, ’eméth n’est pas toujours traduit vérité : on le rend souvent par « fidélité ». Cette dernière équivalence (parfois contestée), donne une première idée des connotations du terme. La version grecque (des LXX), outre alêtheia, traduit quelquefois pistis (fidélité, sûreté) et dikaiosunè (justice) (3).

Lumière de l’étymologie ! Nous connaissons tous la racine ’mn, d’où procède ’éméth ; elle est encore très présente parmi nous sous la forme du mot Amen (le « Dieu de vérité » d’Es 65,16 est littéralement le « Dieu d’Amen ») ! C’est la robustesse qu’elle évoque à l’origine, la solidité, la fermeté. Des colonnes du Temple (2 R 18,16) portent un nom qui atteste ce sens concret originel : ce sont les ’omenoth (de la même racine). Par un glissement très naturel, le verbe revêt au causatif un sens fort courant, de première importance : il signifie « s’appuyer sur », « se lier à », et, par conséquent, « croire ». [L’avertissement du prophète Esaïe joue sur le mot : « Si vous ne croyez pas, vous ne serez pas établis » (Es 7,9) ; la Bible de Jérusalem l’imite astucieusement en français : « Si vous ne tenez à moi, vous ne tiendrez pas », et la Bible à la Colombe : « Si vous n’êtes pas fermes (dans votre confiance), vous ne serez pas affermis (dans votre défense) »].

Quant au nom dérivé ’émûnâ, enfin, il désigne la foi, la confiance, la fidélité. Dans sa famille linguistique, la vérité hébraïque se trouve donc intimement liée à la foi : c’est le fondement digne de foi, l’appui qui répond à l’attente qu’on met en lui, le soutien stable qui ne fléchit pas, le rocher inébranlable du refuge, le chemin qui conduit au but. Un mot français rappelle fidèlement le climat psychologique et les idées associées à ’éméth : le mot sûreté, dont le sens se ramifie de façon très semblable.

L’usage profane

De vérité, il est d’abord question entre les hommes, à propos de leurs affaires quotidiennes. Elle s’attache au caractère des personnes, celles sur qui l’on peut compter, les « hommes de vérité » choisis comme juges ne sont ni des scientifiques ni des spéculatifs, mais des hommes intègres, sûrs, hommes de confiance (Ex 18,21). Puis, du caractère, on passe au comportement : « faire » la vérité, c’est demeurer stable dans ses voies, ferme et fidèle dans sa ligne de conduite, sans faire soudain faux-bond au partenaire confiant. Du coup, c’est la parole qu’intéresse avant tout la vérité. Par la parole, les hommes sont les uns pour les autres, font alliance et se promettent soutien ; la vérité de leurs rapports sera concrètement la vérité de leurs paroles, à l’opposé du parjure et du faux serment (Jr 5,1-3).

Le lieu d’élection de la vérité, c’est la parole (Za 8,16). Lorsque la parole communique la connaissance de faits, à venir, présents, passés, elle n’est pas sûre sans une correspondance avec ces faits, une correspondance permanente qui vaudra pour l’autre comme pour moi s’il s’engage sur ma parole. A titre d’implication et de « moment » secondaire, la notion d’un accord avec le réel marque donc quelquefois la vérité ’éméth de l’Ancien Testament ; il faudrait être de parti-pris pour le nier. De ses frères qui ont mentionné l’existence de Benjamin, Joseph exige qu’ils produisent l’enfant pour contrôler la « vérité » de leurs dires (Gn 42,16) : puisque les faits s’accordent avec les descriptions qu’on lui avait rapportées, elle le constate, la reine de Saba s’écrie : « Elle était vérité, la parole que j’ai entendue » (1 R 10,6). Ces exemples ne sont pas contestables.

Un usage profane spécial revêt une importance particulière : l’emploi juridique du mot. Quell y voit même le berceau de la notion hébraïque de vérité. (Cette thèse, difficile à prouver, peut invoquer du moins le rôle capital du droit pour la mentalité d’Israël). Tandis qu’un mot voisin désigne, sans doute, un contrat (’amanah, Ne 11,23), ’éméth vaut pour les conclusions établies d’une enquête soigneuse sur les faits (Dt 13,15 ; 17,4 ; 22,20) juridiquement valables. Fréquemment en compagnie de la justice et du jugement (Jr 4,2), la vérité doit encore caractériser la sentence du juge (Ez 18,8 ; Za 7,9). La notion s’enrichit ainsi d’une nuance nouvelle : la vérité se révèle norme. Tandis que se consolident et s’amplifient les aspects de force et de permanence évoqués par l’étymologie, au voeu de sûreté se combine l’exigence d’un devoir.

Rare, enfin, mais significative, la rencontre des notions de vérité et de témoignage noue tous les fils. Elle campe dans le cadre « forensique » la conception-clé de la vérité, parole sûre (Pr 14,25 ; cf. 12,17).

L’usage religieux

Si l’usage profane d’’éméth oriente utilement l’étude, l’usage religieux du terme prend beaucoup plus de place dans l’Ancien Testament. La vérité ne vient pas encore au tout premier rang des notions religieuses (comme celle de « justice », par exemple) ; elle en est proche, cependant (et le langage de la piété hébraïque met davantage en valeur la solidarité réelle de la vérité et de la justice, de la paix, de l’amour, que la distinction des concepts).

Attribut de YHWH, le Dieu d’Israël : voilà ce qu’il faut dire en premier lieu d’’éméth. Il est le « Dieu de vérité » (Ps 31,6 ; Jr 10,10) ; il garde ’éméth à toujours (Ps 146,6). On pense à la stabilité de son comportement (il est possible de comprendre Ex 3,14 « Je serai ce que je suis »), à la fixité du dessein qui subsiste d’âge en âge (« Dieu n’est pas un homme pour mentir, ni un fils d’homme pour se repentir »). L’image du Rocher (« car qui est Dieu si ce n’est YHWH, et qui est un rocher si ce n’est notre Dieu ? » 2 S 22,32) illustre l’association privilégiée de la vérité divine et de l’éternité, à l’opposé de l’inconstance humaine (« toute chair est comme l’herbe…» Es 40,6ss) et de la versatilité capricieuse que les nations prêtent à leurs divinités.

Vrai Dieu, digne de foi, YHWH l’est, en effet, par opposition aux dieux des païens, ces êtres de mensonge et de vanité, ces « néants » incapables de sauver : après lui avoir donné ce titre, le psaume 31 (qui exalte le Salut de Dieu) l’oppose aux « Riens de tromperie » (Ps 31,7), et c’est dans une diatribe contre l’idolâtrie que Jérémie conjoint magnifiquement pour YHWH les trois titres 62 de « vrai Dieu », « Dieu vivant » et « Roi éternel » (Jr 10,10). En dernier ressort même, la vérité de Dieu ne se contente pas d’exclure le mensonge des Baals ; elle s’affirme contre toute prétention de l’homme : toute force humaine n’est que « chair » et malheur à qui prend la chair pour appui… Le psaume 146 célèbre l’’éméth divine, après avoir dénoncé, justement, ceux qui se confient en l’homme (Ps 146,3). Dieu seul est sûr, Dieu seul est vrai !

