1 Moi, je suis le vrai plant de vigne, et mon Père est le vigneron. 2 Tous les sarments, en moi, qui ne portent pas de fruit, il les coupe, et tous ceux qui en portent, il les purifie afin qu’ils produisent un fruit encore plus abondant. 3 Vous aussi, vous avez déjà été purifiés grâce à la parole que je vous ai enseignée. 4 Demeurez en moi, et moi je demeurerai en vous. Un sarment ne saurait porter du fruit tout seul, sans demeurer attaché au cep. Il en est de même pour vous : si vous ne demeurez pas en moi, vous ne pouvez porter aucun fruit.
5 Je suis le cep de la vigne, vous en êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, portera du fruit en abondance, car sans moi, vous ne pouvez rien faire. 6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, on le jette hors du vignoble, comme les sarments coupés : ils se dessèchent, puis on les ramasse, on y met le feu et ils brûlent. 7 Mais si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, vous l’obtiendrez. 8 Si vous produisez du fruit en abondance et que vous prouvez ainsi que vous êtes vraiment mes disciples, mon Père sera glorifié aux yeux de tous. 9 Comme le Père m’a toujours aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez (1) donc dans mon amour. 10 Si vous obéissez à mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, tout comme moi-même j’ai obéi aux commandements de mon Père et je demeure dans son amour. 11 Tout cela, je vous le dis pour que la joie qui est la mienne vous remplisse vous aussi, et qu’ainsi votre joie soit complète.
12 Voici quel est mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme moi-même je vous ai aimés. 13 Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. 14 Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande.
15 Je ne vous appelle plus serviteurs, parce qu’un serviteur n’est pas mis au courant des affaires de son maître. Je vous appelle mes amis, parce que je vous ai fait part de tout ce que j’ai appris de mon Père. 16 Ce n’est pas vous qui m’avez choisi. Non, c’est moi qui vous ai choisis ; je vous ai donné mission d’aller, de porter du fruit, du fruit qui soit durable. Alors le Père vous accordera tout ce que vous lui demanderez en mon nom. 17 Voici donc ce que je vous commande : aimez-vous les uns les autres. ( Bible du Semeur 2015)
__________________________________________________________________________________
Dans ce passage, Jean nous livre une parabole, selon certains, une métaphore, selon d’autres. Tout dépend de la définition que l’on adopte du mot parabole ; il s’agit de savoir si la parabole contient nécessairement une trame narrative, ce qui n’est pas le cas en Jean 15. Je parlerai donc de mashal . Ce mot désigne diverses formes littéraires imagées et est souvent traduit, dans la Septante, par le grec parabolè . Le mashal de Jean 15 tourne autour de l’image de la vigne. Les trois éléments que Jésus retient dans ce mashal viticole sont le plant de vigne, qu’il est lui-même, le vigneron, qui est son Père, et les sarments, qui sont les disciples.
Le texte se divise en deux parties, mais on se demande jusqu’où va le mashal et à partir de quel verset débute le commentaire que Jésus en donne. Certains concluent la première partie à la fin du verset 8, avec la mention du fruit à produire en abondance. Et il est vrai qu’à partir du verset 9, Jésus ne recourt plus aux éléments de la métaphore viticole. D’autres, pour des raisons linguistiques (ταuτα λελaληκα uμiν, « cela je vous l’ai dit »), placent la coupure avant ou après le v. 11, qui semble fonctionner comme une conclusion à ce que Jésus enseigne dans le mashal : « Tout cela, je vous le dis pour que la joie qui est la mienne vous remplisse vous aussi, et qu’ainsi votre joie soit complète. » C’est cette deuxième structuration du texte que j’adopte pour ma part.
Je développerai ma méditation exégétique en quatre points, qui présentent quatre interprétations divergentes de la métaphore viticole. Et je finirai par quelques remarques concernant notre colloque.
Un mashal sur la vie chrétienne
L’interprétation qui voit en Jean 15,1-17 un mashal sur la vie chrétienne s’appuie sur une lecture que l’on pourrait appeler immédiate du texte. C’est la plus répandue dans nos Églises. C’est celle que suivent ceux qui, dans leur prière, rappelle cette parole de Jésus : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (v. 5). Cette interprétation a de forts soutiens dans le texte. Jésus est le cep, nous sommes les sarments : toute vie chrétienne dépend du Seigneur, il est celui dont la sève nous nourrit. D’où l’insistance de Jésus sur l’importance de « demeurer en lui » ou « dans son amour ». Dans le mashal , ces deux expressions reviennent à huit reprises ; elles sont absentes du commentaire des versets 11-17. L’importance de la dépendance de Jésus est soulignée par le fait qu’il se présente comme le Médiateur du Père : nous sommes appelés à demeurer dans son amour, car, lui, il demeure dans l’amour du Père :
9 Comme le Père m’a toujours aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez donc dans mon amour. 10 Si vous obéissez à mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, tout comme moi-même j’ai obéi aux commandements de mon Père et je demeure dans son amour (v. 9-10).
