Introduction
Alors que nous célébrons le 500 e anniversaire de la Réforme, l’attention porte heureusement sur les fameux solae de Luther en réaction à l’abus des indulgences et au « salut par les œuvres ». Or, la Réforme ne s’est pas limitée aux questions de salut et de relation à Dieu. Pour les Réformateurs, les changements théologiques avaient des implications directes et concrètes pour la vie et la place de l’individu dans la société et donc pour la structure de la société, notamment la place de l’Eglise. Au fil des lectures de Calvin, Luther ou Zwingli, on découvre nombre de réflexions et exhortations, voire d’indignations, au sujet de la vie quotidienne et du travail. On y trouve même, mais cela dépasse le sujet de ce texte, un appel à une réflexion que l’on qualifierait aujourd’hui d’écologique (2) .
Plusieurs auteurs se sont déjà intéressés au thème du travail dans la Réforme et de sa réception dans les siècles suivants, notamment à la suite des thèses de Weber sur le Protestantisme et l’Esprit du capitalisme (3) . Mais cette discussion peine souvent à distinguer entre les écrits originaux des Réformateurs et leurs réceptions au fil du temps. Cet article propose donc un ad fontes sur le thème du travail pour retrouver les citations originales des Réformateurs à ce sujet. En mettant en lumière les nombreux parallèles entre le contexte de l’époque et le nôtre, j’espère également montrer que les réponses des Réformateurs ne sont pas sans pertinence pour nous. Une première section présente donc quatre enjeux actuels pour le chrétien par rapport au monde du travail. Puis, après avoir introduit le concept de vocation tel que compris par les Réformateurs, je discuterai les liens entre ces quatre enjeux et leurs équivalents au temps de la Réforme et présenterai les réponses que les Réformateurs y ont apportées.
Le problème contemporain du travail
Depuis quelques décennies, un changement fondamental semble se dessiner dans la relation que les gens entretiennent avec le travail. Alors que le Modernisme semble s’être construit sur une éthique où tout le monde travaille dans l’espérance que le progrès technique conduira à l’épanouissement complet de l’humanité, ce début de 21 e siècle semble déchanter. Certains se tuent au travail – au sens figuré si pas littéral – alors que d’autres en sont dramatiquement privés. Dans tous les cas, peu nombreux sont ceux qui partagent encore l’espérance moderne de félicité pour tous par le travail et l’économie, et nombreux sont ceux qui la remettent explicitement en question. Je discuterai ici quatre enjeux du travail qui sont aujourd’hui sujets à débat : la théorie de l’acteur économique parfaitement rationnel et égocentrique qui prévaut dans les enseignements économiques, la spécialisation extrême des rôles, l’économisation de la notion de valeur et, comme conséquence de ces trois points, l’absence de sens dans le travail.
L’acteur égocentrique
Une des hypothèses centrales de la théorie économique dominante est la conception de l’acteur économique comme quelqu’un d’entièrement rationnel et égocentrique (4) . De manière simplifiée, un tel acteur ne pense qu’à son propre intérêt et poursuivra celui-ci de manière systématique et parfaitement rationnelle.
La théorie économique justifie un tel comportement par l’argument qu’en poursuivant son propre intérêt, l’acteur va automatiquement chercher à offrir sur le marché des « biens » (que ce soit sa force de travail ou des produits / services) qui correspondent aux besoins des « demandeurs » (employeurs ou acheteurs), afin de pouvoir gagner le meilleur prix pour ce qu’il offre. Ainsi, en cherchant son propre intérêt, il contribue inévitablement au bonheur des autres. De même, l’employeur doit immanquablement offrir les meilleures conditions de travail possibles s’il veut attirer les « meilleurs » employés – contribuant ainsi à leur bien-être. En d’autres termes : Si chacun regarde uniquement à son propre intérêt, la société dans son ensemble s’en porte mieux (5) .
La sur-spécialisation des rôles
Cette attitude égocentrique dans la sphère économique est de plus justifiée par la logique de spécialisation qui suggère que toute la société se porte mieux si chaque action ou système se focalise sur un seul objectif – laissant d’autres « spécialistes » s’occuper du reste (6) . Dans cette perspective, lorsque le système économique se focalise sur des objectifs purement économiques et développe un mode de raisonnement spécifique (notamment basé sur l’acteur égocentrique), c’est l’ensemble de la société qui en profite.
