Je ne prétends pas ici faire une étude originale et exhaustive sur la question de la retraite des pasteurs. Je désire simplement donner quelques repères, à la lumière de mon expérience et de mes réflexions, sur la manière dont un pasteur peut préparer et vivre sa retraite.
J’ai parfois entendu dire: «Un pasteur n’est jamais en retraite. Jusqu’à sa mort, il reste au service de Dieu». C’est vrai en un sens (quoique pas seulement des pasteurs), mais il est non moins vrai qu’il y a un moment dans la vie, où on passe du statut d’actif, à celui de retraité, où on n’est plus payé pour le travail que l’on accomplit, mais par un fond de pension, auquel on a cotisé pendant des années.
C’est un changement que l’on a sans doute attendu, espéré, parce que dans le travail pastoral, comme dans d’autres professions, il y a des moments de fatigue, de découragement, de déceptions. Mais on y trouve, aussi, de grandes joies et bien des bénédictions. Il n’est donc pas anormal d’appréhender ce changement: «comment vais-je m’adapter à cette nouvelle situation?». On sait que pour beaucoup de nos contemporains le départ en retraite est une cause de stress. Il y a un vide, une perte de repères, conduisant parfois à la dépression.
Utile, mais pas indispensable !
Cela me paraît résumer la situation la plus courante des pasteurs retraités. Est indispensable, selon moi, la personne à qui on a confié une tâche dont l’accomplissement dépend principalement de lui. C’est quelqu’un qui a une charge, une mission et qui est donc sous obligation.
Le retraité est en principe libéré d’une telle obligation. Cela ne veut pas dire qu’il n’a plus aucune obligation, mais les obligations qui lui restent sont davantage choisies et non imposées. Il a une plus grande liberté de décision. Cependant, cette liberté n’est pas totale. D’une part, le choix est limité: l’œuvre qu’il peut espérer encore accomplir dépend des besoins de l’Église, des appels reçus (tout service doit être réponse à un appel), de ses propres capacités. Or, avec l’âge, certaines capacités (en particulier les forces physiques) sont en baisse. Jusqu’à récemment, les moyens financiers aussi étaient sérieusement limités. C’est encore souvent le cas, même si les Églises ont fait des efforts importants pour que leurs serviteurs âgés ne soient pas réduits à la misère, comme cela a longtemps été le cas. Il faut s’adapter à cette nouvelle situation.
Le retraité jouit d’une plus grande liberté dans son emploi du temps. C’est lui-même qui décide des lieux et des temps où il exercera un service. Bien entendu, il dépend aussi des autres, de ce qui lui est proposé ou demandé. Mais la décision lui appartient. Il ne faut pas que les frères et les sœurs se donnent le droit de lui dicter ses décisions (au nom du Seigneur) ou de juger ses choix.
Il peut arriver cependant que le pasteur retraité estime qu’il est le mieux placé pour répondre à un besoin. Il ne lui est pas interdit de s’engager dans ce service, même à plein temps, mais en tenant compte de deux choses. La première, c’est que ses forces vont probablement décliner (sans qu’il s’en aperçoive bien souvent). Le service sera bientôt moins bien assuré. La seconde, c’est qu’il risque de prendre la place d’un plus jeune et donc de faire obstacle à l’épanouissement d’un ministère.
Faire place aux autres
On m’a rapporté l’histoire d’un professeur de théologie, qui s’impatientait de voir que le titulaire de la chaire à laquelle il aspirait ne se décidait pas à passer la main, mais s’accrochait à son poste, alors que ses capacités étaient en baisse. Ce professeur en parla un jour avec un jeune adjoint, lui disant: «Je vous demande une faveur: Quand vous verrez que je ne suis plus à même de remplir mes fonctions aussi bien qu’aujourd’hui, n’ayez pas peur de me le dire. Je vous en serai reconnaissant». Une vingtaine d’années plus tard, cette situation s’est présentée (en tout cas aux yeux de l’adjoint). Il a donc osé venir en parler avec son maître. Mais celui-ci s’est mis en colère et l’a chassé en lui reprochant violemment son ingratitude.
Faire place aux autres est souvent difficile, mais c’est, me semble-t-il, un élément essentiel de l’amour. La retraite est une magnifique occasion de mettre cet amour en pratique.
Selon un frère mennonite, Samuel Gerber, «une fois qu’on a atteint la cinquantaine, il faudrait écrire une lettre de démission tous les deux ou trois ans. Si on se démet progressivement de ses fonctions, la relève elle aussi se fait en douceur. N’attendez donc pas que les gens vous fassent signe, plus ou moins discrètement, qu’il est temps de céder votre place».