Le mashal (v. 1-11) et son commentaire (v. 12-17), souligne cette interprétation, décrivent la vie chrétienne que la dépendance de Jésus rend possible. Je résume. C’est uniquement dans cette dépendance que le croyant peut porter du fruit, et ce fruit représente toutes les sortes de fruits qu’un croyant peut produire. Mais le fruit principal est l’amour. C’est cet amour, don de soi, qui constitue le cœur de l’obéissance à laquelle est appelé le croyant. Ses ressources pour la vivre, il les puise en Jésus, « en son nom », dans la communion avec le Père, ce dont l’expression fondamentale est la prière. Mais cette vie chrétienne n’est pas fermée sur elle-même ou limitée au cercle des disciples de Jésus : le croyant la vit dans le monde, dans lequel Jésus lui a donné mission d’aller.
Cette façon d’interpréter notre texte comme un mashal sur la vie chrétienne ne nous est certainement pas étrangère. Mais rend-elle compte de la pensée de Jésus ? Ne lui manque-t-il pas une composante essentielle : l’explication de ce que Jésus entendait lorsqu’il se désignait par l’expression : « Je suis le vrai plant de vigne » ?
Un mashal eucharistique
Il existe une tradition exégétique qui voit dans ce texte une métaphore eucharistique. Pour l’illustrer, je citerai un extrait du livre de Behler, publié dans la collection Lectio Divina et intitulé Les paroles d’adieux du Seigneur :
Nous nous rallions volontiers à la supposition suggestive et féconde du P. Braun d’après laquelle toute la péricope 15,1-17 aurait été prononcée avant le chap. 14, en relation étroite avec l’institution de la sainte Eucharistie. Notre Seigneur vient de changer le vin, fruit de la vigne, en son Précieux Sang : il dit donc à ses disciples : « C’est moi la vraie vigne… » L’accent eucharistique de ce passage est frappant : les mots « fruits » (huit fois), « charité » (quatre fois), « demeure » (onze fois) sont à rapprocher du discours eucharistique de Capharnaüm (6,27-56).
C’est ici « l’action de grâces prononcée par le Seigneur lui-même, après la première messe et la première communion… Les apôtres viennent de se partager la coupe du précieux sang. La vie du Seigneur est entrée en leurs âmes. C’est moi, dit le Sauveur, qui suis la vigne, la vraie vigne » (2) .
Outre le fait que Jean ne mentionne pas la cène dans son évangile, le fait d’établir un tel rapport entre le mashal de la vigne et l’eucharistie ne répond pas à l’intention générale de Jean dans son évangile, qui est de montrer que Jésus accomplit l’espérance d’Israël : il est l’incarnation du Dieu plein de grâce et de vérité qui s’est révélé à Moïse au Sinaï, au creux du rocher (1,1-17) ; il est le vrai Temple (2,13-22) et accomplit les fêtes d’Israël (5-11) ; il est la vraie manne venant du ciel (6,1-71), le rocher duquel l’eau a jailli (7,37-39) et la lumière du monde qui a accompagné le peuple durant l’exode (8,12), et ici, Jésus déclare qu’il est le vrai plant de vigne, c’est-à-dire le vrai Israël.
Un mashal sur le vrai Israël
Behler lui-même relève que Jésus a recourt à l’image de la vigne, car celle-ci sert de symbole du peuple d’Israël dans plusieurs textes de l’Ancien Testament (3) . Tous les commentateurs le soulignent. En se désignant comme étant « le vrai plant de vigne », Jésus se substitue à Israël tout en accomplissant ce qu’Israël représente. Notre mashal n’est donc pas un simple mashal sur la vie chrétienne : il nous parle du nouvel Israël, du peuple que Jésus crée en lui ; les sarments, qui demeurent en lui, en sont les membres, et en produisant du fruit en abondance, ils seront de véritables disciples pour Jésus (v. 8, γeνησθε eμοi μαθηταi, « vous serez des disciples pour moi »). C’est en tant que peuple attaché à Jésus, le vrai Israël, que ces « disciples » sont appelés à vivre l’engagement pour le Christ dont parle l’interprétation du mashal sur la vie chrétienne, dont j’ai dressé les grandes lignes un peu plus tôt.
...