Suivre Jésus

Complet Ministère pastoral
Plutôt que d’abaisser les conditions d’exercice du ministère chrétien en vue d’une plus grande attractivité (contexte de crise des vocations), ne faudrait-il pas, au contraire, proposer d’en souligner les exigences, les assumer avec joie et détermination ? L’auteur de l’article le fait en se référant à l’enseignement et au modèle de Jésus, soulignant que marcher à sa suite concerne tous les disciples, encore aujourd’hui. Suivre son exemple, porter sa croix, jusqu’à se renier, fait partie des exigences que Jésus pose pour être son disciple. Avec le rappel, rassurant, que ce qu’il nous demande, il nous le donne aussi. Et qu’il le fait en vue de notre joie. Non pas en vue de notre développement personnel ou de notre prospérité dans le temps présent, mais en vue de la couronne, la médaille de justice qui est réservée à ceux qui auront aimé son avènement.

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Jésus et ses disciples Raphael Il y a une quinzaine d’années, alors que j’étais encore en fonction dans les instances de l’union des Églises libres, un des responsables d’une société missionnaire d’outre-Atlantique avec laquelle nous étions en relation pour organiser au mieux la collaboration avec les missionnaires envoyés en France, nous a expliqué que, pour parvenir à recruter de nouveaux candidats, il leur était devenu nécessaire de leur donner plus d’autonomie dans le choix de leurs objectifs et la conduite de leur parcours. Ils ne les lâchaient pas dans la nature sans suivi et sans aide, non, mais devaient leur laisser bien plus de liberté. La concurrence entre les sociétés missionnaires était rude, on ne parvenait pas à recruter des candidats si on ne tenait pas compte de l’évolution des mentalités des nouvelles générations.

L’information est parue ces derniers mois que l’armée française peinait maintenant à recruter assez de candidats. L’une des raisons principales semble bien être les contraintes de la vie militaire. Alors, si maintenant les militaires eux-mêmes... que Paul donnait en exemple à son jeune collaborateur Timothée : « il n’est pas de soldat qui s’embarrasse des affaires de la vie... » (2 Tm 2.4) Même les militaires ! Ne nous faudra-t-il pas, bon gré mal gré, réviser à la baisse les exigences du service chrétien ? Faire une étude sérieuse de marché pour voir si le produit offert (le service chrétien) correspond encore au profil et aux attentes du client (le candidat). En tenant compte notamment du profil supposé de sa génération, X, Y, Z, millénaire, etc.

N’étant pas un praticien, malgré la petite expérience que j’en ai, et surtout pas un organisateur, je ne prétends pas balayer d’un revers de main les efforts sérieux et nécessaires entrepris pour organiser au mieux le service chrétien dans les Églises, les missions et les œuvres. L’organisation du service est aussi partie intégrante du service, comme nous le rappellent, par exemple, les ennuyeux chapitres 23, 24, 25, 26, 27, du premier livre de Chroniques que la liste de la Bible en 6 ans nous a infligés la semaine dernière. Il vaut la peine de s’ennuyer copieusement cinq jours de suite à lire des noms, si c’est pour comprendre que le service chrétien doit être bien organisé. On n’aura pas perdu son temps.

Mon propos est de réfléchir à la perspective générale du service chrétien et de l’appel à ce service. Et le pari audacieux que je propose, c’est que, face aux difficultés de recrutement pour le service, il ne nous faut pas baisser les exigences du service, mais les souligner, les assumer avec conviction, détermination et avec joie.