La note juridique s’affirme ici aussi, à propos de l’’éméth du « Juge de toute la terre » : ses jugements sont vérité (Ps 111,7s.) : il est témoin véridique (Jr 42,5). La pensée de l’alliance, cependant, domine tout ce côté de la notion. C’est à l’intérieur de l’alliance qu’opère et se révèle la vérité de Dieu : Dieu tient ses engagements, il exige une obéissance pareille, il sanctionne l’infidélité (ainsi la vérité doit caractériser l’homme aussi, comme partenaire de Dieu, Ps 15,2). Sans arrêt revient, à propos de l’alliance, l’association typique d’’éméth et de héséd : déjà dans ce sommet, la très intime révélation à Moïse (Ex 34,7) et encore dans de nombreux psaumes, dont le psaume prophétique 85 qui semble dans l’esprit de Jean, avec le souvenir de l’Exode, lorsqu’il reprend à son tour la fameuse formule « la grâce et la vérité » (Jn 1,14.17) (4).

Le terme associé, héséd, est aussi intéressant qu’’éméth ; il a même fait l’objet d’études plus nombreuses. En lui se rejoignent la passion et le droit, la pitié du coeur et le respect du contrat : si, à l’origine, le sens parait proche de la « consistance » (ainsi la TOB en Es 40,6), on peut essayer de le traduire « amour fidèle », ou, mieux encore, « généreuse loyauté ». Les deux termes, « divine sûreté » et « généreuse loyauté », se recouvrent-ils, quasi-synonymes (hendiadys), ou, au contraire, sont-ils nettement différenciés ? A l’origine on paraît s’intéresser davantage au chevauchement qu’à la distinction : les notions communiquent et déteignent l’une sur l’autre ; mais l’évolution ultérieure les distingue plus précisément : elle accentue pour héséd le sens de miséricorde rédemptrice, et pour ’éméth, de certitude et de norme pour la connaissance. L’association, du moins, contribue à lier très étroitement la vérité de Dieu à son alliance.

Plus encore que dans leurs paroles, pour les hommes, c’est dans la Parole de Dieu que se concentre, et se condense, sa vérité. Le psaume 119 y insiste, et déclare avec force : le rôsh de ta parole est ’éméth, c’est-à-dire : le principe, le fondement, la somme, la totalité, l’essence, de ta parole est la vérité (Ps 119,160 ; cf. vv. 43.142.151 ; l’affirmation conjointe aux vv. 142 et 160 concerne l’éternité, la permanence à jamais). L’affirmation vaut pour les trois formes de la Parole révélatrice, et pour chacune séparément : la Torah de Moïse, les oracles des prophètes et l’enseignement des sages. Pour la Loi, elle revient fréquemment, au point qu’on appelle celle-ci naturellement « loi de vérité » (Ml 2,6). Il s’agit sans doute d’abord de la valeur de vie, de la fiabilité, des directives, et de l’autorité indissoluble des commandements, dont rien ne passera, dira Jésus, avant les cieux et la terre (Mt 5,18). Un double distique fort intéressant associe la pureté (aucune scorie), l’invariance éternelle, la vérité, et la cohésion de tous les éléments, l’harmonie « systématique » : « La crainte de YHWH est pure, fixe (’ômédéth) à perpétuité ; Les sentences de YHWH sont vérité, elles sont justes ensemble » (çâdeqû yahdâw).

Il convient de rappeler que l’Instruction fondamentale accordée à Israël ne se réduit pas à une collection de préceptes pour la pratique du peuple élu, ni même au rappel des hauts faits du Dieu rédempteur : elle livre une certaine connaissance de Celui qui se révèle dans ses actes et qui parle comme il agit. Moïse rend compte de l’explication du Nom et du passage devant lui de la Gloire (Ex 3 et 34) ; il lui a été donné de contempler la « forme » de YHWH (Nb 13,8). On ne doit pas exclure cette dimension cognitive quand on affirme la vérité de la Torah.

L’annonce prophétique, dont rien ne « tombe à terre » mais qui traverse, « dressée », les tempêtes de l’histoire (yaqûm ; Jr 44,28s. ; cf. Es 40,8 ; 1 R 2,4 ; etc.) n’est pas moins « vérité » (2 S 7,28). Ce qui vaut de la Loi vaut par extension des textes prophétiques, car Dieu envoie les prophètes à la suite de Moise, comme lui (Dt 18,15ss) ; la note originale, c’est l’accent sur la correspondance entre l’annonce et l’événement. Dans le grand procès de YHWH avec tous les peuples, il cite à comparaître les témoins, pour qu’on puisse dire des prédictions accomplies : ’éméth (Es 43,9s.) ! Par cette vérification se font reconnaître les vrais prophètes (Dt 18,21s. ; Jr 28,9). Achab lui-même avait à l’esprit cet aspect de la vérité quand il a sommé Michée de cesser d’imiter ironiquement les prophètes à sa solde, et de lui dire « seulement la vérité » (1 R 22,16). On sait que le second critère d’authenticité, ou plutôt le premier, était l’accord « canonique » (avec la révélation déjà reconnue ; cf. Dt 13,2-4 ; Jr 28,8) : effet de la cohérence du vrai. Car il ne s’agit pas seulement, dans la parole des prophètes, des événements mais de celui qui les opère, et ne change pas (Ml 3,6) : la formule caractéristique « Et vous saurez que moi, je suis YHWH » signifie 64 que l’inspirateur du message, qui parle par le prophète, montrera dans les faits comment il assume les connotations seigneuriales du Nom YHWH (5). La vérité de l’oracle est aussi « théologique ».

Pour la Sagesse révélée, puisqu’elle était au commencement auprès de Dieu, engendrée dès avant tous les mondes (Pr 8,22ss), on n’en doutera pas, même si la plupart des maximes concernent la conduite de tous les jours. Elle aussi a la vérité pour synonyme (Pr 23,23), et cela vaut de toutes ses maximes (Pr 8,7 ; Qo 12,10).

Le mâshâl qui conclut l’Ecclésiaste paraît associer à la vérité l’ordre juste et l’inspiration d’un « pasteur unique » : affirmation de l’unité interne que les lecteurs avertis sauront discerner sous l’apparence du désordre et de la contradiction (Qo 12,11). On s’achemine ainsi vers une conception plus restreinte et plus précise, celle de la vérité-doctrine. Cette ligne rejoint la ligne prophétique chez Daniel : ’éméth paraît désigner une fois la religion authentique, renversée par la corne arrogante (Dn 8,12) et, plus souvent, la connaissance exacte du projet céleste (Dn 10,1.21 ; 11,1). Dans les Ecritures si diverses, la Parole est vérité : les directives que Dieu donne indiquent le chemin de la vie, les desseins qu’il dévoile se réalisent dans les faits, la connaissance qu’il accorde permet une communion intelligente avec lui. En retour, il exige l’Amen, la reconnaissance et l’obéissance de la foi.