Paradoxalement, on retrouvera un théologien réformé du 19 e siècle, Abraham Kuyper, parmi ceux qui pousseront pour une telle spécialisation et autonomie des différentes sphères qui constituent la société – notamment en vue de limiter l’ingérence de l’Eglise dans la politique ou d’autres sphères de la société. Kuyper aura néanmoins eu soin d’insister sur le fait que toutes les sphères restent chacune sous la souveraineté directe de Dieu. L’Eglise ne peut s’ingérer dans les autres sphères, mais Dieu reste souverain de l’ensemble ! L’économiste ou le politicien, tout comme le pasteur, doivent donc maîtriser leur spécialisation tout en la pratiquant sous le regard de Dieu – et surtout ne pas chercher à s’ingérer dans les autres sphères (7) .
Avec le temps, la place de Dieu dans ce modèle va changer. Tout en préservant l’autonomie de chacune des sphères, la sécularisation les émancipera de l’autorité divine – une émancipation qui s’observe également, dans les faits, parmi de nombreux croyants. Suivant la logique de spécialisation, le chrétien, comme toute autre personne, assume donc différents rôles qui sont chacun déterminés par les normes spécifiques de leur contexte. Ainsi, seuls les rôles assumés dans l’Eglise ou éventuellement dans la sphère privée sont influencés par la théologie. Pour les autres, on applique une sorte d’« athéisme pratique » : un style de vie qui semble refléter la conviction que Dieu n’existe pas hors de l’église ou du moins n’a rien à dire concernant nos rôles dans ces diverses sphères (8) .
Dans le monde du travail, l’individu doit donc soigneusement déconnecter son rôle de chef, d’employé ou de chômeur / retraité de ses autres rôles tels que ceux de parent, citoyen ou membre d’une communauté religieuse. Il y adopte une manière de penser et d’agir spécifiquement économique qui définit les éléments à prendre en compte ou à ignorer dans ce rôle. Plus fondamentalement, le travail est réduit à un échange entre deux acteurs égocentriques de type : « Je te donne mon talent, mon énergie, ma force… et tu me donnes un salaire ». La tâche elle-même, son impact (économique et non-économique) sur d’autres personnes, son inscription dans un projet de vie importent peu. D’autres « systèmes » tels que le système politique ou le système social s’occuperont de ces aspects-là. Les aspirations personnelles et les engagements pour la société sont à vivre en dehors du travail, notamment dans les « loisirs » et l’engagement bénévole. Le professeur d’économie pourra (ou même devra) répondre à l’étudiant qui s’interroge sur les conséquences sociales de la délocalisation : « Ce n’est pas notre problème ; il y a la sociologie pour cela » (9) .
L’économisation de la valeur
Cette sur-spécialisation a non seulement fortement réduit le rôle et les responsabilités de l’individu dans le cadre du travail, mais elle a également transformé la notion de valeur. Dans la sphère économique occidentale, la valeur d’un bien ou d’un travail est réduite à une valeur économique déterminée par le marché .
La valeur du travail (et implicitement du travailleur puisque la personne de celui-ci, dans son travail, est réduite à son rôle économique) reflète uniquement la contribution de ce travail au développement financier de l’entreprise (ou de l’ONG). Par conséquent, le salaire ne sera pas fixé en fonction de la peine ou du temps investis par une personne dans sa tâche, ni en fonction des besoins de la personne ou de l’impact sur la société dans son ensemble, mais en fonction de l’offre et la demande sur le « marché de l’emploi ».
L’absence de sens dans le travail
Si ces caractéristiques ont permis le développement économique et social impressionnant qu’a connu la deuxième moitié du 20 e siècle, leur interprétation radicale, rendue possible aujourd’hui par la pluralisation, l’individualisme, la globalisation et la sécularisation (10) , conduit aujourd’hui à une profonde crise du travail. La réduction du travail à sa dimension économique l’a déconnecté du reste de la réalité d’une personne et ainsi privé de tout sens qui transcenderait la sphère économique. Le résultat est que nombre d’employés sont fatigués et démotivés de leur travail, même parmi les cadres (11) . La seule chose qui les fait tenir est l’espoir de pouvoir utiliser leur revenu pour profiter de leurs loisirs (12) .