Ce n’est pas par goût du paradoxe que je soumets cette proposition, car, en admettant que j’aie un certain penchant pour le paradoxe, là n’est pas la question. La question est de savoir quel cas nous faisons des exigences posées par Jésus à l’égard de ceux qui voulaient le suivre : se renier, prendre sa croix, perdre sa vie. Pouvons-nous honnêtement laisser ces paroles, clairement et plusieurs fois répétées, dans une sorte d’arrière-plan indistinct qu’on n’ose pas trop regarder. Ou pouvons-nous les accueillir avec confiance, reconnaissance, comme la voix du bon berger qui prend soin de ses brebis et donne sa vie pour elles ? Celui qui est tout le contraire du voleur et du brigand, qui ne viennent que pour voler, tuer et perdre (Jn 10.8,10).

Des exigences transitoires ?

Avant de nous engager dans l’écoute de ces exigences posées par Jésus, nous pouvons nous demander dans quelle mesure elles n’étaient pas liées à la situation particulière du ministère terrestre de Jésus, ce qui les rendrait moins contraignantes pour nous aujourd’hui. On peut, en effet, remarquer qu’on ne les retrouve plus formulées de la même manière dans les autres écrits du Nouveau Testament. Étaient-elles donc limitées à des conditions particulières ? On peut noter, par exemple, que la formule « suivre Jésus », caractéristique des Évangiles et correspondant concrètement à la condition du disciple qui accompagne son maître pour bénéficier de son enseignement, ne se retrouve pas ailleurs dans le Nouveau Testament. Sauf une fois dans l’Apocalypse où elle décrit les cent quarante-quatre mille qui suivent l’Agneau partout où il va (14.4). Mais la vision étant une vision céleste, qui se situe au-delà du parcours terrestre de ces rachetés de la terre, on ne peut guère en faire une description de la condition actuelle du chrétien sur terre.

Sur cette disparition de l’expression « suivre Jésus », on peut faire les trois observations suivantes :

1) Dans les Évangiles mêmes où elle est courante, on voit, à la fin de l’Évangile de Jean, Jésus l’employer après sa résurrection, et en visant concrètement le parcours ultérieur de l’un de ses disciples. S’adressant à Pierre, Jésus lui dit : « suis-moi » (Jn 21.19 et 22). Cet appel est directement lié à l’annonce du martyre de Pierre : « Jésus parla ainsi pour indiquer par quelle mort Pierre allait glorifier Dieu et après cette parole, il lui dit : “suis-moi”. » C’est donc non seulement durant les trois années du ministère terrestre de Jésus que Pierre était appelé à le suivre, mais bien au-delà, jusqu’à sa mort et singulièrement par sa mort.

L’emploi de cette expression renvoie aux déclarations de dévouement de Pierre avant son reniement (Jn 13.37) : « Seigneur pourquoi ne puis-je pas te suivre maintenant, je donnerai ma vie pour toi. » Jésus venait de lui dire : « Là où je vais tu ne peux pas me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard. » (v.36) Pierre appelé à suivre Jésus comme tout disciple qui accompagne son maître, « suivez-moi et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes » (Mt 4.19), et qui l’a suivi durant les années de son ministère terrestre, au moment où Jésus va mourir, ne peut pas le suivre là où il va. Là s’arrête, pour le moment, sa « suivance » de Jésus comme disciple, mais l’appel se prolonge au-delà de l’apprentissage avec le maître, il est d’ailleurs renouvelé, « suis-moi », « toi, suis-moi », et il trouvera son accomplissement le plus emblématique dans la mort par laquelle Pierre glorifiera Dieu. C’est là que « suivre Jésus » trouvera son sens le plus abouti.

2) Si l’expression « suivre Jésus » est habituellement réservée à la période du ministère terrestre de Jésus, le nom de disciple qui lui correspond dans les récits des évangiles n’est pas limité à ces récits. Il se retrouve communément employé dans le livre des Actes, où il désigne de manière plus large les croyants : 28 emplois dans les Actes, à comparer avec les 37 de l’Évangile selon Luc qui lui correspond. Et le terme, loin d’être réservé à ceux qui étaient disciples lorsque Jésus enseignait sur terre, loin de désigner une catégorie particulière d’engagés ou de responsables, est le terme le plus commun pour désigner le chrétien de base. Être chrétien, c’est être disciple, selon la nouvelle désignation indiquée en Actes 11.26. Évoquant le moment où, pour la première fois, les disciples ont été appelés chrétiens. Chrétiens = disciples, disciples = chrétiens. Et dans son récit Luc persiste à les appeler « disciples », même après la nouvelle désignation signalée.