Commentaire : ’éméth et alêtheia La comparaison avec la notion grecque fait ressortir les traits originaux de la vérité ’éméth, et peut servir de tremplin à un commentaire plus général. Les différences entre alêtheia et ’éméth sautent aux yeux, mais il faut noter qu’elles ne signifient pas toujours opposition irréductible. Des ressemblances se discernent aussi, mais il faut relever combien les perspectives sont alors étrangères ! On remarque d’emblée le rétrécissement du champ : alêtheia n’intéresse que la connaissance, alors qu’’éméth fonde la vie ! Le moment cognitif, cependant, s’il est secondaire, appartient bel et bien à la vérité « hébraïque », et son importance tend à croître au cours de l’Ancien Testament (en particulier dans la littérature sapientiale) : la différence d’amplitude n’implique pas opposition symétrique.

Un contraste éclate ensuite, plus décisif : alêtheia se rapporte exclusivement à l’objet, impersonnelle ; ’éméth, certes, caractérise l’objet, mais tel que le sujet s’y lie ; et son lieu propre, c’est le rapport des personnes. Les deux notions s’opposent comme la recherche de l’Idée et le don du Nom. Il y a plus ici qu’une nuance : c’est l’antithèse des options spirituelles qui se trahit, malgré la priorité commune à l’objet et l’accent commun sur la parole. Encore faut-il voir que l’antithèse n’empêche pas les deux notions de se chevaucher, de coïncider à toutes fins « utiles », dans la zone des communications banales. L’Ancien Testament s’inquiète bel et bien de corres pondance avec le réel. Et même quand il ne s’agit plus de banalités : puisque YHWH s’atteste vrai Dieu par la concordance du dit et du fait !

D’un troisième point de vue, les deux notions semblent se rejoindre : en associant la vérité à l’être stable, permanent, réel, opposé au non-être du mensonge. Cette rencontre n’est pas illusoire, mais il faut sans tarder démasquer l’équivoque cachée. Pour les Grecs, la réalité permanente, c’est la forme abstraite qui échappe au devenir.

Pour l’Ancien Testament, ce sont les institutions et les interventions de Dieu dans l’histoire, ses projets et ses oeuvres, qui tiennent quand tout s’écroule ; si Dieu, comme Dieu de vérité, domine les vicissitudes du temps (Dn 2,21), il y entre également en vertu même de sa souveraineté.

La vérité des prophètes ne dédaigne pas, dans le réel, le singulier et le sensible ; elle reprend en compte toute la plénitude concrète de l’expérience historique, et son éternité n’est pas plus l’intemporalité rêvée des Grecs que l’immuabilité divine n’est l’immobilité du pur intelligible. La polémique contre le néant change de sens : il ne s’agit plus de déprécier le terrestre mais de dénoncer le péché. Ici et là on oppose la vérité divine à l’idole : pour la Bible il s’agit du Dieu servi par le païen : pour Platon, eidolon, c’est l’apparence !

On peut comparer sur un autre point encore. Si l’étymologie d’’éméth ignore l’idée de manifestation, de dévoilement, qu’exprime le terme grec, c’est une idée biblique aussi. Le verbe galah, révéler, le dit expressément, et il importe pour la notion de vérité. Des deux côtés, on la dit lumière ; sans avoir subi d’influence grecque, le psalmiste prie : « Envoie ta lumière et ta vérité, qu’elles me guident » (Ps 43,3) (6). Similitude ? Là encore, discernons la différence ! Le dévoilement intervient dans deux mouvements de sens inverses, ici de par le pouvoir de la raison naturelle, qui remonte jusqu’au divin ; là de par l’initiative gracieuse de la grâce du Seigneur, qui condescend.

Pour les Grecs, l’homme découvre l’Etre ; dans la Bible, Dieu se découvre à l’homme. Lorsqu’on élargit le débat, et qu’on pense à l’éventail divers des notions de vérité, la conception de l’Ancien Testament se signale par la conjugaison de caractères qu’on n’a pas l’habitude de trouver réunis. La vérité ’éméth lie indissolublement le personnalisme et l’objectivité. Elle ne perd jamais de vue le sujet, son engagement, sa foi : elle intéresse premièrement le dialogue des personnes mais elle ne dépend pas du sujet qui la reçoit (ou la rejette) ; elle veut être pour lui, mais elle est avant lui. Toute sa valeur de sûreté-solidité tient à cette objectivité, que renforce la puissance de norme, et qui permet d’intégrer un moment « réaliste ». De même, cette vérité revendique une origine divine exclusive et « s’incarne » dans le plein de l’Histoire. Dieu seul est vrai, et possède à lui seul la sagesse et la science véritables, à l’homme inaccessibles ; mais sa vérité n’est pas pour autant une Idée céleste, une notion-limite, une promesse « eschatologique » seulement ! Elle est la prescription précise, la promesse concrète, l’instruction éprouvée, la prédiction qui se réalise. Personnalisme, objectivité, divinité, historicité : non seulement ces traits se combinent de façon originale, mais sans effort, sans tension, et sans atténuation : chacun souligné avec la plus grande force.

Un rapprochement très éclairant s’impose à propos des deux couples signalés : ils paraissent solidaires de la proximité véritéparole. La parole fait communiquer les personnes, mais précisément sur le mode objectif, à l’opposé du silence mystique ou du délire passionnel. D’autre part, Dieu nous est seulement connu par sa parole : voilà qui atteste la souveraineté de son initiative ; mais il a bien voulu parler notre langage : voilà une des dimensions de sa « visitation » historique (paqad), de sa descente jusqu’à nous !

La vérité dans le judaïsme intertestamentaire

Pour définir la compréhension « biblique » de la vérité, les textes juifs de la période intertestamentaire n’entrent pas en ligne de compte directement. Mais sans les revêtir d’une autorité « deutérocanonique », nous ne pouvons pas ignorer leur influence, ni les allusions que les auteurs du Nouveau Testament font à plusieurs d’entre eux. L’histoire de la notion se raconte mal si on les néglige. On y voit nettement s’affirmer l’évolution amorcée déjà dans l’Ancien Testament et qui s’épanouira dans le Nouveau.

Les sapientiaux et le rabbinisme

Dans les deux grands courants du judaïsme classique, la conception vétérotestamentaire évolue peu. Les écrits de sagesse (foyer alexandrin du judaïsme), prolongeant le sens d’’éméth pour les Proverbes, insistent sur l’aspect cognitif et doctrinal de la vérité (Sg 6,22) ; ils rapprochent ainsi les notions hébraïque et grecque.

