La théologie évangélique : quelques enjeux des dix années qui viennent

Complet Diversité théologique
Il est difficile de prévoir l’avenir ! Mais le présent nous permet d’anticiper certaines des grandes questions qui se poseront à nous demain. Dans cet article(1), c’est le domaine de la théologie évangélique qui est visé : quels sont les enjeux missiologiques, ecclésiologiques, bibliques, éthiques et liturgiques pour les dix années à venir ? Sans exhaustivité, quelques voies de réflexion sont tracées.

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Allégorie de la Théologie Raphaël 1509 Wikimedia La question est passionnante et stratégique : quels sont les grands enjeux théologiques des dix ans à venir pour le monde évangélique ? Dans ce qui suit, je ne me hasarderai pas à prédire les questions qui vont surgir. La crise de la COVID nous a montré que l’inattendu peut arriver et il ne serait pas très productif de chercher à deviner ce que sera cet inattendu. D’ailleurs, même si quelqu’un le savait, nous ne le croirions peut-être pas… Tout cela pour dire que les défis théologiques qui vont être évoqués sont déjà perceptibles dans le présent, mais que les dix prochaines années pourraient bien être décisives sur ces questions.

Il y aura cinq défis ; nous aborderons les premiers un peu plus longuement et les derniers plus rapidement. Il y en aurait d’autres, à coup sûr, mais il n’est pas utile de répéter ce que tout le monde sait déjà. Par ailleurs, je parle d’un certain point de vue, mais d’autres angles d’attaque permettraient certainement de repérer d’autres grandes questions, ou de formuler différemment ce qui suit.

1. Le défi de la contextualisation : quelle adaptation à la « postmodernité » ?

Le premier défi est une question de contextualisation. Ce sera aussi notre défi le plus général, les suivants seront plus précis. Nos missiologues sont des spécialistes de cette question de la contextualisation, qui traite de la manière d’annoncer l’Évangile « dans une culture donnée, en tenant compte du contexte dans lequel il est communiqué » (Petit dictionnaire de théologie). Nos missionnaires et nos implanteurs d’Églises pratiquent cela tous les jours : l’inscription de l’Évangile dans une culture, c’est-à-dire l’annonce de l’Évangile et sa mise en pratique dans une culture donnée. Et certains sont très créatifs et audacieux en la matière.

On le sait, ou en tout cas on peut facilement le constater, notre protestantisme évangélique s’est très bien adapté à cette culture globale qu’on appelle la modernité. Mais la question que je me pose ici est celle du changement d’époque que nous vivons : notre protestantisme évangélique saura-t-il s’adapter à ce qu’on appelle la postmodernité ?

La modernité est cette période qui prend naissance au 18ème siècle, mais qu’on pourrait éventuellement faire remonter plus loin, et qui dure jusqu’à aujourd’hui peut-être, ou en tout cas jusqu’à récemment. Cette modernité peut être définie par plusieurs traits, dont une rupture avec les formes d’autorité traditionnelles, une valorisation de l’individu, une confiance en la raison, cette même raison qui permet d’accéder à la vérité, et ceci de manière universelle.

Notre mouvement évangélique s’est trouvé bien à son aise dans cette modernité, et nous allons réduire ici le champ au 20ème siècle. La rupture avec les formes d’autorité traditionnelles n’a pas gêné des Églises qui ne s’étaient jamais considérées comme des « institutions » et qui n’en avaient jamais été, des Églises pour qui l’autorité était plutôt générée par d’autres choses que par le statut : par le lien de confiance, par le charisme, par le rapport à la Parole de Dieu. La valorisation de l’individu convenait aussi très bien à une pensée évangélique issue des réveils qui, dans tous les cas, valorisait la conversion et l’engagement personnels, et même l’initiative individuelle. Et la valorisation de la raison, même si foi et raison ont de temps en temps été mises en opposition, n’était pas au bout du compte problématique pour des chrétiens qui valorisaient la vérité comme étant « une », compréhensible et universelle, enracinée dans un texte écrit et dans l’Histoire, et donc une vérité qui pouvait s’énoncer par la raison.