Cette généralisation de l’emploi de la qualification de disciple, après le ministère terrestre de Jésus, peut être rapprochée de la manière dont sont désignés, dans les évangiles, les destinataires de la parole de Jésus : « Si quelqu’un veut me suivre qu’il se renie, se charge de sa croix et me suive. » Selon Matthieu, Jésus le dit à ses disciples (16.24). Selon Marc (8.34), Jésus appelle la foule et ses disciples. Et selon Luc (9.23), Jésus dit à tous : « Si quelqu’un veut me suivre… » Cette audience la plus large possible, « tous », est d’autant plus marquée qu’elle fait suite à des propos échangés entre Jésus et ses disciples, alors que Jésus priait à l’écart. Jésus interroge ses disciples : « Que dit-on de moi ? », « Qui suis-je ? » Puis il recommande à ses disciples de ne dire à personne qu’il est le Christ. Il ajoute que le Fils de l’homme va souffrir, être mis à mort et ressusciter. Puis Jésus dit à tous, « Si quelqu’un veut me suivre… » Les engagements attendus du disciple sont donc exposés à tous, comme par la suite, tous les chrétiens seront appelés disciples. On ne peut donc considérer ces exigences comme temporaires ou limitées à quelques-uns.

3) Si l’expression « suivre Jésus » ne se retrouve pas dans les épîtres, ni d’ailleurs le terme de disciple, abondamment utilisé dans les Actes, une autre formulation, caractéristique de Paul, peut être considérée comme prenant le relais, celle de l’imitation, du modèle, de l’exemple. Ce thème se décline à plusieurs niveaux : d’abord le Christ, Dieu (Ep 5.1) comme référence ultime, puis Paul lui-même, le plus souvent (1 Co 4.16 ; 11.1 ; Ph 3.17 ; 1 Th 1.6), ensuite ses collaborateurs, comme Timothée qui se doit d’être un exemple (1 Tm 4.12), et enfin cela s’étend aux chrétiens eux-mêmes. Les Thessaloniciens qui ont suivi l’exemple des Églises de Judée (1 Th 2.14), sont eux-mêmes devenus un exemple pour tous les croyants de Macédoine et d’Achaïe (1.7).

On peut être surpris de voir Paul se proposer plus souvent lui-même comme modèle. Mais ce n’est absolument pas pour prendre la place du Christ, qui reste le modèle de référence. Par deux fois Paul précise : suivez mon exemple comme moi-même je suis l’exemple du Christ (1 Co 11.1 ; 1 Th 1.6). L’exemple de Paul est plus immédiat, concret, facile à vérifier, plus exigeant aussi pour lui-même qui se doit d’être un exemple crédible. Ainsi comme reprise du thème de la suite, le thème de l’imitation se révèle au moins aussi exigeant, sinon plus. Il ne s’agit pas seulement d’accompagner Jésus, mais de lui ressembler.

Ces trois observations à propos de l’expression « suivre Jésus », son absence et son prolongement au-delà des évangiles, confirment ce qui, de toute façon, pourrait être difficilement contestable : les exigences posées par Jésus ne se limitent pas à la période de son ministère terrestre. Elles nous concernent tous aujourd’hui : au premier chef, ceux qui sont engagés dans le service, et aussi tous les chrétiens, disciples du Christ.

Un cadre sécurisant

Comme les exigences posées par Jésus apparaissent redoutables, à la limite inacceptables, se renier, il est essentiel, avant de tenter d’en évaluer la portée, de les situer dans le cadre de l’action de Dieu et de sa grâce envers nous.