Les rabbins, comme on peut s’y attendre, exaltent dans la loi « la règle (ou formulation, expression) de la science et de la vérité » (Rm 2,20 : Paul reprend à coup sûr le vocabulaire des docteurs juifs, sans désavouer d’ailleurs leur thèse). Un fait nouveau, en outre, marque la notion de vérité : l’usage de l’araméen. Le terme araméen qûshta remplace ’éméth : or il signifie premièrement « rectitude ».

C’est l’aspect normatif de la vérité, loi de la parole, de la pensée, et de la conduite humaines, que qûshta met « en vedette ». Lorsqu’il est question d’’éméth dans son association avec héséd, on voit bien le contrecoup du déplacement d’accent ; G. Kittel (dans le Wörterbuch, dictionnaire qu’on évoque généralement sous son nom) note que pour se distinguer de l’autre terme (grâce), ’éméth prend jusqu’au sens, parfois, de jugement (din) !

Qumrân

Le judaïsme « hérétique » des Qumrâniens n’a sans doute jamais constitué, par le nombre, une très grande force, mais son importance n’est plus à démontrer pour l’intelligence des commencements chrétiens. A propos de la notion de vérité, justement, les manuscrits de la Mer Morte attestent un tournant remarquable, qui prélude directement aux nouveautés néo-testamentaires. Pour la première fois, on fait du terme un usage massif, et la notion devient un pivot cardinal de la vie religieuse. En outre, alors que l’Ancien Testament la suggérait à peine, c’est une résonance polémique vigoureuse, dans le grand combat de la Lumière et des Ténèbres, que prend la « vérité ».

Ces deux traits sont liés, et semblent dépendre de la façon même dont la secte se définit. La « Communauté de la Nouvelle Alliance », comme elle s’appelle, se coupe d’un Israël apostat et d’un sacerdoce mensonger pour être le véritable Israël. Si ’éméth garde souvent son sens vétéro-testamentaire (on parle toujours hébreu à Qumrân, et un hébreu imprégné de réminiscences bibliques), si l’alliance étroite avec la justice légale donne une saveur judaïque, 68 et non pas hellénistique ou gnostique (7), l’aspect doctrinal et normatif s’accuse et la vérité devient clairement, dans certains passages, l’interprétation particulière de la Torah par la secte. Les rouleaux de la Règle de la Communauté (1 QS) et des Hymnes (1 QH), documents fondamentaux, contiennent des formules éloquentes. Les adhérents sont des « volontaires pour Sa vérité » (1 QS 1,11 ; 5,10) : ils se sont « convertis » vers elle (1 QS 6,15), et sont devenus ses témoins (1 QS 8,6), « fils de vérité » (1 QH 6,29 ; 7,30 ; etc.) ; ils la « trahissent » s’ils quittent la secte (1 QS 7,19). La « Communauté de sa vérité » (1 QS 2,26) est aussi plantation (1 QH 8,10), et maison d’’éméth (1 QS 5,6 ; 8,9) ; Ecrit de Damas, A, 3.19). Elle est même dite « fondement de vérité » (1 QS 5,5), ce qui fait invinciblement penser à la recommandation de Paul sur l’Eglise du Dieu vivant, « maison de Dieu », « colonne et support de la vérité » (1 Tm 3,15). De plus, il est souvent question du ou des « secrets » (« mystères ») de vérité – que comprennent et connaissent les membres (1 QS 9,18 ; 1 QH 5,26 ; 10,4 ; 11,9.16).

Enfin la Règle dépeint le vaste combat cosmique des Deux Esprits, principes de Lumière et de Ténèbres : ce sont l’Esprit de Vérité et l’Esprit de Perversion (1 QS 3,18ss et 4). On mesure la portée de cette constatation – expression typiquement qumrânienne – lorsqu’on en fait une autre : le titre « Esprit de Vérité » ne se trouve qu’en deux endroits : à Qumrân et chez Jean, dans la première Epître et dans le quatrième Evangile ! Nous sommes bien aux portes du Nouveau Testament.

La vérité dans le Nouveau Testament

La vérité vient au premier rang des notions du Nouveau Testament, mais quelle vérité ? Les auteurs écrivent, bien sûr, alêtheia ; en même temps, ce sont des juifs, et leur piété s’enracine dans l’Ancien Testament : pensent-ils ’éméth, voire qûshta ? Il paraît prudent de ne rien exclure : les deux traditions se combinent, mais dans quel rapport ? La signification restreinte d’alêtheia s’élargit et s’enrichit des associations d’’éméth ; la notion « hébraïque » s’affine, se précise, souligne mieux ses contours. Comme le dit Vrielink avec humour : « Japhet habite sous les tentes de Sem » (8) (cf. Gn 9,27). Mais sur le degré exact d’hellénisation les avis diffèrent, à propos de Jean, surtout, le grand théologien de la vérité. A l’intérieur du Nouveau Testament, en effet, l’inégalité et la diversité frappent d’emblée : dans la fréquence du terme, dans la portée théologique du thème, et sans doute, dans la coloration, ou l’orientation, du concept. Nous tenterons d’en discerner le sort dans les principaux groupes d’écrits du Nouveau Testament, classés non dans l’ordre historique mais (sans rigidité) selon le « tour » théologique.

La catéchèse fondamentale

Dans un premier groupe, pour la commodité de l’exposé, nous rangerons les récits qui semblent livrer la prédication apostolique commune, l’enseignement chrétien « de base ». Les marques de la reprise réflexive, qui font la joie des chercheurs de la Redaktionsgeschichte, y restent discrètes ; les auteurs ou éditeurs insinuent plus qu’ils n’explicitent leur intelligence personnelle de la foi.

Les Evangiles synoptiques et les Actes, donc, l’Epître de Jacques et la Première de Pierre font intervenir très peu la notion de vérité. Lorsqu’il en est question, c’est dans un sens banal, « réaliste », qui fait s’équivaloir « vraiment » et « réellement ». Il s’agit surtout de la formule ep’alêtheia, qui peut doubler le « Amen, amen » favori de Jésus (Lc 4,24s.). Dans la bouche des légistes juifs, il signifie clairement la rectitude doctrinale (Mc 12,14.32). Le livre des Actes offre deux exemples remarquables. Il oppose la vérité de l’expérience réelle à la subjectivité de la vision (Ac 12,9), et les paroles de vérité, ou de bon sens, aux égarements de la folie (Ac 26,25). Jacques, cependant, use pour l’Evangile du titre « parole de vérité » (Jc 1,18) avant de l’appeler loi parfaite, loi de liberté (1,21-25) : c’est l’amorce d’un emploi plus original et plus important (cf. 5,19). Et Luc, une fois, à propos des richesses spirituelles, rapproche le céleste et le véritable, réservés aux enfants de lumière, et les contraste aux richesses injustes des enfants de ce siècle (Lc 16,11 ; cf. 8,9) : une nuance nouvelle semble se dégager (9).

