Proximité et dépendance.
Au cours des siècles, les chrétiens ont été heureux de relever chez les Pères apostoliques, à côté de quelques textes surprenants et dérangeants, de nombreux passages où ils étaient convaincus de percevoir des échos des écrits du Nouveau Testament (encore plus des échos de l’Ancien Testament !). L’idée d’une dépendance venait naturellement à l’esprit. L’impression dominante était que les hommes d’Eglise de la première moitié du 2 e siècle savaient puiser dans les richesses de ces écrits. Aujourd’hui encore, le lecteur non prévenu est sensible à cette proximité, du moins pour la plupart des oeuvres.
La situation a changé au début du siècle dernier lorsque la recherche s’est intéressée aux œuvres des Pères apostoliques dans l’esprit d’une modernité « soupçonneuse ». En 1905 paraissait un volume exposant les conclusions des travaux d’un comité d’Oxford s’intéressant à la théologie historique, The New Testament in the Apostolic Fathers (1) . L’avis du comité était radical : aucun passage ne pouvait être considéré avec une absolue certitude comme emprunté aux évangiles canoniques, et peu d’épîtres étaient prises en compte.
Les travaux récents sont marqués par une réflexion soutenue sur les problèmes de méthode et de critères permettant de se prononcer sur l’éventualité de dettes caractérisées. On établit un tableau des degrés de probabilité : ABCD, A, un haut degré de probabilité, à l’opposé D, un très faible degré ; B, un assez fort degré, C, un assez faible. On reconnaît, toutefois, que les distinctions, particulièrement entre B et C, sont délicates. Un vif intérêt se développe également au 20 e siècle pour les sources des évangiles, puis pour les écrits découverts depuis 1905, et enfin pour les traditions orales. Les études ont porté principalement sur les rapports avec les évangiles, surtout les synoptiques. Deux positions se sont dégagées : les maximalistes et les minimalistes. On range du côté des maximalistes l’étude d’Edouard Massaux qui, en 1950, concluait à une large utilisation de l’évangile de Matthieu : là où l’on détectait une nette ressemblance avec Matthieu on pouvait déduire une dépendance (2) .La critique de cette position n’a pas tardé puisqu’en 1957 Helmut Köster reprenait les conclusions du Comité de 1905, représentant la ligne minimaliste (3) . Il privilégiait les rapports avec des sources autres que les évangiles canoniques, sources écrites ou orales. Il mettait en œuvre un critère très strict : on ne peut parler de dépendance par rapport aux évangiles écrits que là où des paroles ou des idées de Jésus viennent manifestement de la contribution personnelle du rédacteur de l’évangile, et non de ce qui pourrait représenter ses sources.
Aujourd’hui, la ligne minimaliste est dominante. Il faut aussi noter la place faite à l’oralité. L’idée d’un recours à la tradition orale se situant avant ou à côté des évangiles est ancienne, mais elle a été travaillée et valorisée à l’époque moderne. On peut mentionner l’étude de Donald A. Hagner « The Sayings of Jesus in the Apostolic Fathers and Justin Martyr » : la tradition orale aurait été la source principale des références à Jésus (4) .Plus massive est l’intervention de Stephen Young, Jesus Tradition in the Apostolic Fathers (5) . Plutôt que rechercher des liens avec des sources écrites, il faut, estime-t-il, résolument prendre en compte la tradition orale. Mais, notons-le, cette tradition orale peut être vue de différentes façons ; alors que pour Koester sa source se situe dans la vie des communautés (critique formiste), chez Hagner, elle remonte à Jésus lui-même, pour l’essentiel. Young s’intéresse aux caractéristiques de la tradition orale très populaire dans l’antiquité, domaine qui a fait l’objet de travaux récents. Il voit là un éclairage précieux sur la situation présentée par les écrits des Pères apostoliques.
Différentes situations
Les évangiles, surtout les synoptiques, ont été au cœur du débat. Le problème est d’autant plus aigu qu’il y en a quatre, dont trois avec des textes à la fois proches et différents, et nous savons par l’évangéliste Luc que diverses sources ont pu être utilisées (Lc 1,1-4). Les Pères pouvaient avoir puisé directement à ces sources et non aux œuvres canoniques. Des questions comparables se posent à propos de Jean et du livre des Actes : éventualité d’utilisation de sources écrites ou orales, mais il y a peu de renvois à ces ouvrages chez les Pères apostoliques. Pour les épîtres et l’Apocalypse, il y a beaucoup moins de problèmes : pas de longue période de tradition préalable à envisager. Les auteurs s’y expriment à titre personnel et laissent leur marque sur l’écrit. On peut y détecter quelques éléments antérieurs, tels que credo ou hymne, mais leur style les fait assez facilement repérer.