1. Mesurons bien d’abord que tout ce qui peut nous être demandé ici, nous est d’abord, encore et toujours donné

La croix, supplice affreux, instrument de torture, Jésus l’a portée et il en a subi le supplice jusqu’à la mort, par amour pour nous. Se renier ? Il n’est jamais dit que Jésus s’est renié, au contraire il ne saurait se renier lui-même, affirme Paul, ce qui est pour nous une assurance de sa fidélité (2 Tm 2.13). Mais Paul emploie le verbe très fort, qui suscite tant de commentaires, plus ou moins pertinents, ékénosen, il s’est quasiment anéanti en prenant la condition de serviteur (Ph 2.7). Nous sommes d’abord, et nous serons toujours, dans la foi, bénéficiaires du don immense, incommensurable, ineffable du Fils. Ce don qui est notre pardon, notre salut, notre vie.

Et quant à Paul, demande à ses lecteurs, et donc à nous-mêmes, de suivre son exemple, lui aussi nous est donné, d’une autre façon que le Christ ; il n’est pas mort pour notre salut. Mais tout le service qu’il a accompli, évangélisation, affermissement des croyants, synthèse théologique, formation de collaborateurs, rédaction de lettres, souffrances endurées. Tout cela, c’est à nous, comme il le souligne lui-même : « tout est à vous : Paul, Apollos ou Céphas, le monde, la vie ou la mort, le présent ou l’avenir, tout est à vous. » (1 Co 3.22) Quoi qu’il nous soit demandé, cela ne sera jamais autant que ce qui nous est donné.

2. Ce qui nous est demandé est de la même nature que ce qui nous est donné

L’expression « porter sa croix », le fait bien entendre : la croix. Le thème de l’imitation ou suivre le Christ, l’implique aussi. Donc, communauté de nature entre ce qui nous est demandé et ce qui nous est donné. Et ainsi, la répugnance que nous risquons d’éprouver vis-à-vis de ce qui nous est demandé, répugnance instinctive, naturelle ou fortement induite culturellement, se trouve mise en regard de la gratitude, du bonheur, de la beauté, de la douceur, de la plénitude reçus par la croix, par le don du Fils. Comment ce qui nous est demandé pourrait-il être abusif, pervers, toxique, alors que c’est précisément ce qui, en tant que don de Dieu, fait tout notre bonheur et notre salut.

3. Celui qui pose les exigences, prendre sa croix, se renier, est précisément celui qui les a accomplies lui-même, et bien au-delà de ce qu’il demande

Ce n’est pas de l’extérieur qu’un petit chef qui se prend pour un grand chef, vient nous dire : prends ta croix, renie-toi. Dans le Nouveau Testament, on ne trouve cette exigence que dans la bouche de Jésus lui-même. C’est celui qui est mort sur la croix, celui-là seul, qui dit : « Prends ta croix. »

Pour l’autre expression, « se renier », on a déjà fait remarquer qu’il n’est jamais dit que Jésus se soit renié lui-même, mais il ne faudrait pas en conclure qu’il ait fait moins que ce qu’il demande. En prenant la condition humaine, lui, Fils de Dieu, et en assumant celle de coupable, lui le juste, il a fait infiniment plus que tout ce que peut impliquer pour nous l’expression « se renier ».

Et à un degré moindre, lorsque la référence de l’imitation est un simple homme comme Paul, le principe même de l’imitation implique qu’on ne demande pas aux autres ce que l’on ne fait pas soi-même, comme Jésus le reproche aux pharisiens : « Ils chargent leurs auditeurs de fardeaux qu’ils ne portent pas eux-mêmes. » (Mt 23.4) C’est là tout le problème lorsqu’on doit être un exemple !