Le rapport du protestantisme évangélique à la modernité est plus compliqué que cela, bien sûr, mais on peut simplement proposer que la modernité a constitué un contexte adapté à son développement, comme le montre la manière dont s’est agrandi le mouvement évangélique au 20ème siècle, du côté des Églises comme du côté des œuvres, et adapté aussi à la formulation de la théologie évangélique du 20ième siècle, comme le montre également son développement (la théologie évangélique récente a trouvé dans la modernité les outils pour se formuler de manière brillante et convaincante).

Nous nous sommes donc bien adaptés à la modernité, en tout cas nos pères et nos mères, et nous à leur suite… Mais les sociologues et les analystes nous disent aujourd’hui que le monde a changé. Nous sommes soit passés en postmodernité, donc à quelque chose d’autre que la modernité, soit plutôt en ultramodernité, donc dans une modernité poussée à l’extrême.

Saurons-nous nous adapter ? L’adaptation à un nouveau contexte n’est jamais une évidence.

L’expérience de l’Église dite « émergente », qui est, ou plutôt qui fut ce qui se rapproche le plus d’une proposition d’adaptation de l’Église évangélique à la postmodernité, n’a pas convaincu. Ce mouvement nord-américain qui, je pense qu’on peut le dire, a finalement disparu et qui réagissait contre l’attachement de l’Église à la modernité en disant justement qu’il fallait recontextualiser, a fini lui-même par se perdre, peut-être par une contextualisation qui n’était pas adaptée ; ce serait à discuter. L’Église émergente pose en tout cas de bonnes questions : jusqu’où et comment l’Église et la théologie doivent-elles s’adapter ?

Le protestantisme évangélique saura-t-il s’adapter à la postmodernité ?

C’est un défi, mais il est positif : c’est l’époque dans laquelle nous vivons, dans laquelle grandissent nos enfants, dans laquelle agissent nos Églises, dans laquelle témoignent nos frères et sœurs dans la foi :

  • Cette postmodernité est une ère de sécularisation massive pour la France et pour l’Europe.
  • Il s’avère que c’est non seulement l’ère de la relativisation, mais désormais aussi de la post-vérité.
  • C’est non seulement l’ère de l’individualisme, mais aussi de l’isolement de l’individu ; pour prendre simplement quelques exemples.

Pour la sécularisation, nous sommes au courant. La France est sécularisée, elle est post-catholique. Mais il est bien possible que certains éléments de notre cadre de réflexion et d’action soient en retard sur cette réalité : nos modèles pastoraux, nos pratiques d’évangélisation, nos formulations théologiques, nos cultes, peut-être, et autres. Une partie de ce que nous faisons et de ce que nous disons suppose encore une certaine culture chrétienne, qui n’est pourtant quasiment plus là et qui le sera encore moins dans les années qui viennent.

La question de l’isolement est encore renforcée par la crise de la COVID. L’individu est non seulement un sujet autonome, mais il est aussi quelqu’un qui ne sait plus vraiment qui il est : un individu « flottant », « replié sur sa subjectivité et ses intérêts(2) ». On peut suggérer à ce propos, notamment en s’appuyant sur Kevin Vanhoozer qui est un des théologiens évangéliques qui a réfléchi sérieusement à cette question, de redécouvrir la valeur formative et structurante des pratiques communautaires ordinaires de l’Église que sont le baptême, la cène, la lecture publique de la Bible (dans le culte ou en groupe), la prière communautaire, l’hospitalité, etc. Cela nous permettrait à la fois de :

  • Valoriser la communauté pour que l’individu s’inscrive dans un groupe ;
  • Valoriser des pratiques qui ne sont pas de simples habitudes mais qui sont structurantes pour un individu qui souffre de la flexibilité(3) généralisée du monde.

En résumé, redécouvrir les lieux dans lesquels l’Esprit est à l’œuvre, dans lesquels la Parole est ouverte, et qui vont nourrir la pensée collective de l’Église.

