Le culte comme «rite de réconciliation»

Complet Le culte

La session de l’École Pastorale du mois de janvier s’est tenue sur le thème du culte. Neal Blough, mennonite et professeur d’histoire à la faculté de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine a apporté cette passionnante contribution sur un aspect qui mériterait d’être développé dans la plupart de nos Églises.

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Le culte comme «rite de réconciliation»

Les organisateurs de cette session m’ont demandé de présenter le point de vue de l’historien sur le culte. Si j’ai accepté avec joie cette invitation, j’ai stipulé que je n’allais pas faire un exposé sur «l’histoire du culte chrétien», ce qui de toute façon serait trop long et au-delà de mes compétences.

J’ai donc choisi un thème beaucoup plus limité. Je sais qu’il y a beaucoup de discussions aujourd’hui – discussions parfois bien animées – sur la forme du culte. J’ai bien entendu un avis sur ces sujets brûlants. Il m’a toutefois semblé plus important d’aborder ici en premier lieu la question du «pourquoi» du culte.

Les formes différentes reflètent à la fois nos personnalités et la culture ambiante, mais elles véhiculent aussi des théologies différentes. Si, dans bien des cas, la «forme» est moins importante qu’on ne le croit, elle véhicule quand même une théologie (implicite). Dit autrement, la forme et le contenu de nos cultes façonnent la «théologie» des membres de nos communautés autant sinon plus que les sermons que nous prononçons. Nous connaissons les paroles des chants par cœur, ce qui n’est pas le cas du contenu de nos prédications. La répétition – dans le temps – (répétition y compris dans les cultes dits spontanés) de chants, de prières, de saintes cènes façonne, forme notre compréhension et la pratique de l’Évangile beaucoup plus qu’on ne l’imagine.

Remarques historiques

En enseignant l’histoire de l’Église, je remarque, même si je n’en fais pas une étude détaillée, les formes de cultes, de compréhensions et de célébrations à des époques différentes. De petits groupes se réunissant dans des maisons, l’Église ancienne évolue vers des communautés beaucoup plus importantes se rassemblant dans des basiliques sous la conduite d’un évêque. De quoi s’agit-il? Une simple évolution? Un développement normal parce qu’un culte avec 500 personnes ne peut être conduit de la même manière qu’une réunion avec 30 personnes? Une subversion du sens même de la célébration de l’Évangile? Voici le type de questions que peut se poser l’historien qui s’intéresse à la théologie.

Une chose est claire lorsqu’on regarde le culte dans la durée: il se fait dans le contexte d’une culture donnée et incorpore toujours des formes, des pratiques de l’environnement extérieur. En voici quelques exemples.

• Les premiers cultes des communautés chrétiennes reflétaient en grande partie les formes cultuelles du judaïsme.

• La ritualisation, le vocabulaire, l’habillement du clergé, l’encens qui s’introduisent pendant les siècles suivants incorporent des éléments du monde gréco-romain et des cérémonies politiques ou religieuses de l’empire romain.

• Le fait que les religions païennes avaient des prêtres qui célébraient des sacrifices (mais c’est aussi le cas de l’A.T.) pousse l’Église ancienne à introduire le terme de prêtre et de suggérer que l’eucharistie soit pensée en termes d’un sacrifice de louange, de reconnaissance en réponse au sacrifice du Christ.

• Au fur et à mesure que le christianisme médiéval prend racine parmi les peuples germaniques de l’Europe, on constate l’introduction de gestes, de formules et de rites dont l’origine se trouve dans les traditions et mentalités religieuses des peuples récemment devenus chrétiens.

• à l’époque de la Réforme, les changements de liturgie, de musique, de langue reflètent les théologies nouvelles des réformateurs: la place importante de la prédication participe à la mise en place d’une culture nouvelle du livre et d’une alphabétisation croissante de la population, le culte luthérien et le culte réformé critiquent tous les deux le culte médiéval, mais se distinguent de manière importante sur la place du visuel, de l’image, de la simplicité du lieu même où la communauté se rassemble… la musique luthérienne, la musique réformée, la musique anglicane, la musique anabaptiste sont assez différentes les unes des autres.

• à l’époque du piétisme, le fait d’accentuer l’intériorisation de la foi et l’expérience individuelle n’est pas sans influence sur les formes de célébration.

• aujourd’hui, le fait que nous vivons dans une culture du visuel techno-informatique et de spectacles populaires, de concerts rock, d’animateurs de télévision… se trouve bien reflété dans nos rassemblements.