En outre, c’est une occasion qui nous est donnée de faire preuve de foi en Dieu plutôt qu’en nos propres compétences. Cela nous oblige en effet à faire l’aveu que nous ne sommes pas indispensables. Se croire indispensable est une marque d’orgueil. Et on connaît la phrase de Georges Clémenceau: «Les cimetières sont remplis de gens indispensables».
Le Seigneur est assez grand pour accomplir son œuvre avec un autre que moi. Autant l’idée que le Seigneur a pu se servir de moi pour annoncer sa parole et construire son Église est une immense source de reconnaissance et d’émerveillement, autant je dois me garder de croire que, sans moi, son œuvre ne pourrait que péricliter. J’ai connu trop de cas où le ministère d’un jeune pasteur a été entravé, affaibli parce que son prédécesseur ne lui a pas fait confiance et s’est accroché à son poste. J’aime évoquer au contraire ce que me disait un pasteur encore jeune à propos d’un pasteur retraité, membre de son Église, et qui jouissait d’une longue expérience et d’une grande autorité: «Il ne fait que ce que je lui demande de faire». Sans doute, faut-il faire preuve de beaucoup de sagesse en confiant une œuvre à un nouveau responsable et donc ne pas s’en débarrasser trop vite. Mais dans notre Fédération, on prend rarement une telle décision seul. On peut faire confiance à des frères et des sœurs qui sont là pour nous aider. Je pense en particulier à la commission des ministères.
Sans regrets, ni amertume
Il reste vrai qu’au moment de la retraite, on doit accepter de passer la main. C’est souvent difficile. Il faut bien l’admettre: la retraite est l’antichambre de la mort. Tant mieux si le séjour dans cette antichambre est long et agréable, mais il est forcément provisoire, jamais éternel. Le repos qui le suit, par contre est éternel - et bien meilleur.
Mais voilà: il est gratifiant de se croire indispensable. Or, le retraité ne l’est plus, ou du moins pas autant. Il peut en souffrir. Sans doute lui confie-t-on encore différentes tâches. Je pense à un frère qui se plaignait de ne plus être qu’un bouche-trou. «On m’oublie. On se passe très bien de moi, sauf si un besoin se présente. Puis on me met à nouveau sur la touche». Ce peut-être frustrant, mais j’ose dire que c’est l’honneur du retraité de boucher des trous. Il est souvent le mieux à même de faire cela.
D’autre part, la liberté que donne la retraite est précieuse, mais elle peut aussi être un piège, si elle devient un temps non pas libre, mais vide. Le travail, y compris celui du pasteur, a le grand avantage de structurer notre temps: il nous donne un calendrier, des horaires, qui sont parfois pesants, mais nous gardent de l’impression de perdre notre temps. Par ailleurs, le travail est un lieu de rencontres, de collaboration, d’échanges qui enrichissent notre vie. À la retraite, surtout si, comme c’est souvent le cas,ces liens se distendent, on risque de souffrir d’un certain isolement. Le risque sera moins grand si, d’une part, on s’est intégré dans une Église locale (et on y joue un rôle utile, même s’il n’est plus que second), si on se fait de nouveaux amis, sans perdre les anciens, si on bénéficie de la présence à ses côtés d’un conjoint aimant et si des liens d’affection forts demeurent avec ses enfants et petits-enfants. Le métier de grands-parents est un beau métier, même si, le plus souvent, il ne s’exerce qu’à temps partiel.
Le droit au repos sans mauvaise conscience
Bien des passages bibliques condamnent la paresse et exhortent les serviteurs de Dieu à faire preuve d’activité, d’énergie, d’ardeur et de persévérance dans le travail. Il fut un temps où, dans nos pastorales, on ne chantait guère que des cantiques d’action: Travaillons et luttons, Semons dès l’aurore, Prie, agis jour après jour, etc. C’est là un aspect légitime de notre piété. Mais cela peut nous amener à penser que tout relâchement, tout repos est une infidélité et que l’essentiel (y compris notre salut) dépend de la quantité et la qualité de notre travail. Au moment où l’âge nous rend moins performants, il serait grave d’oublier que nous sommes sauvés par grâce et non pas par nos œuvres.
Le repos nous est non seulement permis, mais même prescrit dans l’Écriture, en particulier, mais pas seulement dans le Décalogue. Le septième jour, tu ne feras aucun ouvrage. Quant à Jésus, il déclare à ceux qui viennent à lui: Je vous donnerai du repos, et il invite à plusieurs reprises ses disciples venir à l’écart se reposer.