Nous devons reconnaître que la crise de la COVID nous oblige à réfléchir à ces pratiques. Si le baptême, la cène, la lecture publique de la Bible, la prière communautaire, l’hospitalité, la louange, et même le culte, sont seulement des rites évangéliques, de bonnes habitudes, alors ils seront balayés par le numérique. Le numérique (ou le virtuel), avec ses atouts et sa puissance, emporte tout sur son passage, malgré nos protestations du contraire. Mais si nos pratiques sont véritablement des lieux de formation, de structuration, d’inspiration, de relation, des lieux où l’Esprit agit, bref si ces pratiques nous apprennent à vivre et nous donnent la force de vivre, alors elles pourront devenir quelque chose d’irremplaçable.

Vanhoozer propose aussi, entre autres, de redécouvrir la tradition de l’Église, comme œuvre de l’Esprit dans l’Histoire. Les temps de changements profonds sont en effet généralement aussi des temps de retour aux sources, de regard en arrière. Et nous assistons à divers mouvements de retour aux sources, ou du moins à certaines sources : Calvin, les grands calvinistes, les Puritains, etc. Ce qui est bien, et même logique. Mais ce retour aux sources, qui a eu lieu également au moment de la Réforme protestante, vise à construire le présent et non à revenir en arrière. Il n’y aura pas de retour en arrière.

Chaque période a ses avantages et ses inconvénients… La période qui précède a vu d’énormes progrès scientifiques et médicaux, l’instauration de l’égalité des droits, etc., donc de très belles choses. Mais la modernité c’est aussi la colonisation et, de ce fait, l’asservissement de nombreux peuples ; c’est aussi les guerres mondiales dont la deuxième a conduit à l’extermination des Juifs ; c’est aussi la destruction de la planète. Donc, nous n’avons pas forcément à regretter le passé… Dans tous les cas, nous ne choisissons pas les temps. Quelle forme la théologie et l’action chrétiennes prendront-elles dans la période d’aujourd’hui et de demain, dans la postmodernité(4) ?

C’est le défi de la contextualisation.

2. Le défi ecclésiologique : quelle structuration pour nos unions / fédérations / associations d’Églises ?

Le deuxième défi est ecclésiologique. L’ecclésiologie évangélique est en évolution dans la période récente. Elle n’évolue pas dans sa totalité, mais en particulier sur la question de la définition et de la structuration du rapport entre les Églises d’une même famille, d’une même dénomination. Notre mouvement va clairement en direction de la formalisation des liens, de la mise en commun d’un certain nombre de missions, parfois d’une gestion financière commune, le tout au sein d’une même dénomination. Ces dernières décennies, diverses unions d’Églises se sont donc structurées dans ce sens, alors qu’elles avaient hérité, pour certaines, d’un fonctionnement plutôt localiste, ou au moins elles ont ouvert le chantier de leur organisation. Celles qui étaient déjà structurées ont entrepris de retravailler leurs structures pour les adapter aux fonctionnements d’aujourd’hui et aux questions actuelles. Par ailleurs, le comité théologique du CNEF a apporté sa pierre à la construction par son texte sur « l’Église, les Églises et les œuvres ».

La question est celle-ci : quelle structuration et quel rôle pour nos unions, fédérations, associations d’Églises ?

La croissance des Églises locales pourrait aller en sens contraire de cette structuration : une grande Église, en effet, peut avoir tendance à se suffire à elle-même, comme on le voit très bien dans les pays où existent des méga-Églises, qui ont tendance à créer leur propre organisme missionnaire, leur propre école de formation, même leurs propres cantiques, etc., sans prendre en compte l’inter-Église. Mais cette tendance n’est pas systématique et les grandes Églises pourraient au contraire jouer un rôle spécifique et très utile dans les réseaux fédératifs ou unionistes.

Ceci dit, malgré la croissance dont nous parlons, nos Églises restent peu nombreuses et très majoritairement petites ou moyennes. Et nous avons des projets qui sont disproportionnés par rapport à notre taille (et cette ambition est une bonne chose !).