L’inclusion des formulaires d’alliance dans l’A.T. comme modèle possible d’adaptation d’une forme culturelle extérieure dans la théologie et dans le culte

Il me semble donc illusoire, voire dangereux d’imaginer des cultes non enracinés dans nos contextes culturels. Sinon, notre capacité de dire et de vivre l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui serait sévèrement limitée, voire sabotée. La question n’est pas de savoir si oui ou non nous devons incorporer des éléments de la culture ambiante dans nos cultes, mais la manière dont nous les incorporons. Ces éléments sont-ils «évangélisés» et adaptés à la lumière de la théologie ou au contraire participent-ils à subvertir la compréhension de l’Évangile, à déplacer le sens et la signification de ce que nous faisons?

Pour réfléchir à ces questions, je vous propose de retourner à la Bible. Il est facile de démontrer en la regardant de près que la pensée et la pratique du peuple d’Israël ou de l’Église ont incorporé des éléments de la culture ou de la mentalité ambiante. Pour certains, c’est la preuve que la foi biblique ne serait qu’une religion parmi d’autres, sans originalité. Je préfère une thèse qui prendrait sa source dans une théologie de l’incarnation. En Christ, Dieu prend chair. Jésus vient dans un contexte précis, parlant sa langue et vivant entièrement la culture de ses contemporains. Mais ce qu’il dit avec des mots familiers n’est pas ce qui se dit dans le discours habituel. Dans des mots compréhensibles, Jésus apporte du neuf. Il utilise son monde, sa langue, ses coutumes, sa culture. Mais pour dire autre chose.

Lorsque l’Écriture utilise ou adapte des formes ou des éléments des peuples environnants, on constate la même logique. Le concept d’alliance est un exemple vétérotestamentaire qui n’est pas sans lien avec le sujet du culte. Dans ce monde ancien, une alliance était alors le fondement pour les relations entre les peuples d’origines différentes. Pour le peuple d’Israël, l’alliance du Mont Sinaï fut considérée comme l’événement qui a fondé l’existence d’un peuple nouveau et distinct. Cette alliance était le moyen formel qui a permis à des clans de nomades récemment sortis de l’esclavage en Égypte, de devenir une communauté politique et religieuse.

Pour Émile Nicole, «L’usage du concept d’alliance pour caractériser des rapports établis entre Dieu et les hommes constitue un des traits originaux et fondamentaux de la révélation biblique (1)». Lorsque nous comparons les textes bibliques avec des traités anciens trouvés par les archéologues, on constate une ressemblance structurelle très marquante. Il s’agit bien de l’incorporation de formes extérieures.

Ces traités-alliances sont nombreux: «on en possède à ce jour plus d’une quarantaine, produits de lieux et d’époques différentes, les plus anciens remontent à l’époque d’Ebla (fin du 3èmemillénaire) et les plus récents à celle de l’empire assyrien… Les renseignements ainsi obtenus sur les usages et le langage de la diplomatie antique constituent une aide précieuse pour l’étude de l’A.T. (2)»

Parmi ces traités, les documents hittites des XIVèmeet XIIIèmesiècles méritent une mention spéciale, en raison de leur nombre et de leur structure (3).

Pourquoi? D’abord, ils datent de la même époque que l’Exode, ensuite, parce que leur structure littéraire est très proche des textes bibliques. Parmi les documents hittites, il existe principalement deux types de traités. Un traité entre partenaires égaux et un traité dit de suzeraineté, conclu entre le roi hittite et un peuple vassal. C’est ce dernier qui nous intéresse, car le décalogue, et d’autres textes (dans le Deutéronome et Josué 24) ressemblent étrangement à un traité de suzeraineté hittite que nous n’avons pas le temps de détailler ici.

Le traité d’alliance hittite est donné par le roi à son vassal. C’est l’alliance du suzerain. Il en est l’auteur, les obligations imposées au vassal s’appellent les «paroles» du souverain. Je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails, mais je vous propose deux textes dans lesquels se trouvent une bonne partie de ces éléments de traités.