Ces trois aspects qui forment un tout, et qui sont indissociables de l’appel à suivre le Christ, sont certainement les plus forts pour nous aider à surmonter la difficulté ou la répugnance à l’égard des formules employées par Jésus. Je ne vois pas de raison plus forte à proposer : nous sommes et serons toujours d’abord des bénéficiaires, ce qui nous est demandé est étroitement apparenté à ce qui nous est donné. Celui qui nous le demande est celui qui a donné et s’est donné lui-même pour nous.
Avant d’entrer un peu plus dans les formulations elles-mêmes, je voudrais encore présenter un quatrième motif pour accueillir ces paroles si fortes : en nous demandant beaucoup, elles nous montrent tout le prix que nous pouvons attacher à la vocation qui nous est adressée.

Nous sommes ainsi faits que nous n’accordons vraiment de prix qu’à ce qui nous coûte. Les psychanalystes le savent bien, qui se refusent à envisager une analyse sans participation financière conséquente. Le prix que l’on y met fait partie de la démarche thérapeutique. Certes, si la seule valeur effective de la chose est le prix qu’on y met, ce n’est rien d’autre que du vol. Il faut bien que la chose ait une valeur en soi pour que le prix que l’on y met ne relève pas de l’illusion, de l’arnaque. Le prix de l’Évangile, le prix de la grâce, le prix du salut d’une seule âme, est immense, incalculable.

La grâce reste toujours la grâce, totalement gratuite, dans le sens où nous ne pouvons rien faire pour la mériter ou y ajouter. Mais Dieu a prévu qu’elle nous coûte à nous aussi pour que nous en mesurions la valeur, comme il le fait observer à Ananias à propos de Saul de Tarse : « … cet homme est un instrument que j’ai choisi pour porter mon nom devant les nations, devant les rois et devant les fils d’Israël, et je lui montrerai tout ce qu’il doit souffrir pour mon nom. » (Ac 9.15-16)

La valeur de la vocation de chrétien tient au prix qu’elle a coûté à Dieu, et aussi, par conséquence, imitation, communion, au prix qu’elle nous coûte. Tenter un rabais pour nous sur le prix, c’est la dévaluer. En accepter le prix élevé, c’est lui reconnaître toute sa valeur. Quelle belle occasion de donner tout son prix à la vocation de chrétien !

Suivre l’exemple

Tentons maintenant de préciser un peu le sens des expressions. C’est surtout « prendre sa croix » et « se renier » qui appellent, de la manière la plus pressante, des précisions. Mais commençons par le thème de l’imitation qui, dans les exhortations apostoliques, correspond au thème « suivre Jésus » dans les évangiles.

Pour entrer dans le concret, reprenons dans les épîtres les passages où Paul exhorte à suivre son exemple, plus rarement celui du Christ ou de Dieu lui-même, pour voir, dans le contexte, à quoi Paul exhortait concrètement ses lecteurs. Quitte à nous surprendre, il s’agit presque toujours d’instructions de base.

  • 2 Thessaloniciens 3.7,9 : ne pas vivre dans l’oisiveté, exercer un métier ;
  • 1 Corinthiens 4.16 : recevoir les instructions morales de Timothée ;
  • 1 Corinthiens 11.1 : respecter les instructions de Paul sur la bienséance dans les rencontres de l’Église ;
  • Philippiens 3.17 : ne pas suivre le mauvais exemple de ceux qui se laissent guider par leurs sens ;
  • Éphésiens 5.1 : imiter Dieu, vivre dans l’amour comme le Christ, c’est s’éloigner de la débauche, de la cupidité, pas de propos grossiers, de plaisanteries douteuses.

On n’est vraiment pas dans l’extraordinaire, le sublime.

L’exemple fourni à l’appui de ces diverses exhortations peut être très parlant. Paul, qui, tout en annonçant l’Évangile, a continué à gagner sa vie (2 Th 3), qui a renoncé à tout pour gagner le Christ (Ph 3), ou bien le Christ qui s’est livré pour nous en offrande à Dieu (Ep 5). Mais ce qui est demandé concrètement pour suivre ces exemples apparaît des plus élémentaires. Si l’on peut paraphraser, en exagérant un peu : ne soyez pas trop moches, imitez-moi, imitez le Christ.