Ces dernières années, on commence à prendre conscience des conséquences de cette perte d’orientation pour le travail qui permettait une dynamique dans une direction donnée plutôt qu’une frénésie qui tourne en rond. Entre autres, on réalise le coût humain, social et économique du surmenage et de la démotivation (13) . En réaction, des projets sur l’équité et la justice sociale ainsi que sur la consommation responsable et locale sont initiés afin de reconnecter l’économie à son tissu social et relationnel (14) . De nombreux jeunes, mais également des quinquagénaires, aspirent à un travail qui entre dans une perspective plus large de la vie – quitte à abandonner leur carrière au sens traditionnel du terme. Ce qui est recherché alors, c’est un moyen de transcender le travail, de lui faire traverser les limites de la sphère économique pour le connecter à une réalité personnelle, sociale, voire spirituelle plus large (15) . C’est exactement cette connexion que les Réformateurs établissent par leur compréhension de la vocation .
La notion de vocation chez les Réformateurs
Pour les Réformateurs, Dieu adresse vocation à chacun et sur l’entier de la vie de chacun – et non uniquement sur une partie de nous-mêmes qui serait « spirituelle ». Par conséquent, et contrairement à l’athéisme pratique, notre quotidien et donc notre travail sont également objets de cette vocation et gagnent ainsi un sens et une valeur propres qui transcendent la dimension économique.
De cette vocation réformée, il n’a souvent été retenu que les questions relatives à ce qui, à la suite de Weber, est communément appelé l’éthique protestante du travail . Les propos des Réformateurs furent régulièrement utilisés, parfois déformés, pour justifier la place importante de l’argent, du prêt à intérêt et de la propriété privée dans la société moderne et pour encourager le travail assidu sans forcément réfléchir à son sens dans le plan de Dieu. Ainsi, chez le puritain Baxter, Dieu semble avoir disparu lorsqu’il s’agit de trouver sa vocation : chacun découvre et se construit sa vocation en observant ses dons et en les développant au sein du travail (16) .
Or, pour les Réformateurs, la vocation n’est pas, avant tout, une activité que l’on choisit rationnellement en fonction de nos dons ou aspirations. Au contraire, elle est liée à un appel : si j’ai une vocation (du latin vocare : appeler), c’est que quelqu’un – Dieu en l’occurrence – m’a appelé(e) ; et si je suis là où je suis, c’est probablement que Dieu m’y a placé(e) (17) . En effet, la vie chrétienne « ne chasse pas les gens dans le désert ou le cloître. [...] Au contraire, la vie chrétienne t'envoie vers les gens, vers ceux qui ont besoin de ton action » (18) . Si je suis là où je suis, c’est que Dieu avait l’intention que j’y aime et serve mon prochain – et qu’ainsi je fasse rayonner son Royaume dans mon quotidien, avec les dons qui m’ont été confiés. Car si nous avons été mis au monde avec les dons que nous avons, c’est à la condition que « chacun regarde en quoi il pourra aider ceux qui ont besoin de lui » (19) .
Bien davantage qu’un appel à un métier spécifique, la vocation de la Réforme est donc un appel à devenir citoyen du Royaume et à adopter le style de vie et la culture du Royaume dans l’entier de notre vie, y compris dans notre travail. Le sens et la raison d’être de notre travail se trouvent donc dans la mise en relation de ce dernier avec notre appel plus large à entrer dans la dynamique du Royaume. En d’autres termes, c’est parce qu’il a une dimension spirituelle , qui le lie intrinsèquement à notre vie de foi et à notre cheminement avec Dieu, que le travail peut avoir un sens. Les Réformateurs dénoncent avec force « l’aveuglement du Diable » qui nous fait croire que l’activité quotidienne serait « séculière », sans véritable valeur aux yeux de Dieu – nous détournant ainsi de notre appel à servir et aimer notre prochain de manière très concrète dans le quotidien (20) . A l’idée que nous ne pourrions servir Dieu que dans des cultes ou des monastères, Luther répond que « nous servons Dieu lorsque nous faisons ce que Dieu a ordonné et laissons ce que Dieu a interdit. Et la terre pourrait être remplie de cultes [ Gottesdienste ] (21) : pas seulement à l'église, mais également à la maison, à la cuisine, à la cave, à l'atelier, dans les champs, chez les bourgeois et les paysans, si seulement nous nous laissons envoyer là-bas » (22) .