Exode 19.1-8: Le troisième mois après leur sortie du pays d'Égypte, aujourd'hui même, les fils d'Israël arrivèrent au désert du Sinaï. Ils partirent de Refidim, arrivèrent au désert du Sinaï et campèrent dans le désert. – Israël campa ici, face à la montagne, mais Moïse monta vers Dieu. Le SEIGNEUR l'appela de la montagne en disant: «Tu diras ceci à la maison de Jacob et tu transmettras cet enseignement aux fils d'Israël: “Vous avez vu vous-mêmes ce que j'ai fait à l'Égypte, comment je vous ai portés sur des ailes d'aigle et vous ai fait arriver jusqu'à moi. Et maintenant, si vous entendez ma voix et gardez mon alliance, vous serez ma part personnelle parmi tous les peuples – puisque c'est à moi qu'appartient toute la terre – et vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte.” Telles sont les paroles que tu diras aux fils d'Israël». Moïse vint; il appela les anciens du peuple et leur exposa toutes ces paroles, ce que le SEIGNEUR lui avait ordonné. Tout le peuple répondit, unanime: «Tout ce que le SEIGNEUR a dit, nous le mettrons en pratique». Et Moïse rapporta au SEIGNEUR les paroles du peuple.

Ensuite un texte d’alliance qui est aussi un texte «cultuel».

Exode 24.1-11: Il avait dit à Moïse: «Monte vers le SEIGNEUR, toi, Aaron, Nadav et Avihou, ainsi que soixante-dix des anciens d'Israël, et vous vous prosternerez de loin. Mais Moïse seul approchera du SEIGNEUR; eux n'approcheront pas, et le peuple ne montera pas avec lui». Moïse vint raconter au peuple toutes les paroles du SEIGNEUR et toutes les règles. Tout le peuple répondit d'une seule voix: «Toutes les paroles que le SEIGNEUR a dites, nous les mettrons en pratique». Moïse écrivit toutes les paroles du SEIGNEUR; il se leva de bon matin et bâtit un autel au bas de la montagne, avec douze stèles pour les douze tribus d'Israël. Puis il envoya les jeunes gens d'Israël; ceux-ci offrirent des holocaustes et sacrifièrent des taureaux au SEIGNEUR comme sacrifices de paix. Moïse prit la moitié du sang et la mit dans les coupes; avec le reste du sang, il aspergea l'autel. Il prit le livre de l'alliance et en fit lecture au peuple. Celui-ci dit: «Tout ce que le SEIGNEUR a dit, nous le mettrons en pratique, nous l'entendrons». Moïse prit le sang, en aspergea le peuple et dit: «Voici le sang de l'alliance que le SEIGNEUR a conclue avec vous, sur la base de toutes ces paroles». Et Moïse monta, ainsi qu'Aaron, Nadav et Avihou, et soixante-dix des anciens d'Israël. Ils virent le Dieu d'Israël et sous ses pieds, c'était comme une sorte de pavement de lazulite, d'une limpidité semblable au fond du ciel. Sur ces privilégiés des fils d'Israël, il ne porta pas la main; ils contemplèrent Dieu, ils mangèrent et ils burent.

La mise en place de l’alliance signifie que le peuple d’Israël conçoit sa relation avec Dieu comme celle d’un peuple avec son roi. Dans les traités hittites, le roi représente les dieux, mais il agit comme un médiateur. L’alliance biblique s’interprète dans le cadre de la promesse de Dieu à Abraham de former à partir de lui un peuple en qui seraient bénies toutes les familles de la terre (Genèse 12).

La mise en place de l’Alliance dans l’A.T. précède l’institution du culte: la prêtrise, le système sacrificiel, le tabernacle. En grande partie, ces institutions ressemblaient extérieurement à celles des voisins d’Israël, mais elles se trouvent réinterprétées de manière radicale dans le cadre de l’Alliance. Yahweh est un roi qui sauve son peuple (il le manifeste par l’Exode), qui conclut une alliance, et propose sa loi comme manière de vivre ensemble en réponse à sa grâce. Nous nous trompons si nous concevons la relation entre les deux testaments en termes exclusivement luthériens (A.T. = loi et N.T. = grâce). Il y a une structure commune d’alliance dans les deux: la grâce (l’élection) précède toujours la loi. L’alliance est donc le fondement de la vie du peuple, y compris le culte de ce peuple.

L’événement du Sinaï n’est pas seulement celui d’une «auto-révélation» de Dieu, ou dans les termes modernes d’une «expérience religieuse», mais celui d’un Dieu qui se manifeste pour constituer un peuple sur qui il régnera. Le culte de ce peuple aura donc une orientation «théo-politique». Il annonce et célèbre la royauté du Dieu qui est un roi qui sauve, il rappelle la constitution du peuple et la loi qui lui est donnée. Le culte est donc «théo-politique»: il célèbre un Dieu-roi, il concerne le «vivre-ensemble» de ce peuple et la mission accordée à celui-ci dans le cadre de la promesse à Abraham. Un culte qui ne s’inscrit pas dans cette perspective, qui s’écarte d’un «vivre-ensemble» juste, est toujours dénoncé comme un «faux» culte. Les exemples en sont très nombreux.