Si l’évolution est en route, je considère qu’elle reste un défi pour les dix ans qui viennent. Un certain nombre d’entre nous continue de défendre une version stricte du congrégationalisme (mais qui n’est pas la seule version possible) et de défendre l’autonomie de l’Église locale comme valeur suprême. C’est un choix qui a sa logique. Mais pour tous les autres, le défi est là : à certains égards, le fonctionnement localiste est arrivé au bout de ses limites. Quel statut et quelle place pouvons-nous donner aux instances supra locales, à ce qu’on appelle aujourd’hui les « ministères transversaux », aux commissions fédératives, aux réseaux d’action, à tout ce qui est mis en commun ? Divers modèles existent depuis longtemps. L’histoire de l’Église est là pour le rappeler.

Dans cette structuration, quels moyens et quelles missions mettre en commun ? La question de la formation des responsables paraît être un des domaines qu’il faut traiter en commun. De même, on pourrait suggérer qu’il serait utile de mettre en commun, au sein d’une même union (et si ce n’est pas déjà fait) la reconnaissance de certains ministères : on reproche parfois à notre mouvement évangélique la présence de pasteurs auto-proclamés, qui n’ont de compte à rendre à personne. C’est vrai, nous n’avons pas d’instance supérieure de reconnaissance des ministères, et c’est peut-être bien ainsi, et en tout cas c’est le fruit de notre histoire. Mais le niveau des fédérations et des unions pourrait très bien convenir pour la reconnaissance des ministères.

Cette structuration pourrait aussi permettre la mise en commun de ministères entre des Églises locales d’une même union qui n’ont pas les moyens de les avoir tous en propre. Je dis d’une même union, sachant bien qu’il arrive que des Églises locales d’unions différentes mettent en commun des ressources et des ministères, et que l’unité exprimée par le CNEF peut favoriser cette tendance intéressante. Mais il me semble que le défi se situe d’abord au niveau d’une même union, sans exclure bien sûr une réflexion plus large. Comment allons-nous faire, avec toutes les implantations d’Églises qui sont en cours, pour fournir à chaque nouvelle Église toutes les ressources ministérielles, financières et autres qui lui sont nécessaires ? Eh bien nous ne le ferons pas ! Il va falloir partager.

Si nous voulons que nos Églises locales soient missionnelles, il va falloir qu’elles le soient ensemble. Si nous voulons consacrer notre énergie à vivre l’Évangile et à témoigner de l’Évangile, pour le bien du monde qui nous entoure, pour l’avancement du royaume de Dieu et pour la croissance des Églises, alors il va falloir trouver des modes d’organisation qui nous évitent de gaspiller les forces que le Seigneur nous donne et qui nous permettent, au contraire, de les mettre en commun.

C’est le défi ecclésiologique.

3. Le défi biblique : quelle transmission des fruits de la recherche biblique ?

Le troisième défi est « biblique ». Lorsque j’ai posé autour de moi la question des défis des dix ans à venir, voilà ce que m’a répondu l’un de mes collègues biblistes : le rapport Ancien Testament / Nouveau Testament, il faut qu’on comprenne qu’il faut lire le Nouveau Testament en prenant au sérieux son rapport à l’Ancien Testament. Nous n’y aurions peut-être pas pensé comme un défi ! Mais vous allez comprendre. C’est une question qui est formidablement d’actualité dans le monde de la recherche biblique. Un petit volume de Greg Beale(5), qui vient de paraître sur ce sujet, et de nombreux commentaires bibliques récents, valorisent, dans l’étude du Nouveau Testament, le rapport à l’Ancien Testament.

La question qui se pose ici et dont le rapport Ancien / Nouveau Testament est en fait symbolique, est : comment faire le lien entre la recherche biblique (et même théologique) et la vie de l’Église et des chrétiens ?