Ainsi, nous pouvons – et devons – glorifier Dieu non seulement dans notre travail (ce qui est régulièrement prêché, à raison, dans nos églises – insistant sur notre comportement, attitude et intégrité au travail), mais également par notre travail. Toute tâche accomplie dans l’obéissance à Dieu fait partie de notre cheminement avec Dieu. Elle est un moyen de témoigner de notre fidélité à Dieu et de répondre au commandement d’aimer notre prochain. A l’inverse, hors de l’obéissance à l’appel que Dieu nous adresse, tout travail, même celui de moine, se met en tension contre Dieu et perd ainsi sa valeur (23) .
Les implications de la vocation pour les enjeux contemporains
Au vu de cette compréhension holistique de la vocation, il n’est pas surprenant que les Réformateurs offrent des réponses concrètes aux quatre enjeux du travail discutés précédemment – ce d’autant plus que ces quatre enjeux ne diffèrent guère d’autres enjeux rencontrés par les Réformateurs en leur temps (cf. tableau) : aux excès d’égocentrisme des acteurs passés et présents, les Réformateurs opposent les notions de communauté et de travail comme un service ; à la sur-spécialisation moderne et au mépris de la vie quotidienne par l’Eglise d’alors, ils opposent l’interpénétration des dimensions économiques, sociales et spirituelles ; à la réduction de la notion de valeur à sa dimension économico-financière, ils opposent une vision holistique et responsable de l’estimation de la valeur ; finalement, à la perte de sens et de valeur intrinsèque du travail, due à la réduction du travail soit à une « activité économique » (aujourd’hui) soit à un outil de croissance spirituelle (Moyen-Age), ils répondent en intégrant la vie quotidienne dans l’appel que Dieu adresse à chacun. Ces quatre points sont discutés dans les paragraphes qui suivent.
Contexte médiéval
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Réponse des Réformateurs
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Contexte du 21 e siècle
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Abus égocentriques de la classe marchande
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Aspect communautaire et de service du travail
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Acteur égocentrique et autonome légitimé par la théorie de l’économie de marché
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Séparation entre « séculier » et « sacré » qui déconnecte le travail de la « vie religieuse »
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Interpénétration des dimensions économiques, sociales et spirituelles du travail
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Sur-spécialisation qui réduit le travail à une activité économique déconnectée de la foi
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Calcul du prix trop fortement axé sur le prix du marché et finance au détriment du bien commun
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Définition holistique, sociale et théologique, de ce qui définit la valeur d’un bien ou du travail – finance au service du bien commun
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Réduction de la valeur du travail à sa valeur économique
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Sens du travail limité à sa capacité de faire grandir le croyant dans ses vertus telles que la persévérance
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Sens du travail découlant de la vocation que Dieu adresse à chacun, notamment à rejoindre le Corps du Christ et à aimer et servir son prochain
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Sens du travail limité à son sens économique
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Tableau 1 : Aperçu des réponses des Réformateurs aux enjeux de leur époque et de la nôtre
Réponse à l’égocentrisme : Le travail comme service dans la communauté
Le premier enjeu discuté précédemment est celui de la réduction du travail, dans la théorie économique actuellement dominante, à un échange contractuel purement égocentrique. Ma « vocation » est donc centrée sur moi-même : Comment défendre mes intérêts pour m ’épanouir et satisfaire mes envies et besoins (24) ?
Une telle attitude dans le travail ne semble pas inconnue des Réformateurs. La critique par Luther des commerçants internationaux de l’Europe du 16 e siècle, qui montrent peu d’intérêt pour les enjeux sociaux des différents lieux où ils commercent, n’est pas sans rappeler les discussions actuelles sur l’influence grandissante des structures économiques. Luther caricature ces marchands en mettant dans leur bouche une phrase que l’on pourrait retrouver chez les critiques du système économique actuel : « Je me moque de mon prochain ? Pourvu que je réalise mon bénéfice et que je satisfasse ma cupidité… » (25) . Par conséquent, il ne leur montrera aucune compassion lorsque ceux-ci se font agresser par des brigands (26) . Calvin quant à lui nous révèle que la « spéculation alimentaire » n’est pas un phénomène nouveau et il tiendra des propos très durs envers les riches qui ferment leur grenier de céréales en attendant que le prix monte alors que les gens ont faim (27) . Finalement, Zwingli reprend les paroles de Nicolas de Flüe, pour qui « aucun Seigneur ou aucune puissance ne peut la vaincre [la Confédération suisse] si ce n’est l’intérêt personnel » (28) .