Le même évangéliste Luc met en valeur, dernier mot de son élégant prologue, l’asphaleia des affirmations de la « catéchèse » : le terme évoque la solidité sans faille de l’information proposée (le radical sphal- signifie le faux-pas, la faute, l’erreur) : en même temps, Luc déclare écrire akribôs, avec cette exactitude dont Josèphe faisait une qualité primordiale de l’historien (Lc 1,3s.). Le choix de ces mots, à cet endroit, montre quelle norme l’évangéliste attribuait au discours : la compréhension de la vérité n’est pas loin.

Paul

Dans les Epîtres de Paul, le terme apparaît souvent, mais l’usage en est très fluide, la signification multiple. Tantôt alêtheia couvre la notion bien connue de l’Ancien Testament, il s’agit de la sûreté du Dieu fidèle à sa promesse (Rm 15,8) ; tantôt un sens moral convient mieux : il faut penser à la véracité, à la droiture qui s’opposent à la malice et à l’injustice (1 Co 5,8 ; 13,6), à l’équité du juge (Rm 2,2), ou à l’accord entre les paroles des lèvres et les sentiments du coeur (Ph 1,18) ; tantôt la vérité est la conformité aux faits comme la « vanterie » de Paul à propos de son ravissement au troisième ciel (2 Co 12,6 ; cf. 7,14 ; 11,10.31) ; tantôt on peut dire le sens « typiquement grec » : la vérité de Dieu, c’est son Etre dévoilé, la manifestation de ce qu’on peut connaître de lui, l’invisible « contemplé par l’intelligence » (Rm 1,18-20).

Paul innove, cependant, sur un point important. De façon délibérée, trop souvent pour qu’on parle de rencontre épisodique, Paul lie étroitement la vérité et l’Evangile. La Parole de vérité, c’est l’Evangile du Salut (Ep 1,13 ; cf. Col 1,5s.) ; la vérité de l’Evangile, sur laquelle il ne saurait transiger, tient ou tombe avec la doctrine décisive de la liberté chrétienne à l’égard de la loi (Ga 2,5.14 ; 5,7). Lui qui n’altère pas la parole de Dieu, il publie la vérité et se recommande ainsi à toute conscience d’homme devant Dieu (2 Co 4,2). Quel sens donne-t-il à cette association remarquable, Evangile-vérité ? Elle rappelle bien d’autres thèmes pauliniens : l’Evangile, fruit de la promesse, invite à la foi ; cette foi est obéissance de coeur à la règle de doctrine (Rm 6,17) ; la réalité de la Résurrection qu’il annonce atteste que la foi n’est pas vaine (1 Co 15,14-16) ; par lui resplendit la connaissance de la gloire de Dieu, en la personne (sur le visage) de Christ (2 Co 4,4.6). Le lien à l’Evangile fait ainsi briller les facettes principales de la notion de vérité !

La lutte contre la gnose

Le « bon combat » contre les formes primitives de gnosticisme mobilise de plus en plus l’énergie de Paul dans la seconde moitié de son ministère. Cette situation de polémique affecte la notion de vérité, et de la même manière dans les autres épîtres du Nouveau Testament qu’on sent dirigées contre le gnosticisme naissant ou le pré-gnosticisme.

La vérité devient synonyme de saine doctrine, formule-clé des Pastorales : c’est le « bon dépôt » ; de même, dans ses deux courts billets à Kyria et Gaïus, Jean ne répète pas moins de dix fois alêtheia, et il s’agit de la « doctrine du Christ » que renient les faux docteurs.

On rencontre plusieurs fois l’expression stéréotypée : epignôsis alêtheias (par ex. 2 Tm 2,25), fort intéressante. Le terme epignôsis, « connaissance exacte », « reconnaissance », en effet, est lui aussi caractéristique de ce genre de littérature : utilisé vingt fois en tout dans le Nouveau Testament, il revient quatorze fois dans le seul groupe des épîtres suivantes : Ephésiens, Colossiens, les Pastorales et 2 Pierre, dont on ne contestera pas la saveur anti-gnostique. Le fait doit frapper (et d’autant plus que cette concentration ne vaut pas pour le verbe). 

Nous risquons une hypothèse : s’agirait-il d’un contre-slogan ? Les hérétiques fanfaronnaient : « gnôsis ! » ; les orthodoxes répliquaient : « Epignôsis ! » : connaissance exacte, selon la vérité, de la saine doctrine et des « sentences sûres » (pistoi logoi). Dans la même perspective, on peut le noter, la vérité s’oppose aux « mythes » sans fondement historique (2 Tm 4,4 ; Tt 1,14 ; cf. 2 P 1,16ss).

L’Epître aux Hébreux

L’Epître aux Hébreux est à part. Elle ne met pas souvent en jeu la notion de vérité, mais elle fait vibrer une corde nouvelle, et prépare la voie (sur ce point comme d’autres) à la pensée johannique. L’usage original qui s’esquisse reflète sans doute l’influence grecque, mais reprise et travaillée par une pensée historique : alêthinos décrit les réalités (spirituelles) de la Nouvelle Alliance, contrastées aux figures (charnelles) de l’Ancienne (He 8,2 ; 9,24).

Jean

L’Evangile et les Epîtres de Jean donnent à la notion de vérité un poids et une plénitude incomparables. D’ailleurs, comme il le fait pour d’autres termes (temple, élévation), l’Evangile joue sur les divers sens possibles du mot : « dire la vérité », comme l’a bien vu Bultmann, signifie banalement « ne pas mentir », mais aussi, à un second niveau, « proclamer l’unique révélation » (Jn 8,40.45). 

On dirait que les diverses traditions évoquées ici se fondent dans le creuset johannique ! La vérité-sûreté paraît 72 impliquée par l’invitation constante à croire le témoignage ; la vérité-dévoilement, par le thème de la lumière qu’est le Logos du Père invisible bien que Dieu ne soit pas appelé vérité, mais sa Parole seulement (10) ; la véritérectitude, par l’exhortation à pratiquer la vérité. La vérité s’oppose aux ténèbres, comme à Qumrân. Elle ne manque pas non plus d’être associée à la doctrine (Jn 8,31s. ; 16,13 ; 1 Jn 2,21). Jean, comme on l’a vu, reprend le couple ’éméth-héséd (Jn 1,14.17) : il distingue (sans séparer) la grâce et la vérité, et, méditant profondément leur dualité, il fait même courir leurs deux fils dans tout son livre : la vérité et la grâce correspondent à la lumière et à la vie (Jn 1,4), puis aux deux grandes désignations : « la Parole faite chair » (Jn 1,14) et « l’Agneau de Dieu » (Jn 1,29), donc aux deux aspects de la médiation de Jésus-Christ, Révélateur et Rédempteur. Cette reprise donne une idée de la richesse et de la puissante élaboration des notions johanniques, sous l’apparente simplicité du style !

