La question du croisement entre culture et Évangile fait partie des classiques. On l’aborde aujourd’hui, en général, en posant les mots dans l’ordre inverse de celui que nous avons choisi. On traite du sujet : « Évangile et culture ». L’Évangile, dit-on alors, doit porter attention à la culture. Cette préoccupation provient de multiples erreurs et échecs qui ont été répertoriés, et spécialement depuis que l’annonce de l’Évangile implique l’envoi de missionnaires dans des contrées éloignées de leur culture d’origine. Sur de nombreux points, on a souvent fait la confusion entre annonce de l’Évangile et tentative pour imposer un choix culturel. Et cela ne concerne pas que le passé : aujourd’hui encore, dans un monde où les cultures sont brassées localement (et plus seulement au loin), il arrive que, dans les Églises, on brutalise les tenants d’une culture (parfois même sans s’en rendre compte) parce que, pour certains, l’Évangile fait corps avec des choix culturels qui semblent « aller de soi ».
Nous n’avons pas l’intention dans cet article de laisser de côté cette question mais elle ne nous semble recouvrir qu’une partie de ce que la fidélité à l’Évangile suppose, si l’on s’intéresse à ce qui se passe dans le champ culturel. Souvenons-nous, par exemple, de ce qu’écrit Paul aux Philippiens :
« J'aurais des raisons de mettre ma confiance dans la chair. Si d'autres considèrent qu'ils peuvent mettre leur confiance dans la chair, à plus forte raison moi : circoncis le huitième jour, de la lignée d'Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d'Hébreux ; quant à la loi, pharisien ; quant à la passion, persécuteur de l'Église ; quant à la justice de la loi, irréprochable. Mais ce qui était pour moi un gain, je l'ai considéré comme une perte à cause du Christ » (Phil 3 4-7).
Ce que dit Paul ne concerne pas uniquement la culture, mais ce qu’il appelle la « chair » ressemble beaucoup au type de valorisation sociale qu’attribue une culture donnée, pourvu que l’on respecte ses rites, sa définition des lignées familiales, sa définition de ce qui est juste, etc. Or, ce à quoi Paul attribuait une valeur positive revêt désormais pour lui une valeur négative. Sa conversion le fait donc changer de regard sur sa culture d’origine et cela doit nous interroger.
La culture : un mot difficile à définir
Mais que désigne-t-on exactement sous le terme de culture ? Il est difficile de le circonscrire avec précision. La culture est ce que l’on appelle un « mot-valise », une sorte de vaste fourre-tout où l’on rassemble des goûts culinaires, des pratiques de loisir, un sport de prédilection, des pratiques familiales, l’instruction et le champ des connaissances générales, les différentes formes artistiques, aussi bien que de vastes visions du monde. On sent confusément qu’il y a un lien entre ces choses, mais lequel ? Un détour analytique est nécessaire pour être plus au clair.
Les différents types d’action sociale analysés par Max Weber(1) il y a plus de cent ans peuvent nous y aider et nous permettre de saisir les lieux et enjeux de la confrontation entre Évangile et culture. Max Weber avait proposé de distinguer quatre types d’actions :
- Celles qui relèvent d’une rationalité purement instrumentale (on fait quelque chose d’une certaine manière parce que c’est efficace) ;
- Celles qui relèvent d’une rationalité rattachée à un système de valeur (on choisit de faire quelque chose parce qu’on lui attribue une valeur) ;
- Les actions affectives qui relèvent d’une impulsion non réfléchie (on fait quelque chose parce que cela nous plaît) ;
- Les actions traditionnelles que l’on fait pratiquement sans y penser.
Prenons un exemple tout simple. Si quelqu’un va à son travail en voiture, il peut choisir l’itinéraire le plus rapide (rationalité instrumentale). Il peut aussi faire, un jour donné, un petit crochet parce que cela l’amuse (action affective). Il peut préférer un itinéraire un peu plus long, mais qui a plus de charme, qui le fait passer par un quartier qui a du cachet (rationalité liée à un système de valeur). Mais il se peut également qu’il prenne toujours le même itinéraire depuis des années et qu’il ne se demande même plus si un autre itinéraire est possible (action traditionnelle).
Sur la base de cette typologie, nous proposons de définir ce qui relève de la culture en disant que c’est tout ce qui relève d’une rationalité liée à un système de valeur : tout ce dont on peut rendre compte au nom de ce système. C’est l’approche qui nous semble la plus cohérente, aussi bien par les rapprochements qu’elle rend visibles, que par les oppositions qu’elle met en évidence à ses marges et qui permettent de voir ce qui se joue aux frontières de la culture et des autres activités sociales.