En réponse à ces dérives, les Réformateurs insistent sur le fait que notre vocation professionnelle n’est pas premièrement pour notre propre épanouissement personnel ou socio-économique, mais s’inscrit toujours dans un contexte plus grand. Nous sommes toujours avant tout appelés à la communauté du Corps du Christ et nous ne pouvons vivre notre vocation professionnelle hors de cet appel (29) . Notre réponse à l’appel de Dieu se vit et s’effectue toujours au sein d’une communauté sociale et doit contribuer au développement de celle-ci en visant une « communion mutuelle entre les hommes » (30) . Tous les dons et ressources que nous possédons, bien que ceux-ci nous appartiennent personnellement (en opposition au communisme ), ne nous appartiennent légitimement que dans la mesure où ils sont investis « pour l'utilité de nos frères, ni plus ni moins que la nôtre » (31) (en opposition au capitalisme dominant). Biéler notera ainsi, à ce sujet que « la propriété matérielle est l’exacte réplique de la vie spirituelle qui, par un côté, est strictement individuelle tout en étant essentiellement collective » (32) . Nous ne pouvons nous contenter de faire confiance à la régulation du marché ou à l’Etat social concernant les questions de service et d’équité sociale – chacun est individuellement responsable, devant Dieu, de s’assurer que l’utilisation de ses biens et ressources contribue au développement de la communauté locale, « car il n’y a rien de plus déraisonnable que quand nous laissons ensevelir – et n’appliquons pas à quelque usage profitable – les grâces de Dieu, dont la vertu consiste justement à porter du fruit » (33) . Pour Zwingli, puisque Christ a donné sa vie pour nous, nous devons nous aussi nous rendre utiles pour tous les hommes : « C’est pourquoi le jeune homme devra rechercher, dès sa jeunesse, seulement la piété, la justice, la fidélité, la foi, la vérité et la constance – et s’y exercer ; ensuite, avec de telles vertus, il pourra porter du fruit et être utile à la communauté chrétienne, le bien commun, la patrie, et à tout un chacun en particulier » (34) .
En résumé : Parce que le bien-être de chacun, et donc de la communauté, importe à Dieu, le service que nous rendons aux autres par notre travail quotidien a autant de valeur (et même davantage) que celui rendu dans l’église ou la prière dans le cloître : « Nous savons que les hommes ont été créés et mis au monde afin qu’ils soient actifs dans toutes sortes de tâches, et qu'aucun sacrifice ne plaît davantage à Dieu que lorsque chacun entre dans sa vocation et s'applique à la vivre de manière à ce que cela profite à la société commune des hommes » (35) .
Réponse à la spécialisation : La multidimensionalité du travail
Cette insertion du travail dans un objectif social plus large selon le dessein de Dieu implique inévitablement une remise en question de l’isolation du travail telle que promue par le Modernisme et la sécularisation. Si la division sacré-séculier telle que nous la connaissons aujourd’hui repose sur une notion moderne de spécialisation et de sécularisation qui n’existait pas à l’époque, il semble néanmoins qu’il y avait un mépris de la part de l’Eglise pour certaines activités qui n’avaient pas, selon elle, de réelle importance pour la vie de foi. Pour la théologie médiévale, la foi véritable se vit dans le cloître, où l’on peut aimer Dieu dans la contemplation sans être dérangé par le monde (36) . L’amour du prochain, même si nécessaire, nous détourne de la contemplation et donc du commandement d’aimer Dieu. Les théologiens médiévaux font ainsi la distinction entre les activités spécifiquement « spirituelles » et celles, moins importantes, considérées comme « séculières ».