Il faut tenter, cependant, de résumer les développements nouveaux. Jean, tout d’abord, prolonge l’usage introduit par l’Epître aux Hébreux : Jésus apporte la vérité qui succède aux figures de l’Ancien Testament : il est le vrai pain du ciel, le vrai cep du vigneron divin ; il apporte la vérité où Moïse n’avait pu qu’introduire la loi (Jn 1,17) : le culte dont il est médiateur ne se lie plus au Temple extérieur, il est en esprit et en vérité (Jn 4,23 ; l’interprétation que nous retenons de ce texte disputé était déjà celle d’Origène). La vérité est réalité d’en-haut, céleste, de l’Esprit – et non plus d’ici-bas. Le contraste, d’ailleurs, déborde le rapport à l’Ancienne Alliance, et s’étend au combat contre les idoles : « vraie » lumière pour éclairer tout homme, Jésus est le Dieu véritable qui dissipe les caricatures mensongères des païens (1 Jn 5,20s.).

Un trait saillant de l’usage johannique mérite ensuite mention. Il associe de façon très étroite vérité et témoignage. Ainsi se confirme l’allure juridique du drame de la foi et du Salut (le thème du jugement revient sans cesse, à la fois à venir et déjà présent). La vérité du témoignage de Jésus tient à ceci : venu d’en-haut, du ciel, il rapporte ce qu’il a vu et entendu (Jn 3,31-33) : il sait d’où il vient, et répète ce que le Père lui a enseigné (Jn 8,14.26.28). L’Esprit, pareillement, conduira dans toute la vérité en énonçant tout ce qu’il entend (du Père et du Fils) : vérité-conformité (Jn 16,13). Cette vérité revêt de même le témoignage de l’apôtre, qui a « vu » (Jn 19,35 ; 21,24) et même « palpé » la Parole de Vie (1 Jn 1,1ss).

A plusieurs reprises, encore, revient, chez Jean, la formule « être de Dieu » (ek Theou) : la question, pour lui, celle qui divise les hommes, c’est : être ou ne pas être de Dieu. Or Jésus rapproche la vérité et l’être ek-Theou, c’est un point intéressant. Qui est-de-Dieu, dit Jésus, écoute ses paroles, et croit à la vérité, mais ses adversaires ne l’écoutent pas parce qu’ils ne sont pas de Dieu (Jn 8,46s.) ; le Diable, menteur, parle de son propre fonds (Jn 8,44). La Première épître établit un lien semblable : l’écoute de l’enseignement apostolique devient le critère de ceux qui sont ek Theou, et de l’Esprit de Vérité (1 Jn 4,5s.). Il est intéressant que le critère concerne la genèse (ou la génération) du discours.

Ce thème, que nous venons de voir généralisé à tous les élus, s’éclaire dans sa concentration en la personne de Jésus-Christ : Jésus est, lui d’abord, de Dieu : seul, il vient du Père, et dans cette procession, il ne cesse d’être un avec lui. L’Evangile traite spécialement des rapports du Père et du Fils à propos de la vérité du témoignage de Jésus. L’enracinement divin de la vérité, peut-on dire, conduit Jean finalement à une présentation trinitaire. Il nous fait entrevoir le fondement même de la vérité dans l’être personnel de Dieu, et c’est sans doute l’ultime aspect qu’il pouvait nous révéler de notre sujet.

Jésus dit : « Je suis… la Vérité » (Jn 14,6). On brandit facilement cette parole, isolée de son contexte, pour nier que la vérité soit doctrine : « c’est une Personne ! ». Cette déduction superficielle veut ignorer l’usage johannique complexe que nous venons de survoler : à coup sûr, ce n’est pas pour dévaluer la vérité de la doctrine (qui est d’abord doctrine de Jésus), mais bien pour l’établir, mais bien pour en révéler le fondement éternel, que Jean nous rapporte cette parole. Elle résume toutes les déclarations de Jésus enracinant la vérité de son message dans son union avec le Père, qui ne le laisse jamais seul, qui a tout remis entre ses mains, et dont il fait pareillement toutes les oeuvres (Jn 8,12 in fine). Dans le contexte immédiat du ch. 14, cette signification est claire. La vérité, comme la vie, qualifie le chemin, thème sur lequel roule la conversation : Jésus s’affirme le chemin selon les deux aspects de la vérité et de la vie : le Médiateur, et de la Révélation, et de la Rédemption ; nous retrouvons le couple lumière et vie, grâce et vérité ! Et Jésus s’explique : qui l’a vu, a vu le Père, car il est dans le Père et le Père est en lui (Jn 14,9s.). Qu’est d’autre le message du Prologue ? La vérité de toute parole de Dieu (à maintes reprises et sous maintes formes !) trouve ici son fondement : le Fils est de toute 74 éternité la Parole, distinct du Père et un avec lui : dès l’origine la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu (Jn 1,1) : s’il peut porter au dehors l’image véritable du Père et nous en livrer l’exégèse (exegesato), c’est que Dieu Monogène (unique engendré), dans cette distinction, il demeure dans le sein du Père (Jn 1,18).

Le Père et le Fils sont un dans l’Esprit. Autre Paraclet, autre Témoin divin, le Saint-Esprit garantit l’unité du Père et du Fils : il inspire Jésus, et non pas avec mesure (Jn 3,34) : il rendra témoignage de lui (Jn 15,26). Rien d’étonnant, donc, si Jean reprend le titre qumrânien d’Esprit de Vérité (quatre fois), associe fréquemment la Vérité et l’Esprit, pour déclarer enfin de l’Esprit ce que Jésus a dit de lui-même : « L’Esprit est la Vérité » (1 Jn 5,6). Comment ? Le contexte éclaire le sens. L’Esprit scelle au coeur du croyant la vérité de la révélation historique de Jésus (que défigurait l’hérétique Cérinthe), avec l’eau et avec le sang, du baptême à la Croix. Il y fait participer, étant lui-même le don procuré par l’oeuvre du Fils. Il se porte garant de la vérité de la Vérité ! Il faut connaître, à l’épreuve de la vie, la vérité de la Vérité. Le Fils descendu jusqu’à nous est le Chemin – la Vérité par son union avec le Père. L’Esprit, qui accompagne la Parole et qui demeure en nous, est le Don – la Vérité par son union avec le Père et le Fils. Ainsi l’unité dans la trinité des Personnes, et leur trinité dans l’unité, nous apparaît le fondement de la communication ad extra de Dieu ; elle nous assure de l’entière vérité de la parole qu’a confirmée ou enseignée Jésus, et inspirée l’Esprit.