C’est vrai, je grossis un peu le trait. Dans d’autres cas, il s’agit de supporter l’opposition, la persécution, comme les Thessaloniciens qui ont reçu la parole avec joie au milieu des tribulations (1 Th 1.6 et 2.14). C’est aussi le modèle du Christ faussement accusé que Pierre offre à ses lecteurs pour les encourager : « Il nous a laissé un modèle pour que nous suivions ses traces. » (1 P 2.21) Mais notons que le modèle est là pour consoler, et non pour pousser au martyre.

Même dans le sermon sur la montagne, l’exhortation qui paraît tellement redoutable : « vous, vous serez donc parfait comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5.48), doit d’abord se comprendre dans son contexte où « être parfait » correspond à aimer nos ennemis comme Dieu fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Ensuite, elle est formulée au futur. Il peut se comprendre comme un futur d’injonction, vous devez être parfaits, mais il pourrait aussi être lu comme indicatif, en aimant vos ennemis vous toucherez à la perfection de Dieu lui-même. Quel encouragement !

Porter sa croix

Observons d’abord qu’il s’agit comme pour « se renier » d’expressions fortes et ramassées telles que Jésus en employait souvent. Le propre, et certainement l’intention, de ces formules est de frapper l’esprit du récepteur, de remuer, voire de choquer, de rester ainsi inoubliables. Continuant à faire leur chemin dans la pensée de celui qui les a entendues, elles ne cesseront pas de l’interroger. Penser pouvoir ou devoir les traduire en formules plus explicites serait certainement illusoire, voire même contraire à leur intention et à leur portée réelle. Mais cela ne dispense pas de réfléchir, bien au contraire, ni de s’intéresser aux conséquences concrètes, puisqu’elles sont destinées à être mises en pratique.

L’expression « prendre sa croix », dans ses termes mêmes, renvoie au supplice subi par le Christ. Les trois mentions parallèles dans les évangiles synoptiques (Mt 16.24 ; Mc 8.34 ; Lc 9.23) suivent toutes immédiatement la première annonce de la passion. Le lien est évident, même si, dans cette annonce, il n’est pas fait explicitement mention de la croix. La correspondance est évidente : pour suivre Jésus, il faut le suivre jusque-là, jusqu’à la croix.

Il y a cependant deux différences significatives :

  1. Jésus parle de prendre la croix, de la porter, et non d’être crucifié. C’est le chemin vers le supplice et non le supplice lui-même, même si porter sa croix est déjà un élément constitutif du supplice, une épreuve honteuse et pénible.

  2. Jésus ne dit pas prendre la croix, ou prendre ma croix, mais il dit prendre sa croix, toujours avec ce même possessif dans les cinq occurrences des synoptiques. À la différence de l’évangile apocryphe de Thomas, logion 55, qui n’a pas de possessif : « qui ne porte pas la croix comme je l’ai fait… » Cette personnalisation sa croix, suggère une diversité de situations, de conditions, à la suite du Christ, dans la conformité à son exemple.

Cette ouverture à des parcours de vie différents, se trouve confirmée par le fait que l’invitation et l’exigence s’adressent à tous les disciples du Christ, pas seulement à certains, plus exposés ou plus consacrés que d’autres. Suivre Jésus, prendre sa croix, se renier, ne concerne pas seulement un cercle restreint ou des situations exceptionnelles. C’est précisément la nature d’une telle formule d’avoir une très large portée, elle peut évidemment aller jusqu’au martyre, jusqu’à la mort. Jésus parle de perdre la vie à cause de lui, mais pour quelle raison devrait-on en exclure des épreuves de la vie, même lorsqu’elles ne sont pas causées par notre engagement pour le Christ ?