On peut ainsi opposer culture et rationalité instrumentale, en disant que la culture est tout ce que l’on choisit de faire pour d’autres raisons que l’efficacité. On préfère, par exemple, faire la cuisine soi-même, ou manger des plats élaborés, plutôt que d’aller au fast-food qui ne revendique que la rapidité comme qualité. Il est possible, naturellement, d’attribuer une valeur à l’efficacité en elle-même, mais cela relève, en fait, d’une des impasses de la vie moderne que Weber, et toute une lignée de la sociologie allemande à sa suite, ont dénoncé : la perte de sens de l’action sociale (et de l’action politique en premier lieu) du fait que la logique instrumentale devient envahissante. Si les logiques de productivité détruisent tout le champ des valeurs, alors plus rien n’a de sens. Cela ne sert à rien d’aller plus vite ou à moindre coût quelque part si on ne sait pas pourquoi on y va.
On range souvent les actions traditionnelles dans le champ de la culture. Mais nous préférons limiter le mot culture à ce qui relève d’un minimum de réflexivité : ce que l’on est capable d’expliciter comme une chose à laquelle on attribue une valeur. L’action traditionnelle manque totalement de réflexivité (au point que Weber la range parmi les actions que l’on peut à peine qualifier d’actions sociales du fait qu’elles donnent lieu à très peu d’échanges sociaux). Elle ne devient action culturelle que lorsqu’elle se heurte à une autre tradition et qu’elle se découvre, alors, comme un choix parmi d’autres possibles, un choix qui comporte une bonne part d’arbitraire. C’est à partir du moment où l’on clarifie les choses auxquelles on est attaché que l’on rentre dans le champ de la culture.
Cette remarque vaut aussi pour ce qui délimite l’action affective et la culture. Les choix culturels s’enracinent, certes, dans nos émotions les plus profondes. On peut même dire que, dans les sociétés pluralistes dans lesquelles nous vivons, la culture est ce qui fait le pont entre les émotions et le fonctionnement social global. Mais c’est lorsque l’on est capable d’expliciter les raisons pour lesquelles une pratique nous plaît que l’on rentre dans le champ de la culture. Le champ culturel est ce qui nous permet de rentrer en débat avec les inclinations et les racines émotives des autres personnes. La culture est donc l’interface entre la vie émotive et la vie sociale, comme le prouve, par exemple, l’importance des systèmes matrimoniaux, parfois fort complexes, qui structurent les sociétés et régulent socialement les penchants sexuels et affectifs des individus.
Les différentes pratiques culturelles peuplent ainsi la zone intermédiaire qui s’affronte aux logiques vides de sens de l’économie, de l’efficacité et du pouvoir, d’un côté, et à la pluralité des inclinations et des histoires personnelles de l’autre. Les attachements à une langue, à telle ou telle pratique artistique, à un mode de vie individuel et familial, à une vision du sens de la vie, de ce qui importe dans l’existence ou à tel ou tel passe-temps, pour hétérogènes qu’ils soient, renvoient bien à cette zone intermédiaire, difficile à cerner, mais indispensable au fonctionnement des sociétés. On peut remarquer, également, qu’à l’intérieur de cette zone intermédiaire il n’y a pas vraiment de solution de continuité : un mode de vie donné est lié aussi bien à la manière d’occuper ses loisirs en famille, qu’à la préférence pour certains choix de vie et, ultimement, à une hiérarchie des valeurs et de ce qui fait le plus sens. Dans ce vaste espace de pratiques, les divers éléments renvoient très souvent les uns aux autres.
Revenons alors à l’Évangile. Il donne un sens à notre vie, il colore ce que nous faisons de valeurs diverses. Il est donc normal qu’il percute le champ culturel. Et c’est des différentes figures de ce heurt dont nous voulons parler dans cet article. Certaines de ces figures sont bien connues : elles ont trait aux conflits entre groupes sociaux qui se jouent dans le champ de la culture. C’est souvent ce que l’on a en vue lorsque l’on parle d’une Église interculturelle : on veut rendre attentif au fait que l’amour du prochain, vécu dans l’Église, suppose de faire une place à l’histoire et à la culture de tous. On porte moins attention à d’autres phénomènes : la tentative des grands systèmes économiques et politiques pour mettre la main sur les ressources de sens, pour tout ramener à leur logique, pour fabriquer des « produits culturels », pour construire du « story telling » qui donne un sens fictif et creux à une action. Pourtant le Nouveau Testament porte au moins autant d’attention à ce deuxième cas de figure qu’au premier. Comment se fait-il alors qu’il passe au second plan de nos jours ? C’est une des questions que nous nous poserons.
Premier lieu de confrontation :
réinterroger des pratiques « efficaces » au nom d’un questionnement sur la valeur
Commençons, d’ailleurs, notre examen par ce cas de figure....