D’’éméth-robustesse à l’alêtheia johannique, la notion de vérité a fait du chemin. Pourtant nous pouvons observer dans le Nouveau Testament, et chez Jean, la permanence des quatre caractères qui s’étaient dégagés dans l’Ancien Testament. Bien plus, nous les retrouvons tous quatre accentués et dans la même harmonie. Estelle moins personnelle, la vérité du Nouveau Testament ? Au contraire, ses traits personnels se précisent en Jésus, et devant lui, l’exigence de la décision, de la repentance, et de la foi ! Est-elle moins objective ? Le moment normatif, cognitif, et doctrinal, prend, sans nul doute, beaucoup plus d’importance. La divinité exclusive de la vérité se retrouve soulignée par l’association nouvelle à la réalité céleste, et la coloration plus nettement polémique. Quant à la plénitude historique, n’est-ce pas la grande nouvelle de la Bonne Nouvelle, l’Evangile de l’Incarnation et de la Résurrection ? C’est la « présente vérité » (2 P 1,12), la « véritable lumière » qui « brille déjà », « ce qui est vrai en lui et en vous » (l Jn 2,8). D’’éméth selon Moïse et les prophètes à la vérité du Nouveau Testament, admirable et vivante continuité : on passe de la fleur au fruit. Rien ne serait plus faux que d’opposer la première, personnelle-existentielle, à la seconde, doctrinale-objective (11) : elles sont l’une et l’autre ceci et cela.

Si déjà l’Ancien Testament rapprochait les thèmes de la vérité de la parole, leur intime solidarité éclate dans le Nouveau. Beaucoup plus qu’’éméth, alêtheia se spécialise et concerne la parole : le témoignage qui rapporte fidèlement ce qui s’est passé ; l’Evangile, qui révèle le mystère du plan divin et communique, avec l’Esprit, la vie éternelle ; le Verbe, Parole éternelle de Dieu ! Et Jésus, enfin, pose l’équation : « Ta Parole est la vérité » (Jn 17,17).

Cette concentration, qui a permis de reprendre certaines significations de la conception grecque restées germinales en Israël, est venue à son heure. Quand Dieu parle en son Fils, qui nous « l’explique », et qu’il conclut l’alliance selon laquelle tous le connaissent, depuis le plus petit jusqu’au plus grand (Jr 31,34), il convient que l’accent porte sur l’enseignement du Père, transmis par le Fils et l’Esprit, reçu par l’intelligence spirituellement renouvelée. Peuton aller plus loin que l’équation : la vérité, c’est la Parole de Dieu ?

La vérité est la Parole de Dieu en tant qu’elle est sa Parole, et le reste en parfait accord avec lui, fiable pour nous à tous égards, et requérant de nous, pour que nous soyons, nous et nos paroles, dans la vérité, la conformité, la confession de la foi (et de la sagesse) : que nous disions la parole de Dieu après lui. Telle nous apparaît la notion biblique de la vérité.

Les « vérités » rivales à la lumière des Ecritures Comment se compare le résultat de notre enquête avec les conceptions rivales de la vérité dans notre espace culturel (descendons de la montagne sainte dans la plaine où l’on débat) ? Pour conclure, nous devons, un bref instant, mesurer les affinités et les antipathies, et tenter d’en rendre compte.

La compréhension scripturaire ne coïncide avec aucune des grandes doctrines philosophiques, mais la distance varie.

1) La notion « réaliste » de correspondance avec le réel s’accorde avec l’une des facettes d’’éméth-alêtheia : on ne s’étonne pas trop qu’une longue tradition de docteurs, tous attachés à l’Ecriture, aient pu s’en accommoder ; cependant, la direction du souci est différente, le réaliste perd ce qui pour la Bible est principal (la relation des personnes), et l’ombre plane sur lui d’une tyrannie de l’impersonnel.

2) Le souci de la conception « subjectiviste », au pôle opposé, ressemble davantage à celui qui se décèle dans l’Ecriture : la vérité a bien à voir d’abord avec la foi, et cela, non pas dans l’effort rationnel pour s’abstenir de décider, mais en situation, dans l’histoire ; pourtant le rapport, dans le même souci, semble s’inverser : dans l’Ecriture, la vérité comme sûreté autorise la foi, cette décision sage de bâtir sur le roc, alors que pour l’existentialiste, la vérité se définit à partir d’une foi toute risquée, comme un plongeon dans des eaux inconnues (Kierkegaard a utilisé cette image : se jeter à l’eau pour apprendre à nager). En outre, les attitudes contrastent violemment quant à l’objectivité doctrinale et les affirmations sur les faits.

3) Avec « l’idéalisme », la conception biblique met en valeur la cohérence interne de la vérité, mais sans détacher la forme logique du fond. Plus radicalement, l’Ecriture se rapproche de l’idéalisme en notant l’importance de l’activité constructive du sujet (le menteur tire son discours de son propre fonds), et en faisant se correspondre ultimement parole et parole, esprit et esprit : quand notre parole correspond au réel, elle s’accorde avec la Parole qui ordonne et maintient le réel (Col 1,17 ; He 1,3 ; cf. 11,3 ; etc.) ; cependant la parole de vérité, pour la Bible, s’accorde avec un au-delà d’elle-même, et jamais le discours humain ne devient, comme dans l’idéalisme, sa propre référence (c’est là le propre du mensonge, selon saint Jean !).

4) Selon l’Ecriture, la vérité réussit, si du moins on sait attendre et voir l’invisible ; mais c’est parce que le Dieu de la vérité règne, et non pas, bien sûr, que la définition pragmatiste soit admise.

5) La vérité biblique, enfin, « s’incarne » dans l’histoire, et notre espérance se tend vers sa manifestation glorieuse, quand le voile se lèvera (sens d’Apocalypse), quand toute langue, enfin, la confessera ; mais l’Ecriture ne cautionne en aucun endroit l’idée d’une vérité « à venir », identique au cours de l’histoire ou à son mouvement ; rien ne s’oppose davantage aux connotations de stabilité, fermeté, permanence d’’éméth ! Pour elle, aucune dialectique, aucune incorporation à la vérité du « négatif » : la vérité rejette loin d’elle le mensonge ou l’erreur, sans qu’on puisse « médiatiser », à la moderne, la massive antithèse (1 Jn 1,5 !).

Les plages ou parcelles d’accord trahiraient-elles la présence d’un éclectisme biblique ? On discerne, au contraire, que le motif fondamental de la révélation a permis de préserver la tunique sans couture, la conception unifiée, dont les philosophes se sont partagé des lambeaux.

1) Derrière le réalisme, il y a la domination du monde, présence si lourde qu’elle ne laisse pas s’affirmer le vis-à-vis, mais trop diverse pour ne pas s’écarteler entre les pôles de l’un et du multiple, de l’immuable et du devenir. L’Ecriture affirme la réalité du monde (d’où la mesure d’accord avec le réalisme) mais non pas comme dernière : comme créature d’un Dieu personnel, et l’on échappe au dualisme.

2) L’idéalisme profite de la libération du sujet (un effet de chrétienté), et il fait valoir à juste titre son activité constructive dans la connaissance ; seulement, il manque lui aussi du Dieu créateur ; le sujet se coupe du réel, indépendant de lui, et il se prétend arbitrairement, mensongèrement, autonome. Le Dieu de l’Ecriture, qui a fait l’homme à son image, peut seul tenir ensemble, sans confusion, sans séparation, le monde et l’homme, et appeler cette créature filiale à confesser de façon responsable la Parole de Dieu après lui.