Ce qui apparaît déterminant, c’est le choix délibéré à assumer ces difficultés, ces souffrances, quelles qu’elles soient, à la suite du Christ, comme la croix qui nous est donnée à chacun. Prendre sa croix, peut en effet vouloir dire : faire des choix qui risquent d’occasionner des souffrances, comme de répondre à telle vocation. Mais cela peut aussi signifier adopter vis-à-vis de mes difficultés et de mes épreuves, une attitude positive, choisir de les assumer plutôt que de les subir, en me voyant ainsi prendre ma croix à la suite de mon Seigneur. Ainsi cette exigence ne devient-elle pas une bienfaisante et extraordinaire source de force et de consolation ?

Se renier

On s’est rangé à cette traduction adoptée par la TOB et la NBS. Le verbe arnéomai (ou aparnéomai, sans différence de nuance perceptible) est employé de manière très majoritaire en rapport avec le reniement du Christ : reniement de Pierre dans les évangiles ; avertissement du Christ à qui le renie devant les hommes ; renier le Christ, la foi dans les épîtres. Dans quelques rares emplois où le verbe porte un sens beaucoup moins lourd, il signifie tout simplement nier, mais cela reste net. La particularité de l’emploi dans cet emploi relatif aux conditions pour être disciple, est qu’il est réfléchi : l’objet est le même que le sujet. Cette expression surprenante et radicale, que suggère-t-elle dans le contexte où elle est employée ?

Dans la séquence commune aux trois synoptiques (la seule où on la trouve), elle est toujours accompagnée de « prendre sa croix », et toujours encadrée par « suivre Jésus » : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il se renie, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » La séquence est toujours suivie de l’adage : « Qui veut sauver sa vie la perdra, qui la perdra à cause de moi la retrouvera. » Le contexte suggère donc un sacrifice qui peut aller jusqu’à perdre la vie. Mais pourquoi « se renier » ?

Il nous est facile de comprendre pourquoi cette formulation nous heurte autant. Dans l’environnement individualiste qui est le nôtre, renforcé par les incitations, voire les injonctions, à nous découvrir nous-mêmes, à nous réaliser nous-mêmes, à prendre soin de nous-mêmes, cela apparaît comme une insoutenable aberration.

Dans ce que l’on peut imaginer de l’environnement mental des auditeurs de Jésus et des apôtres, on est certainement bien moins inquiet et préoccupé de son identité personnelle. Quel peut être dans ce contexte l’impact de la formule ? On peut en voir l’effet chez un homme comme Paul lorsqu’il parle de lui-même à ses lecteurs en Philippiens 3 :

« Si un autre croit pouvoir se confier en lui-même, je le peux davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu, fils d’Hébreux, pour la loi pharisien, pour le zèle persécuteur de l’Église, pour la justice selon la loi, irréprochable. »

On sent ici tout le poids de l’identité collective : l’appartenance à un peuple, à un parti religieux, la conformité à des règles. Voilà quelqu’un qui ne s’inquiète absolument pas de son indenté personnelle, aucune insécurité, aucune recherche inquiète ou passionnée de soi. Et pourtant, la parole « se renier » le rejoint de toute sa force. Elle est certainement tout aussi provocante pour lui que pour l’individualiste revendicatif ou inquiet que nous sommes devenus aujourd’hui. Voyez avec quelle vigueur il le dit :

« Tout ce qui était pour moi des gains, je les ai considérés comme une perte à cause de Christ. Je considère tout cela comme des ordures afin de gagner Christ. »

Voilà ce que signifie pour Paul « se renier ». Il ne nie pas son identité, mais la rejette à l’arrière-plan, pour la recherche ardente de l’identité en Christ. Une identité qu’il a reçue, mais qu’il ne cesse pas de rechercher avec ardeur. Ce que l’on constate ici de l’identité de Paul si marquée par le collectif, ne peut-il pas tout autant valoir pour une identité hantée par l’individuel ?