Avec leur notion de vocation, les Réformateurs vont chambouler cette hiérarchie et argumenter que l’un ne peut aller sans l’autre. Pour Luther, « si tu trouves une œuvre par laquelle tu serves Dieu ou ses Saints ou toi-même – mais pas ton prochain – sache qu’une telle œuvre n’est pas bonne » (37) . La dimension de service incluse dans le travail et discutée dans la section précédente n’est donc pas un objectif en soi, mais découle du commandement divin d’aimer son prochain. Par la vocation, le travail acquiert une dimension et une importance spirituelle en nous permettant de manifester, par des actes concrets et matériels au sein d’une communauté sociale, l’amour et la grâce de Dieu à notre prochain. Tous nos devoirs de chrétien, « tels qu’aimer sa femme, élever ses enfants, diriger sa famille, honorer ses parents, obéir au magistrat etc. – tâches qui paraissent séculières et charnelles aux papistes – sont les fruits de l’Esprit » (38) . Ils font donc partie de notre vie spirituelle. Notre bouche et nos oreilles deviennent, par la foi, celles de Dieu au milieu de notre quotidien, faisant ainsi apparaître son royaume (39) .
En résumé : A la sur-spécialisation moderne et à la hiérarchie spirituelle médiévale, les Réformateurs opposent une compréhension multidimensionnelle du travail : Bien que celui-ci soit aussi une activité économique , il est avant tout une activité spirituelle , découlant de notre relation et soumission à Dieu, et, partant, une activité sociale qui se vit dans la communauté et au service du prochain. Dans ce contexte, la notion de spécialisation n’est pas supprimée, mais transformée : Chacun reçoit un appel spécifique et l’accomplit selon les « règles de l’art » avec les dons spécifiques reçus pour l’accomplir. Cet appel reste néanmoins toujours intégré dans l’appel plus général du chrétien – et reste soumis à ce dernier. De même, la notion de rôle n’est pas supprimée, mais la vocation lui refuse son côté exclusif : Les rôles spécifiques que nous assumons dans nos diverses fonctions ne peuvent jamais s’émanciper de notre rôle et identité premiers en Christ au sein d’un communauté. Ils ne peuvent donc pas non plus contredire notre appel plus général à vivre en citoyens et messagers du Royaume. Devant Dieu, nous ne pouvons jamais nous décharger de nos responsabilités envers Lui et/ou envers la collectivité sous prétexte que notre rôle professionnel serait confiné à la sphère économique (40) .
L’enjeu de la définition de la valeur
Troisièmement, si, par la vocation, le travail se trouve transcendé par des aspects sociaux et spirituels, sa valeur le sera inévitablement. Par conséquent, il n’est pas surprenant que les mouvements actuels pour le commerce équitable ou les salaires justes trouvent chez les Réformateurs des soutiens de principe. Même si ces notions n’existaient pas sous ces termes à l’époque, Luther insistait déjà sur l’importance d’un prix juste qui ne dépend pas tant du marché, encore moins du marché mondial dérégulé (41) . Au contraire, la valeur d’un bien ou service doit toujours être définie dans une fourchette qui ne profite ni de la faiblesse ou de l’état de dépendance de l’acheteur (spécialement pour les biens de consommation essentiels) ni de ceux du travailleur. Le revenu de ce dernier doit lui permettre de vivre décemment et de faire vivre ses proches – mais pas de faire un profit exagéré. Même si certains acheteurs sont prêts à payer cher pour certains biens (notamment les biens de première nécessité), c’est un vol que de les vendre au-dessus d’un prix qui soit décent pour l’acheteur (42) . Les Réformateurs ne se gênent du coup pas de critiquer les marchands professionnels et les commerçants internationaux qui ne produisent rien eux-mêmes et surtout qui ne sont souvent pas intégrés socialement à la communauté où ils vendent leurs produits (43) .
Pour les mêmes raisons, les Réformateurs s’opposent à une finance déconnectée de son contexte socio-économique local. Le créancier est toujours avant tout un membre de la communauté locale et ne peut ainsi, dans ses prêts, s’émanciper de ses responsabilités liées à son appartenance à cette communauté. Calvin, même s’il se montre plus ouvert que Luther sur la question du prêt à intérêt, met ainsi des garde-fous très forts sur la finance, notamment : Le créancier ne doit pas vivre de ce travail (44) ; le prêt doit permettre le développement économique sans conduire au surendettement (pas de crédit à la consommation donc) ; le prêt aux personnes nécessiteuses se fera toujours sans intérêt, et même sans forcément espérer être remboursé (45) ; finalement, ayant observé que le prêt à intérêt aura tendance à faire monter le prix des marchandises pour tout le monde, Calvin exhorte le prêteur à ne pas considérer uniquement la situation économique du débiteur, mais à réfléchir en termes de bien commun lors d’un prêt (46) . Bien entendu, les spéculations de toutes sortes, et spécialement celles qui touchent des produits de base tels que les biens alimentaires, sont vigoureusement condamnés (43) .