Beaucoup de gens font aujourd’hui de la théologie, en particulier sur Internet. Et c’est a priori une bonne chose : cela reflète une soif de réflexion et de compréhension, notamment dans la jeune génération, qui est de bon augure pour l’avenir ! Mais il est en même temps évident que tout ne se vaut pas. Ce n’est pas le support qui est forcément en cause : Internet est un support qui a ses avantages et ses inconvénients, mais c’est le type de discours mis en œuvre.

La question est la suivante : comment le travail qui se fait dans nos écoles de théologie, en particulier, et dans la littérature biblique et théologique de nos maisons d’édition également, peut-il parvenir jusqu’aux Églises et jusqu’aux chrétiens qui veulent nourrir leur réflexion ? Et quand je parle de nos écoles de théologie, c’est en fait non seulement celles de la francophonie mais aussi celles du monde entier, puisque je peux aujourd’hui bénéficier dans ma réflexion tant de la pensée puissante et originale d’un théologien pentecôtiste singapourien comme Simon Chan que de l’exégèse rigoureuse d’un théologien presbytérien nord-américain comme Greg Beale.

On pourrait dire que c’est une question depuis toujours. Mais pas tout à fait. La recherche biblique et théologique est extrêmement dynamique aujourd’hui. Sur le rapport Ancien / Nouveau Testament, pour reprendre l’exemple introductif, les exégètes travaillent et écrivent. L’intertextualité, c’est-à-dire l’étude de la façon dont les textes bibliques interagissent les uns avec les autres, et en particulier les textes du Nouveau Testament avec ceux de l’Ancien Testament, fait l’objet de travaux très riches. Mais ce n’est pas le seul sujet, bien sûr. En exégèse, l’étude du contexte du Nouveau Testament connaît de grands développements, que ce soit pour le monde juif ou pour le monde gréco-romain, ce qui éclaire la lecture biblique. L’étude du rapport du Nouveau Testament à l’Empire romain, par exemple, vient enrichir et nuancer le message de soumission aux autorités qu’on pourrait tirer de la seule lecture de Romains 13. Il y a aussi une contestation de l’Empire dans le Nouveau Testament. Sur un sujet débattu, le rôle et le statut des femmes dans l’Antiquité, de nombreuses études paraissent aussi. Au niveau des méthodes, l’analyse narrative des récits bibliques est susceptible d’enrichir sérieusement la lecture des récits de l’Ancien et du Nouveau Testament, et donc la prédication. Sur le rapport Bible / science, les travaux du Réseau des scientifiques évangéliques sont de plus en plus nombreux. Et puis, on pourrait élargir. Par exemple, en histoire et en dogmatique, les évangéliques s’intéressent de plus en plus aux Pères de l’Église. En missiologie, on travaille sur l’orientation missionnaire de l’ensemble de la Bible, comme le fait très bien Christopher Wright dans son livre La mission de Dieu(6).

Il est tout à fait normal qu’il y ait un décalage entre la réflexion universitaire, d’une part, qui tâtonne, qui fait des hypothèses, qui lance des débats contradictoires, et la vie des Églises, d’autre part. D’autant plus que tout n’est pas utile à tout le monde. Mais il ne faudrait pas que ce décalage soit un gouffre !

Comment faire, en résumé, pour que la recherche évangélique, qui est aujourd’hui au plus haut niveau possible, dans le monde entier, puisse bénéficier à toute l’Église ?

Le tout nouveau secrétaire général de l’Alliance évangélique mondiale, l’allemand Thomas Schirrmacher, vient de déclarer que la baisse de la connaissance biblique, ce qu’il appelle l’illettrisme biblique, est une catastrophe pour le mouvement évangélique mondial et que c’est une source d’abandon de la foi pour certains jeunes et de déviations comme l’Évangile de la prospérité(7). On pourrait faire aussi l’hypothèse que ce manque de connaissances, et peut-être surtout ce manque de structuration théologique, est à l’origine de notre sensibilité / vulnérabilité d’évangéliques aux rumeurs et autres fake news. Comment faire en sorte que les richesses de la Bible et de la pensée théologique d’aujourd’hui (et d’hier) nourrissent la foi des chrétiens et leur donnent envie d’en savoir davantage ?