Si je peux me reposer, c’est parce que Dieu reste actif, qu’il garde les siens et en prend soin, comme il prend soin de sa création. Tout ne dépend pas de moi! En un sens la retraite est une forme de sabbat. Cela nous permet de cesser de travailler avec bonne conscience. Non pas pour nous livrer à la paresse, mais pour choisir des activités qui, tout en étant utiles, ne dépassent pas nos forces, nous plaisent, nous font du bien, nous enrichissent, nous poussent à rendre grâce. S’il arrive que Dieu nous demande parfois d’accepter des tâches qui nous rebutent, il n’est pas un maître d’esclaves qui veut mettre au pas ses serviteurs, mais bien plutôt un père qui est heureux de voir ses enfants prendre plaisir à ce qu’ils font. Et Jésus nous tient pour ses amis (Jn 15.14-15). Ainsi donc, sauf si Dieu fait entendre un appel précis, il nous laisse la liberté de choisir à quoi nous emploierons notre temps.
Découvrir de nouveaux horizons
La liberté nouvelle que donne la retraite peut aussi être utilisée pour explorer de nouveaux domaines. C’est vrai géographiquement. Une forte proportion des clients des agences de voyages se compose de retraités. Ils ont du temps, de l’argent et gardent encore (ou acquièrent) une vive curiosité. Mais c’est également vrai culturellement: voir des monuments et des paysages, c’est bien. Rencontrer des humains, apprendre à connaître et à comprendre leurs façons d’être et de faire, c’est encore mieux (mais plus difficile). Cela demande qu’on soit libéré de l’étroitesse d’esprit qui méprise ce qui est différent. Les touristes Français ont la réputation d’être particulièrement enclins à se moquer de ce qui leur est étranger. La meilleure façon de se défendre de tout ce qui pourrait remettre en cause nos habitudes et convictions, est l’ironie.
Les nouveaux horizons sont aussi à notre porte. Bien des domaines d’activité de service ou de loisirs s’offrent à ceux qui sont prêts à prendre le temps et à faire l’effort d’y entrer. Pour n’en citer que quelques uns: la musique, le jardinage, la cuisine, une langue étrangère, des lectures (de piété, de théologie, de littérature ou de distraction - je relis en ce moment l’œuvre de Simenon: je connais peu d’ouvrages qui donnent une perception aussi aiguë de la condition humaine marquée par le péché. Seule la Bible fait mieux!).
Continuer à progresser
Jusqu’à sa mort, le pasteur (comme tout autre chrétien) reste un disciple, un apprenti du Seigneur. Les exhortations bibliques à progresser, à grandir dans la foi et dans l’amour (par exemple Hé 5.11-14, 1Co 14.20, 1P 2.2-3, etc.) le concernent. Quand on ne progresse pas, on régresse, on se racornit. Cesser d’apprendre, c’est commencer à mourir. À la retraite, il faut donc continuer à apprendre, à étudier la Bible, à réfléchir aux problèmes de la vie et du monde, mais, d’une part, sans pression, sans obligation de résultat (heureusement, car on se fatigue plus vite avec l’âge) et, d’autre part, avec espérance: Dieu a encore des bonnes choses en réserve pour nous.
Pour progresser, il faut s’engager dans ce qu’on fait, et non pas agir en dilettante. Il est donc souhaitable que le pasteur retraité se donne ou accepte des objectifs qui le mobiliseront dans la durée: la rédaction d’articles ou de livres, une correspondance missionnaire, des recherches sur l’histoire de l’Église locale, la mise en ordre des archives de son Église, etc.
Ainsi, le pasteur retraité pourra encore servir autrement qu’en répétant sempiternellement les mêmes choses. Il saura tirer de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles. (Mt 13.52). Et cela, d’autant mieux qu’il aura comme jamais auparavant, du temps pour l’écoute et la méditation de la Parole de Dieu et pour la prière. La retraite est en particulier une invitation à exercer un ministère d’intercession renouvelé. Et c’est là un domaine où on ne risque pas de se trouver au chômage.
La baisse des capacités physiques ou intellectuelles est sans aucun doute une épreuve. «C’est dur la vieillure» me répétait souvent une chrétienne âgée, dont la santé déclinait. Mais le seul moyen de ne pas vieillir est de mourir jeune. Il nous faut apprendre à accepter de faire l’expérience dont parlait Jésus à Pierre: «Un autre te mènera où tu ne voudras pas aller». Ce sera plus facile si, bien avant la retraite, on a appris à se démettre pour se remettre au Seigneur Jésus, si on a accepté de ne pas être indispensable, si donc on sait faire confiance aux autres.