15 juin 1915. Leopold Bernhard
On sait le succès phénoménal d'Inconnu à cette adresse, ce court roman épistolaire figure encore sur les listes des meilleures ventes. Ecrit quatre ans plus tard en 1942, le second livre de Kressmann Taylor, Jour sans retour, est paru en 2003 en français.
Dans son introduction, l'auteur nous indique que cet ouvrage est la transcription d'un récit autobiographique, tel qu'il lui fut rapporté par un jeune pasteur allemand Leopold Bernhard (1915-1985) qui avait rejoint illégalement les États-Unis après s'être enfui de l'Allemagne hitlérienne. On y apprend que, pour faire de l'Eglise un outil de propagande, les nazis tentèrent de confisquer le contrôle de l'Eglise luthérienne et de placer leurs hommes à la tête d'une Eglise Unie. Ce qui sembla réussir en apparence se heurta à une résistance secrète, notamment de la part de Karl Hoffmann (le pseudo de Leopold Bernard dans le roman), étudiant en théologie et fils de pasteur, que les persécutions nazies amenèrent à s'enfuir en Amérique.
Kressmann Taylor nous avait habitués aux coups de théâtre. Cette fois, la surprise de ce récit convenu qui relate l'avènement du pouvoir nazi dans le milieu de l'Eglise évangélique, c'est la postface rédigée par son fils, soixante ans après les événements. Charles Douglas y révèle que le véritable héros de l'histoire, un certain Léopold Bernard, exilé en Amérique, et consacré pasteur en 1940, avait compris le danger représenté par les sympathies pro-allemandes de citoyens américains, prêts à livrer les réfugiés à l'ambassade d'Allemagne. Terrifié, il s'était adressé au FBI qui tout en le cachant dans une paroisse obscure le mit secrètement en contact avec Kathrine Kressmann Taylor déjà célèbre pour sa dénonciation du nazisme. Le témoignage issu de ses entretiens ultrasecrets avec le jeune pasteur était programmé par le FBI pour révéler au public américain la réalité du régime hitlérien et justifier l'entrée en guerre des Etats-Unis contre l'Allemagne nazie. L'attaque de Pearl Harbor rendit cette opération inutile: la propagande antifasciste était devenue superflue.
Qui est le véritable Leopold Bernhard ?
Leopold Wilhelm Bernhard (1915-1985) est né le 15 juin 1915 à Berlin. Il était issu de deux vieilles familles aristocratiques allemandes. Sa mère, Franziska, descendait des Bokelmann de Lubeck (Thomas Mann raconte leur histoire dans Les Buddenbrook). Son père, Alexander, colonel dans l’armée prussienne, était revenu de France à pied après l’armistice du 11 novembre 1918 ; par admiration pour cet homme imposant, les Français lui avaient permis de conserver son sabre (dans le roman, le personnage du père s’inspire d’un pasteur berlinois que Leopold admirait profondément). Comme tant d’autres dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, Leopold Bernhard fut un enfant chétif, de santé fragile.
Leopold fit sa scolarité au Bismarck Gymnasium de Berlin, puis entra en mars 1933 à l’université de Zurich. Il suivit les cours de Karl Barth et Emil Brunner, avant d’obtenir son diplôme en octobre 1936. Parce que Hitler avait suspendu toutes les consécrations pastorales, et parce que sa résistance active à la mainmise des nazis sur l’Église avait mis sa vie en danger, Leopold reçut d’Otto De Belius, évêque de Berlin/Brandebourg, cet ordre sans réplique : « Allez-vous-en ! »
S’étant procuré un visa d’étudiant, il arriva aux États-Unis en 1938 et entra séminaire luthérien de New York. Son père et sa mère vinrent ensuite lui rendre visite et il tenta de les convaincre de rester. Mais ils regagnèrent Berlin; quand la guerre éclata, ils s’installèrent à Dresde, où ils périrent, ainsi que la sœur de Leopold, dans le bombardement du 13 février 1945.
C’est à Philadelphie que Leopold rencontra sa future épouse, Thelma Kaufmann (Erika est une pure invention). Thelma était cantatrice, spécialisée dans la musique d’église; elle s’intéressait aux lieder allemands, mais comme elle avait besoin d’améliorer sa prononciation, elle s’adressa au séminaire luthérien de New-York. On lui répondit : « Nous avons quelqu’un, et il a réellement besoin d’argent. » Le coup de foudre fut réciproque et ils se marièrent en janvier 1940 à Philadelphie.
Leopold fut finalement ordonné pasteur le 22 mai 1940 à Pittsburgh par le synode de la United Lutheran Church in America, mais il eut du mal à trouver une paroisse; dans la hiérarchie luthérienne, beaucoup avaient des sympathies pour l’Allemagne et considéraient tout exilé comme un renégat. Il finit par occuper une cure à Gary (Indiana), dans une paroisse bilingue où vivaient beaucoup de Saxons favorables à Hitler : quand l’invasion de la Tchécoslovaquie fut annoncée, il y eut des cris de joie.
Un soir, Leopold découvrit dans l’église un groupe de paroissiens qui projetaient un film sur l’invasion de la Pologne par les nazis afin de récolter des fonds pour soutenir l’Allemagne. Il éteignit le projecteur, ordonna aux participants de se disperser, confisqua l’argent, puis blâma les coupables du haut de sa chaire. Peu après, un paroissien agonisant le mit en garde sur son lit de mort: « Vous êtes en grand danger d’être tué. » Leopold apprit que, grâce aux groupes de sympathisants, l’ambassade d’Allemagne arrêtaient les fugitifs réfugiés aux États-Unis et les rapatriait de force. Il contacta le FBI, qui l’envoya dans une obscure paroisse au fin fond de l’État de New York.
Par l’intermédiaire du FBI, Leopold rencontra dans le plus grand secret la romancière Kathrine Kressmann Taylor pour lui raconter son histoire, qui, avec les adaptations nécessaires, deviendrait le roman Jour sans retour.
Avec l’appui officieux du gouvernement et le soutien de fonds privés, Jour sans retour devait être inscrit sur la liste des best-sellers, au catalogue du Book-of-the-Month Club, et une adaptation cinématographique était prévue, mais tout fut annulé après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor : il n’était désormais plus nécessaire de renforcer les sentiments antifascistes des Américains.
Durant la guerre, et même après, Leopold jurait que rien ne le ferait retourner en Allemagne. Il disait à ses amis: « Il faudra cent cinquante ans pour que l’Allemagne retrouve son âme. » Il devint citoyen américain, non sans peine !
Au sein de l’Église luthérienne américaine, Leopold ne tarda pas à se distinguer. Il poursuivit son ministère de pasteur à Cohocton (New York), à Jersey City (New Jersey), à Brooklyn, à Baltimore, à New York, à Chicago, puis à Columbus ( Ohio ), à Buffalo, puis à Washington. Il participa à quantité de comités, tant pour l’Église luthérienne que pour des organismes œcuméniques.
Le pasteur Leopold Bernhard est mort le 2 mars 1985. Robert et Blanche Jenson, ses amis, ont passé plusieurs années à classer la masse d’écrits et autres documents retrouvés dans son bureau, à présent déposés aux archives du séminaire luthérien de Gettysburg (Pennsylvanie). On y étudie encore ses sermons et son influence se prolonge de mille manières.