3) Le sujet existentialiste s’alarme du progrès de la science qu’il construit, et qui menace de l’engloutir ; avec l’énergie du désespoir, il s’affirme libre, tout autre que la nature scientifiquement objective ; il ne peut plus concevoir la vérité qu’en rapport avec le jaillissement de sa liberté. Mais l’Ecriture n’a pas besoin d’une opposition forcée, « incroyable », entre la nature et la liberté pour protéger cette dernière : fondée en Dieu, dans le vis-à-vis de l’alliance, la liberté est chez elle dans le monde du Père. Dans la perspective biblique, loin d’exclure l’engagement personnel, l’affirmation la plus théorique est aussi implication subjective, confession de la parole de Dieu : car la création est une, et un le créateur.

4) Quant au culte de l’histoire (dialectique) et de l’avenir, c’est l’effort le plus puissant et le plus pernicieux pour surmonter les vieilles oppositions sans le Dieu biblique (mais non sans détournement sémantique de certains schèmes de la Bible, comme si l’on ne pouvait pas s’en tirer sans imitation) ; seulement c’est au prix du jugement par lequel la vérité juge le mensonge (on devrait reconnaître dès lors l’inanité de tout discours), et c’est au prix du sens même de l’histoire qu’on célèbre. Seule la supériorité absolue, la liberté seigneuriale, du Dieu éternel et vivant par rapport à l’histoire peut donner à son déroulement un dessein sensé ; sans elle, il n’y a d’alternative que celle du fatalisme aveugle et du « Dieu » hasard – absurdes, impensables. Si le Dieu Maître-de-tout conduit l’histoire selon le projet qu’il a formé, elle peut être 78 lieu de la vérité.

Avec le sens commun, semble-t-il, l’Ecriture trouve plus de points de contact qu’avec les doctrines élaborées sur la notion de vérité. Voilà qui justifie peut-être notre suggestion provocante du début, sur le sens commun, sens moins pécheur. Il faut pourtant voir qu’il demeure pécheur : son péché est justement de ne pas voir son péché – « Que Dieu soit reconnu pour vrai et tout homme menteur » (Rm 3,4). Autrement dit, la conception courante ignore la divinité de la vérité, « l’équation » de Jn 17,17 et du même coup, elle ne reconnaît pas l’incarnation historique, la venue, « parousie », de la vérité (2 P 1,12). Elle manque ainsi de fondement pour l’association de traits qu’opère la communication quotidienne : et la combinaison se défait quand cesse la bienheureuse inconscience, quand le philosophe commence à travailler… Elle manque surtout la vérité elle-même, puisque le sens commun, s’il n’a pas trop obscurci la notion du vrai, ne sait pas où le trouver !

La voie nous est donc tracée : celle de la confession qui montre à tous les hommes le fondement d’une notion entière, et leur indique ce qu’en tâtonnant ils cherchent : Qu’est-ce que la vérité ? Ta Parole, notre Dieu, notre Père, est la vérité !

Auteurs
Henri BLOCHER

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1.
« De tous les lambeaux de vérité qui pendent à toutes les erreurs, on ne fait pas la vérité. La vérité est comme la robe de notre Seigneur : elle n’a point de couture » (Alexandre Vinet).
2.
Une nuance, cependant, sépare ce qu’ils appellent alêtheia et la « vérité » du réalisme. « Ce qui est déterminant, c’est qu’alêthia en tant que qualité de ce qui n’est pas caché se rapporte à l’objet, tandis que la vérité se rapporte à l’énoncé ; alêthia est d’abord une qualité du monde en tant que somme des objets ; le terme de vérité, dans nos langues par contre, une qualité du jugement porté sur ces objets » (E. Heitsch, « Die nicht-philosophische ALETHEIA », Hermes 90/1962, pp. 31s., cité par Oswald Loretz, Quelle est la vérité de la Bible ?, Paris, Centurion, 1970, p. 123, n. 11). Attribut de l’être qui émerge dans la lumière de la connaissance plutôt que correspondance : cette différence se creuse en écart significatif quand on poursuit soit dans la direction de Platon, soit dans celle des présocratiques. La splendeur divine du royaume des idées, royaume de la vérité, la sépare pour le platonisme du sensible et du changeant, cet être qui n’est pas vraiment (mê ôn) ; du coup la vérité revêt le caractère d’une utopie (au sens politique aussi, cf. La République), elle ne s’accorde plus avec le réel ordinaire mais plutôt elle le dévalue. En l’absence de ce dualisme, chez les présocratiques, c’est la distinction du sujet qui connaît et de l’objet connu qui tend à se dissoudre, et la manifestation maternelle de l’être, évoquée dans le discours qu’elle précède et qu’elle excède, n’est plus candidate à la discrimination du vrai et du faux ; la conception commune s’estompe et disparaît.
3.
D’après O. Procksch (Theologie des Alten Testaments, p. 606), ’éméth est rendu par alêtheia 86 fois, et par pistis 6 fois ; pour le vocable proche ’émûnâ, les chiffres correspondants sont 21 et 19.
4.
Nous nous permettons de renvoyer à notre étude « La venue du Fils-Logos », Ichthus 47-48 (nov-déc. 1974), pp. 2-7.
5.
On sait que la formule a fait l’objet de vives controverses, où s’est illustré en particulier W. Zimmerli. Pour bien interpréter, nous estimons important le parallélisme avec l’autre formule « Ils sauront qu’il y a un prophète au milieu d’eux » (Ez 2,5 ; 33,33) ; on ne l’a pas assez remarqué. 
6.
Observation de Friedrich Nötscher, « Wahrheit als theologischer Terminus in den Qumran-Texte », Festschrift für Prof. Dr Viktor Christian, herausg. K. Schubert, J. Botterweck, J. Knossloch, Vienne, 1956, p. 91 n. 7. 
7.
10 Ainsi que le souligne R. Schnackenburg, « Zum Begriff der ‘Wahrheit’ in den beiden kleinen Johannesbricfen », Biblische Zeitschrift 11/1967, p. 257.
8.
Jan Hendrik Vrielink, Her Waarheidshegrip, een theologisch onderzock, Nijkerk, G.F. Coilenbach, 1956, pp. 146ss.
9.
J.H. Bernard (sur Jn 1,9) a bien défini la nuance entre alêthinos, véritable, et alêthés, vrai : « L’alêthés tient la promesse de ses lèvres, mais l’alêthinos tient la promesse, plus grande, de son nom. Tout ce qu’implique son nom… il l’est pleinement ».
10.
Contraste avec l’usage grec, que souligne, en critiquant Bultmann, le P. Ignace de la Potterie dans son énorme ouvrage La vérité dans saint Jean, Analecta Biblica 73-74, 2 vols, Rome, Biblical Institute Press, 1977, 1128 pp. ; référence aux pp. 28ss, 46s.
11.
Comme a tenté de la faire, hélas ! un Martin Buber dans son effort pour opposer Zwei Glaubensweisen (1950).

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