Les données et les avis
Quels sont les faits ? Les parallèles ne manquent pas, dans tous les écrits. Mais, quand peut-on parler d’utilisation ? On constate à ce propos l’absence presque totale de citations introduites dans les formes traditionnelles : « comme il est écrit », « selon l’Écriture » (on les retrouve encore assez fréquemment pour l’Ancien Testament). C’est seulement la similitude qui alerte à la possibilité d’une dépendance. Exceptionnellement, on a un renvoi à « l’Évangile » ou à des personnes, « Jésus », « Paul », mais sans précision. Donald Hagner veut être réaliste : « En vérité, toute la question de la dépendance littéraire […] est si difficile que personne ne peut s’attendre à ce que les spécialistes soient d’accord dans une large mesure. » (6) .
Voici un échantillon des conclusions auxquelles parviennent des spécialistes récents et connus. La liste des renvois « assurés » à des écrits du Nouveau Testament est fort brève, on le constate. J’emprunte ces données à des ouvrages collectifs : The Reception of the NewTestament in the Apostolic Fathers , édité par A. Gregory et Christophe. M. Tuckett (Oxford University Press, 2005) ; l’ouvrage en l’honneur de Christophe M. Tuckett, New Studies in the Synoptic Problem , édité par P. Foster, A. Gregory, J.S. Kloppenborg, J. Verheyden (Leuven-Paris-Walpol :, Peters, 2011). Un ouvrage plus ancien rassemble les interventions aux journées bibliques de Louvain du 26-28 août 1986 : The New Testament in Early Christianity : la réception des écrits néotestamentaires dans le christianisme primitif, édité par J.-M. Sevrin (Leuven : University Press, 1989).
La Didachè
On relève de nombreux parallèles – seulement avec les synoptiques – sous forme d’allusions, pas de citations. Quelques appels à « l’Evangile » peuvent indiquer que l’auteur connaissait un ou plusieurs évangiles écrits. Presque tous les échos correspondent au texte de l’évangile de Matthieu, qu’il s’agisse de matériaux relevant de la tradition unique (rédaction par l’évangéliste), de la double tradition ou de la triple. La meilleure explication, selon Christopher Tuckett, réside dans l’utilisation de l’évangile de Mathieu, et même de Luc, tels que nous les avons. Mais il reconnaît que d’autres auteurs optent plutôt pour le recours à une tradition liturgique (7) . Stephen Young, écarte toute dépendance littéraire, et privilégie le recours à la tradition orale (8) .
Clément
Clément utilise à plusieurs reprises la Première aux Corinthiens (ce qui ne surprend pas puisqu’il s’adresse à l’Eglise de Corinthe) ainsi que, vraisemblablement, les épîtres aux Romains et aux Hébreux. On relève quelques éléments proches des synoptiques, mais Gregory a cette formule plus que prudente : « Il n’est donc pas possible de démontrer que Clément ne connaissait pas ou n’utilisait pas un quelconque des synoptiques, mais les données ne permettent pas de démontrer qu’il les connaissait ou les utilisait » (9) . Pour Andreas Lindemann, Clément reprendrait plutôt des éléments antérieurs à nos évangiles, s’inspirant probablement de la source Q (10) .
Ignace
Ignace fait appel aux lettres de Paul et à des éléments de la tradition synoptique. Selon P. Foster, « on peut plaider avec conviction en faveur de la connaissance, par Ignace, de quatre épîtres de Paul et de l’évangile de Matthieu » (11) . Andreas Lindemann est plus hésitant sur ce dernier point : il estime possible qu’Ignace ait eu accès à une tradition présynoptique, peut-être la tradition de Q (probablement pas comme texte écrit). Il note que, selon Donald Hagner, Ignace dépendrait de sa mémoire pour les synoptiques (12) .