En résumé : En réinsérant le travail dans une perspective sociale et spirituelle plus large, la vocation conduit à une considération holistique de la valeur du travail et donc des biens dans l’économie. Celle-ci ne peut être fixée uniquement par la force anonyme du marché ; au contraire, chaque acteur est responsable de tenir compte des besoins des diverses parties prenantes et du bien commun dans ses interactions économiques et financières.
La réponse à la perte de sens du travail : La vocation holistique
En ré-inscrivant le travail et la valeur dans une perspective plus large de la vocation, les Réformateurs donnent, en quatrième lieu, un sens nouveau au travail. Celui-ci dépasse les sens uniquement indirects que lui attribuent la conception économique moderne ainsi que la conception médiévale qui tend à le réduire à un moyen de croissance spirituelle à cause des souffrances et difficultés qu’on y rencontre. Sans nier ces dimensions économiques ainsi que de souffrance et de croissance, les Réformateurs redonnent au travail un sens et une valeur qui transcendent ces aspects : le service centré sur Dieu et sur l’autre. Certes, tout le monde ne peut, dans un monde déchu, trouver un travail qui soit épanouissant au sens moderne du terme. Néanmoins, la notion de vocation permet de retrouver, même dans une tâche ingrate, la joie profonde qui résulte de l’obéissance à l’injonction d’amour du prochain ainsi qu’au quatrième commandement qui stipule, avant d’ordonner un jour de repos : « Tu travailleras six jours... » (47) .
Trois remarques doivent être faites ici. Premièrement, ainsi inclus dans une notion plus large de vocation, de service et de relation à Dieu et aux autres, le travail a un sens dont même le riche ne peut se priver. Luther notera par conséquent que l’ordre de travailler dans 1 Thess 3 ne s’adresse pas premièrement aux chômeurs et pauvres qui cherchent du travail sans en trouver, mais bien aux riches qui mangent mais ne travaillent pas (48) . Zwingli déplore que « personne ne veut plus se nourrir en travaillant. […] Cet égoïsme s’est introduit parmi vous., Il vous mène du travail à l’oisiveté. Et pourtant le travail est une bonne chose, une chose divine. C’est une protection contre la légèreté et le péché. Il produit de bons fruits, de sorte que l’homme peut nourrir son corps avec une entière bonne conscience, sans craindre qu’il doive le faire avec le sang d’innocents et soit souillés par là. Il rend le corps frais et fort et chasse les maladies qui viennent de la paresse » (49) .
Deuxièmement, même les tâches qui paraissent ingrates aux yeux des hommes peuvent être vécues avec la certitude que Dieu les voit, les respecte, et les valorisera d’une manière ou d’une autre : « Il semble que ce soit une petite chose lorsqu'une domestique cuisine et nettoie et effectue d'autres tâches domestiques. Mais parce que l'ordre de Dieu se trouve à cet endroit, même une tâche si petite doit être louée comme un service à Dieu qui dépasse de loin la sainteté et l’ascétisme de tous les moines et nonnes » (50) .
Troisièmement, il va de soi que l’ordre de Dieu d’accepter de servir dans une tâche ingrate qui fait partie de ce monde déchu ne peut en aucun cas être utilisé par ceux en position de pouvoir pour justifier un abus du travailleur – au contraire, notre appel à être citoyens du Royaume doit pousser tous ceux qui sont en position d’influence à s’investir pour que les abus soient corrigés. Je suis donc ici Calvin plutôt que Luther pour qui notre vocation est nécessairement de rester dans la fonction et le statut social où nous nous trouvons à notre conversion (51) . Calvin au contraire opte pour une compréhension de la vocation qui ouvre sur la mobilité socio-professionnelle. Il insiste sur l’importance des réformes sociales, notamment en vue d’une plus grande égalité socio-économique (52) . Dans ce processus, l’Eglise, de concert avec l’Etat, doit veiller à limiter les disparités entre riches et pauvres, en s’inspirant notamment du principe du jubilé, par lequel « Dieu a bridé toute puissance excessive » : La redistribution régulière des terres (les « moyens de production » de l’époque) doit en effet permettre à chacun de subvenir à ses besoins sans se soumettre à un maître – de peur que sinon, les riches, devenant toujours plus riches, « eussent dominé d'une façon tyrannique » (53) .