Pourquoi un langage si fort : se renier ? On peut y percevoir deux raisons. Premièrement, la formule, comme « prendre sa croix » ou, plus clairement encore, « perdre sa vie », pointe vers le maximum : le don de sa propre vie. Deuxièmement, comme elle a une portée globale, et s’applique à bien d’autres situations beaucoup moins extrêmes, sa formulation peut prendre en compte notre répugnance à assumer des décisions ou des pertes bien moins sérieuses. Il est étonnant comment de petits renoncements peuvent nous apparaître comme une véritable atteinte à notre personne, comme si l’on nous arrachait les tripes, comme si l’on nous demandait de n’être plus nous-mêmes. La force de la formulation, « se renier », est là pour nous aider à surmonter la force de nos répugnances, et peut-être bien de notre égoïsme.

Conclusion

Le pari proposé est-il tenable ? À chacun de nous de le dire et surtout aux faits de le confirmer.

Il est certain que ces injonctions si fortes, que Jésus présente comme des conditions nécessaires pour être son disciple, pour ne pas être indigne de lui, ne peuvent être considérées comme de simples options, ou de ces conditions restrictives ou supplémentaires, que l’on trouve écrites en tout petits caractères au bas des contrats. Le lecteur de l’Évangile ne peut feindre l’ignorance : « Ah tiens ! Je n’avais pas vu, c’était écrit si petit, c’était si bien caché, je me suis fait piéger. » C’est écrit au centre, en gros, en gras, en très gras. Nous sommes là au cœur de l’Évangile avec la croix, qui est au cœur de notre foi. C’est toute notre théologie qui est ici en cause : théologie de la santé, de la prospérité, du développement personnel, ou théologie de la croix. De la croix et de la résurrection, de la croix et de la couronne.

C’est sur la couronne que je voudrais terminer. La couronne, c’est-à-dire la médaille. S’il y a des exigences que l’on tend à oublier, il y a aussi des récompenses qu’il ne faudrait pas oublier. C’est dans le cadre de l’image sportive déployée par Paul pour décrire son service et, plus généralement, la vie chrétienne, que Paul et d’autres, Pierre, Jacques et Jean dans l’Apocalypse, parlent de couronne. Les vainqueurs des compétitions sportives, notamment les grandes compétitions comme celles d’Olympie ou de Corinthe, recevaient une couronne, couronne de laurier, de rameaux de pin, ou même de branche de céleri. Les ancêtres de nos médailles olympiques. Cette médaille symbolise la récompense ultime du serviteur, du croyant, à la fin de la course. Et le croyant est exhorté à concourir pour la recevoir :

« J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé la course j’ai gardé la foi, la médaille de justice m’est réservée, le Seigneur le juge arbitre, me la donnera à moi et à tous ceux qui auront aimé son avènement. » (2 Tm 4.7-8)

La médaille… Il nous paraît peut-être puéril, voire indécent, de parler de récompense, mais c’est pourtant le langage que ne craignent pas de tenir les apôtres. Serions-nous à ce point dévoués et désintéressés pour que les récompenses futures nous paraissent hors de propos ? Jésus lui-même, affirme l’auteur aux Hébreux, c’est en vue de la joie qui lui était réservée, qu’il a enduré la croix (Hé 12.2).

La couronne et la croix, la croix et la couronne. Quelle belle tâche intellectuelle et existentielle de nous trouver avec les exhortations de Jésus, au cœur même de notre foi, où se rencontrent dans notre vie la croix, la grâce, la résurrection. Il s’agit simplement de prendre les choses à l’endroit, de ne pas voir la croix, celle du Christ et la nôtre, comme un accident, une malheureuse exception, une injustice ou une défaite, mais la source inépuisable de la grâce du pardon, de la vie.

Auteurs
Émile NICOLE

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