Les livres sont un très bon moyen de transmission : la production n’a jamais été aussi importante. De même, le numérique, Internet, est un bon moyen de transmission, à condition – et cette condition sera décisive dans l’avenir – que la simplification que nécessite le média Internet ne se fasse pas au détriment du contenu, et qu’une pensée complexe et nuancée demeure possible. Enfin, et c’est encore plus fondamental, les pasteurs sont évidemment les premiers maillons de la transmission, puisqu’ils ont accès à de la littérature de bon niveau et que la « traduction » fait partie de leur métier ; ce qui soulève la question de leur formation continue, qu’elle soit auto-gérée ou organisée.

C’est le défi biblique.

4. Le défi éthique : quelle éthique missionnelle ?

Le défi suivant est éthique. Mais je voudrais formuler ce défi éthique en le mettant en lien avec la dynamique missionnaire de notre protestantisme évangélique. L’implantation de nouvelles Églises, le développement des Églises existantes, l’apologétique pratique, l’évangélisation, l’ouverture de nos Églises à leur environnement, qui sont des priorités du CNEF, tout cela nous pousse à ne pas seulement faire de l’éthique une question indépendante, mais aussi à l’insérer dans la dynamique missionnelle de nos Églises.

L’éthique évangélique fait face à de multiples questions. Ce n’est pas nouveau, mais certaines des questions sont nouvelles ou récentes, et très importantes, notamment celles qui touchent à l’environnement ou aux migrations de populations pour prendre simplement deux exemples majeurs. Certaines de ces questions nous distinguent inévitablement du monde qui nous entoure, mais pas toutes. À côté de la militance éthique, bien connue parmi nous, notre projet missionnaire nous invite aussi à développer une éthique missionnaire. Si nous voulons faire connaître l’Évangile, évangéliser, nous ne pouvons pas nous permettre de nous contenter de construire notre propre sous-culture : vivre selon nos valeurs éthiques, entre nous, séparés du monde. Nos Églises sont ouvertes au monde parce qu’elles veulent faire entendre l’Évangile. Notre projet missionnaire ne nous permet pas non plus de nous contenter de combattre pour nos convictions, dans un combat qui se ferait indépendamment de l’annonce de l’Évangile.

Le défi est le suivant : comment allons-nous conjuguer la dynamique missionnelle de nos Églises et l’expression de nos convictions éthiques ?

Il est important de savoir que l’ensemble de tout cela, nos convictions telles qu’elles sont exprimées et perçues, construit un certain portrait, une certaine image de l’Église et des chrétiens en France.

Il y quelques décennies (mais visiblement ce n’est plus d’actualité aujourd’hui), nos amis nord-américains avaient imaginé cette petite devise éthique : « Que ferait Jésus à ma place(8) ? » On pourrait y ajouter : Comment Jésus se ferait-il connaître s’il était à ma place ? Comment serait-il perçu ? Et comment sommes-nous connus ? Comment sommes-nous perçus ? Quelle image de l’Église, à la lumière de l’expression de nos convictions ?

Il est utile de rappeler que si l’Église est différente du monde par définition, cette différence est une différence pour le monde. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une Église qui cherche à être différente dans le but de s’éloigner du monde ; mais d’une Église qui est différente pour le bien du monde, pour le bien commun, pour que le monde puisse percevoir la réalité du royaume de Dieu (voir Mt 5.14 : la ville située sur la montagne).

Timothy Keller synthétise cette approche en parlant « d’une Église qui existe pour les autres, en se mettant au service du bien commun, dans un esprit de sacrifice(9) ». Il ne dit pas que c’est la seule façon d’aborder le rapport au monde environnant, mais que c’est une possibilité intéressante.

En résumé, les valeurs éthiques ne sont pas identitaires, au sens péjoratif. Elles contribuent à notre identité, bien sûr, mais ce ne sont pas des valeurs de repli.