En résumé : Le travail retrouve un sens, par la Réforme, en étant réinscrit dans une perspective plus large et dans le projet plus grand de Dieu pour l’humanité et pour l’ensemble de la société. Si, face à ce que nous appellerions aujourd’hui le capitalisme sauvage , même les Réformateurs semblent parfois perplexes (54) , ils n’en appellent pas pour autant à un retrait du système, mais à un engagement dans le monde au plus proche de notre conscience et, au besoin, à la résistance au sein même du système – pour le bien de notre prochain et avec le souci du bien commun.
Conclusion
Cette brève mise en comparaison de la Réforme avec la situation actuelle concernant le monde du travail semble confirmer l’observation bien plus ancienne : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Les enjeux de cohésion sociale, de salaires justes, d’équité dans le commerce international et d’engagement individuel dans et pour la société, même s’ils se déclinent différemment, se retrouvent tous chez les prophètes de l’A.T., dans le N.T. et les Pères de l’Eglise, chez les Réformateurs… et aujourd’hui !
Près de 500 ans après les réflexions des Réformateurs, cet article a donc cherché à mettre en valeur quelques enseignements des Réformateurs pour les enjeux actuels du travail. Au travers de la notion de vocation, les Réformateurs mettent en relation, à un niveau très fondamental, la réforme de la foi individuelle et la réforme de l’engagement individuel dans la société, voire une réforme des structures de la société. Ils reconnectent ainsi entre eux l’individu, l’Eglise et la société au-delà d’une quelconque dichotomie sacré-séculier (55) . Ce faisant, ils ré-intègrent premièrement le travail dans une vision plus large de l’appel du croyant à être citoyen du Royaume et à chercher à aimer Dieu et son prochain au cœur même de l’activité quotidienne.
Deuxièmement, ils mettent clairement en lumière la responsabilité de chacun – et en toute circonstance – à chercher le bien d’autrui et de la communauté en général. La vocation réformée redonne ainsi non seulement une dignité et une valeur à notre activité quotidienne, mais également un sens et une orientation, ainsi qu’une responsabilité, qui découlent directement et premièrement de notre foi en Jésus-Christ et en la Parole.
Troisièmement, les Réformateurs poussent également l’Eglise à reconnaître ses propres responsabilités face aux enjeux sociaux, dont celles d’équiper et d’accompagner les gens dans leur cheminement spirituel au jour le jour et de s’engager avec d’autres pour les personnes dans le besoin. En tant que témoin du Royaume, l’Eglise ne rayonne en effet pas uniquement de la paix qui découle de l’assurance du salut ; elle reflète et inspire également la soif de justice et l’amour du prochain qui caractérisent l’action de l’Esprit en son sein (56) . Si – et c’est certainement tant mieux – la théocratie ou même l’établissement d’une « société chrétienne » ne fait pas partie de notre agenda mais uniquement de celui de Dieu et en son temps, nous pouvons néanmoins défendre des valeurs dont ont soif de nombreux travailleurs et apporter des réponses à des questions que de nombreuses personnes se posent – aujourd’hui comme au temps de la Réforme.
Dans une période où, pour diverses raisons, nous avons à résister à la tentation de « l’athéisme pratique », les Réformateurs nous appellent à retrouver une théologie pour l’entier de la vie – quelque chose dont notre société sur-spécialisée a fortement besoin (57) . Même s’il a exigé une séparation trop forte des différentes sphères, Kuyper avait compris ce besoin en proclamant qu’il n’y a pas un centimètre carré de ce monde sur lequel Dieu ne proclame pas : « À moi ! » (58) . A nous de reconnaître que l’un des facteurs de succès de la Réforme fut cette insistance sur les conséquences pratiques de la foi renouvelée pour l’entier de la vie quotidienne, y compris pour notre engagement dans et pour la société (59) . Cela peut impliquer le besoin, pour nombre d’entre nous (moi-même inclus), de retrouver la notion de sacrifice et de don de soi au profit de nos communautés ecclésiales et sociales. A nous de reconstruire, à la suite des Réformateurs, une vision plus intégrée de la vie et de la société en général – à commencer par le développement d’une conception holistique – économique, sociale et spirituelle – de notre activité quotidienne.