L’épître de Barnabas
Andreas Lindemann juge que Barnabas connaissait l’évangile de Matthieu et, pour le moins, un récit propre à Marc, mais pas nécessairement cet évangile (13) Pour J. Caleton Paget, pas de connaissance certaine d’aucun livre du Nouveau Testament, mais l’épître est proche de Matthieu et des traditions synoptiques sur la Passion. Des convergences avec l’épître aux Hébreux sont repérables, mais pas d’allusions certaines au livre (14) .
Polycarpe
On admet généralement que Polycarpe utilise au moins quatre lettres de Paul (1 Co, Ep, 1 et 2 Tm) et probablement trois autres (Rm, Ga, Ph). Peut-on parler d’accès à une collection, à un corpus (15) ? Il connaissait la tradition sur Jésus, probablement sous forme orale, proche de la source Q (A. Lindemann) (16) .
L’homélie dite 2 Clément
Cette homélie offre de nombreux parallèles avec les écrits qui formeront le Nouveau Testament. Elle est, en particulier, proche de Matthieu et de Luc, pas nécessairement de façon directe. Une forte probabilité de dépendance concerne Ephésiens et Hébreux (17) . Selon Lindemann, un évangile apocryphe a également été utilisé. Quelques citations sont proches de la tradition synoptique (accès peu probable à Q comme texte écrit).
Le Pasteur d’Hermas
On relève des réminiscences, quelques expressions présentes dans le Nouveau Testament ; on les remarque surtout quand elles ne rappellent pas en même temps un texte de l’Ancien Testament. Hermas semble avoir connu Matthieu, Marc et Jean, des épîtres de Paul. C’est avec l’épître de Jacques que le Pasteur présente le plus d’affinités (18) .Joseph Verheyden offre une conclusion modeste, plausible sans être indiscutée : Hermas a utilisé Matthieu et 1 Corinthiens (19) .
Conclusion
Les exégètes modernes, auxquels on demande de citer toujours avec une extrême rigueur, peuvent ressentir une déception devant l’apparente liberté avec laquelle les Pères apostoliques empruntaient. On ne peut oublier l’éloignement des époques. On reprenait jadis des écrits ou des traditions assez librement. Non seulement les ouvrages n’étaient pas aisément accessibles mais le recours à la transmission orale était pratique courante.
Ceci dit, il faut distinguer connaissance et utilisation. On ne peut conclure du petit nombre de renvois plausibles à des textes présents dans les écrits qui constitueront notre Nouveau Testament que les Pères connaissaient seulement un nombre très restreint de ces écrits. Ils ne faisaient allusion à ces derniers que dans la mesure où ils le jugeaient utile dans les brefs textes adressés à des individus ou à des communautés. Clément était bien placé à Rome pour jouir d’une connaissance étendue de documents « apostoliques », même s’il ne les mentionne pas. Avantage également pour Ignace résidant à Antioche, un centre majeur du christianisme ancien.
Nous sommes à l’époque de la formation du canon du Nouveau Testament, de la constitution de collections. La situation offerte par les Pères apostoliques est fluide et ne peut être mise à profit qu’avec une grande prudence pour l’histoire de la formation du canon.
On peut s’interroger sur la qualité de l’utilisation des sources, qu’elles soient écrites ou orales. On relève quelques applications surprenantes, voire erronées (20) , des passages étranges pour nous (la légende du Phénix) (21) , des commentaires discutables (22) , l’amorce de développements vers ce qu’on appellera la haute Eglise, en particulier chez Ignace (23) . Cependant, on est heureux de constater la présence des thèmes majeurs du Nouveau Testament, tels que la Personne et l’oeuvre du Christ, le salut lié à la foi, l’Eglise corps du Christ, l’espérance chrétienne, et, en outre, de nombreuses exhortations pratiques pertinentes. On reste donc, dans l’ensemble, proche du Nouveau Testament, qui demeure néanmoins le plus sûr témoin des origines chrétiennes. StephenYoung le remarque, souvent la signification demeure même quand la forme varie (24) . On doit ajouter que les textes complexes, difficiles, qui font beaucoup travailler les commentateurs modernes, ne sont guère utilisés.
Il reste qu’on rencontre dans ces textes anciens des exemples saisissants de foi et de consécration, même si les limites et les faiblesses humaines laissent aussi des traces.