Comme le dit Darrell Bock dans son livre récent Cultural Intelligence (Darrell Bock enseigne au Dallas Theological Seminary, Texas), « les gens ne sont pas des ennemis » et donc le « ton de notre rapport à la culture [environnante] compte(10) ». Et il pose cette question, à propos de notre rapport à la culture, qui va un petit peu au-delà de la question de l’éthique : quel équilibre pour ces deux orientations ? :

  • Interroger la culture (et si nécessaire la contester), ce qui veut dire exprimer et vivre nos convictions chrétiennes même lorsqu’elles sont différentes, d’un côté…
  • … et dialoguer avec la culture (c’est-à-dire écouter, accompagner), nous associer aux aspirations de nos contemporains et aux orientations de nos sociétés, d’un autre côté.

Bock parle à ce propos d’intelligence culturelle. Mais il est vrai qu’il réfléchit dans le contexte nord-américain où l’on a parfois parlé de « guerre culturelle » à propos des positionnements chrétiens et non chrétiens, et même intra-chrétiens. Notre statut francophone ultra-minoritaire nous a jusque-là préservé de cette guerre, mais la question pourrait se poser différemment dans les années qui viennent.
Comme l’écrit Kevin Vanhoozer, « le fait de demeurer ou non dans la vérité ne relève pas tant de nos prises de positions théoriques que de l’orientation de notre cœur(11) », et j’ajoute : de notre attitude à l’égard du monde.

C’est le défi éthique, ou éthico-missiologique.

5. Le défi liturgique : quelle orientation pour la louange ?

Enfin, un défi que nous pourrions qualifier de liturgique, mais prenez le mot « liturgie » au sens général de tout ce qui concerne le déroulement du culte :

Allons-nous parvenir à conjuguer l’enthousiasme de la louange moderne avec l’intelligence de la foi évangélique ?

Il est indéniable que le protestantisme évangélique moderne, ces dernières décennies, a développé au niveau mondial, avec ce que l’on appelle la « louange », et on emploie le mot au sens large, un mode d’expression de la foi extrêmement porteur, qui est imité de tous côtés, en particulier dans le monde catholique. Cette « louange », on le sait, est marquée par une forte utilisation de la musique et un rapport de proximité avec la culture ambiante. Elle a suscité, porté, enrichi, nourri la foi de plusieurs générations déjà ; c’est mon expérience personnelle, mais ça continue d’être l’expérience d’un grand nombre de jeunes de la génération présente. Cette louange est une expérience collective, à laquelle peuvent goûter y compris des non-initiés, ce qui en fait aussi une porte d’entrée dans la vie de l’Église. Je pense, mais nous n’allons pas le démontrer ici, que cette louange a joué un rôle plus grand qu’on ne l’imagine dans le développement des Églises évangéliques de ces dernières décennies, mais aussi dans l’adhésion des jeunes qui ont grandi dans ces Églises à la foi évangélique, ainsi que dans l’intégration des personnes en recherche spirituelle.

Cette louange a suscité diverses critiques, parfois justifiées, d’autres fois injustifiées. Il est de toute façon normal que nous réfléchissions à nos pratiques ; c’est même indispensable. Mais ce n’est pas la question. Le défi est le suivant :

Saurons-nous capitaliser sur l’élan que donne cette louange à l’Église pour nourrir, structurer et orienter, de façon liturgique (c’est-à-dire dans le langage du culte), la foi de nos communautés ?

Un mot d’explication s’impose.

L’élan ne suffit pas, mais il est indispensable. Pour durcir le trait : un élan sans contenu est un mouvement sans direction ; mais un contenu sans élan est figé et n’a aucun impact. Nous savons que le culte est un lieu de formation. Nous savons que la liturgie est, dans un sens, une pédagogie. Certains courants évangéliques, parmi nous, et d’autres traditions chrétiennes d’ailleurs, la pratiquent bien ainsi. Mais nous savons aussi que l’Église n’est pas seulement une école : la relation de la communauté avec Dieu est aussi louange, adoration, repentance, reconnaissance, joie, pleurs, célébration, etc.

J’ai entendu un jour Émile Nicole dire que « la louange est un antidote à l’orgueil et au désespoir ». J’en déduis qu’elle est nécessaire dans notre situation présente, qui est une situation d’orgueil, de centration sur soi, et donc de désespoir. Elle est cet antidote parce qu’elle nous amène à tourner nos regards vers le Dieu qui est non seulement plus grand que nous, mais aussi qui est bon à notre égard. Elle nous invite donc à nous positionner à la bonne place : humbles, donc décentrés de nous-mêmes, et aimés, ce qui est source d’espoir. Si cette louange est nourrie de la Parole de Dieu, si elle est articulée avec une prédication riche et solide, si elle est variée dans ses styles, si elle est poétique dans son expression, si elle est esthétique dans sa formulation et son accompagnement, si elle est réaliste sur la condition humaine, alors le peuple évangélique aura vraiment raison d’être un « peuple qui chante » (Pierre Lachat, JEM 803).

C’est le défi liturgique.

Conclusion

D’autres défis se présentent bien sûr à nous. Par exemple, l’unité du monde évangélique : saurons-nous la maintenir dans les années qui viennent ? Et pour cela distinguer l’essentiel du secondaire ? La situation très particulière de l’épidémie actuelle soulève bien sûr aussi de grandes questions que la théologie évangélique doit traiter, elle a déjà commencé à le faire. Mais je ne m’y arrête pas parce que d’autres ont déjà abordé ces sujets(12). Mais je voulais simplement placer devant vous ces défis : contextualisation, ecclésiologie, étude de la Bible, éthique, liturgie. Que le Seigneur nous montre le chemin à suivre !

Auteurs
Christophe PAYA

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1.
Article issu du texte d’une conférence donnée à l’Assemblée plénière du CNEF, en décembre 2020. J’ai posé la question titre de cet article à plusieurs de mes collègues de la FLTE, car c’est une question qu’il me paraît utile de traiter collectivement, et je les remercie pour l’aide qu’ils ont apporté à ma réflexion.
2.
Voir l’étude récente d’Éric SADIN, L’ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun, Grasset, 2020.
3.
Voir Frédéric DE CONINCK, L’homme flexible et ses appartenances, Paris, L’Harmattan, 2001.
4.
Kevin VANHOOZER se demande : « Quelle forme la sagesse chrétienne prendra-t-elle dans les conditions de la postmodernité ? » (« Theology and the condition of postmodernity », dans The Cambridge Companion to Postmodern Theology, sous dir. K. J. VANHOOZER, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p.25).
5.
Greg K. BEALE, Manuel de lecture de l’Ancien Testament par le Nouveau Testament, Saint-Légier, HET-pro, 2020.
6.
Christopher WRIGHT, La mission de Dieu. Fil conducteur du récit biblique, Charols, Excelsis, 2012.
7.
Voir ses propos sur le site evangeliques.info : https://www.evangeliques.info/2020/12/04/foi-le-declin-de-la-connaissance-biblique-plus-gros-probleme-des-evangeliques-au-niveau-mondial-selon-thomas-schirrmacher/
8.
L’idée de départ venait du livre de Charles SHELDON, In His Steps, publié aux États-Unis à la fin du 19ème siècle.
9.
Timothy KELLER, Une Église centrée sur l’Évangile. La dynamique d’un ministère équilibré au cœur des villes d’aujourd’hui, Charols, Évangile 21 / Excelsis, 2015, p.353. Sur cette question, comme d’ailleurs sur la question de la contextualisation, on peut très utilement consulter le livre de Keller qui fait remarquablement bien le point.
10.
Darrell BOCK, Cultural Intelligence. Living for God in a Diverse, Pluralistic World, Nashville, B&H Academic, 2020, p.126.
11.
Kevin VANHOOZER, Faith Speaking Understanding. Performing the Drama of Doctrine, Louisville, Westminster / John Knox, 2014, p.45 (à paraître en français, Excelsis, 2021).
12.
Voir les articles de Yannick Imbert et Marc Deroeux parus dans Les Cahiers de l’École pastorale.

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