Ésaïe 1.11-17 : Que me fait la multitude de vos sacrifices, dit le SEIGNEUR ? Les holocaustes de béliers, la graisse des veaux, j'en suis rassasié. Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n'en veux plus. Quand vous venez vous présenter devant moi, qui vous demande de fouler mes parvis ? Cessez d'apporter de vaines offrandes : la fumée, je l'ai en horreur ! Néoménie, sabbat, convocation d'assemblée... je n'en puis plus des forfaits et des fêtes. Vos néoménies et vos solennités, je les déteste, elles me sont un fardeau, je suis las de les supporter. Quand vous étendez les mains, je me voile les yeux, vous avez beau multiplier les prières, je n'écoute pas : vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous. Ôtez de ma vue vos actions mauvaises, cessez de faire le mal. Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, mettez au pas l'exacteur, faites droit à l'orphelin, prenez la défense de la veuve.

Michée 6.6-8: Avec quoi me présenter devant le SEIGNEUR, m'incliner devant le Dieu de là-haut? Me présenterai-je devant lui avec des holocaustes? Avec des veaux d'un an? Le SEIGNEUR voudra-t-il des milliers de béliers? des quantités de torrents d'huile? Donnerai-je mon premier-né pour prix de ma révolte? Et l'enfant de ma chair pour mon propre péché? On t'a fait connaître, ô homme, ce qui est bien, ce que le SEIGNEUR exige de toi: Rien d'autre que respecter le droit, aimer la fidélité et t'appliquer à marcher avec ton Dieu.

Résumons jusqu’ici: nous voyons dans l’A.T. l’adoption, mais aussi la transformation, d’une forme extérieure, celle d’une alliance, qui devient un concept théologique clé pour comprendre la vie du peuple et de son culte, un culte qui est «théo-politique».

Poursuivons maintenant dans le N.T. J’y poserai mes hypothèses sans toutefois prendre le temps de les argumenter en détail.

Le Nouveau Testament peut se comprendre dans la continuité du cadre de l’Alliance. La royauté de Dieu se trouve au cœur même du message de Jésus et l’Église primitive confesse le Christ (Fils de Dieu, roi, fils de David) comme «Seigneur», terme en concurrence directe avec l’empereur. Dans les évangiles, Jésus présente et anticipe sa mort avec ses disciples dans le cadre de la Pâque, dans le cadre d’un repas pascal, dans le cadre de la nouvelle alliance promisepar Jérémie. L’élément d’un peuple d’alliance me semble évident dans le Nouveau Testament. L’apôtre Pierre reprend la description du peuple donnée en Exode 19.5-6.

1Pierre 2.9-10: Mais vous, vous êtes la race élue, la communauté sacerdotale du roi, la nation sainte, le peuple que Dieu s'est acquis, pour que vous proclamiez les hauts faits de celui qui vous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière, vous qui jadis n'étiez pas son peuple, mais qui maintenant êtes le peuple de Dieu; vous qui n'aviez pas obtenu miséricorde, mais qui maintenant avez obtenu miséricorde.

L’apôtre Paul célèbre la rédemption en Christ comme la mise en place d’un peuple réconcilié par la croix.

Éphésiens 2.13-17: Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. C'est lui, en effet, qui est notre paix: de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation: la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix: là, il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches.

Si nous acceptons le cadre d’alliance comme constitutif de la vie du peuple, si nous acceptons que l’existence d’un peuple réconcilié non seulement avec Dieu mais les uns et les autres fait partie de cette alliance, nous pouvons donc proposer que le cadre «politique» demeure dans le N.T. Ainsi, un élément fondamental du culte consiste à construire ou à édifier la vie de ce peuple pour qu’il reste fidèle aux intentions de l’alliance et à la mission qui lui est confiée dans le cadre de la promesse à Abraham.

Encore une fois, l’apôtre Paul nous semble aller dans ce sens. Dans un des rares textes où il y a des instructions précises pour les rassemblements communautaires, un seul but est donné: celui de l’édification, de la construction de cette communauté.

1Corinthiens 14.26: Que faire alors, frères? Quand vous êtes réunis, chacun de vous peut chanter un cantique, apporter un enseignement ou une révélation, parler en langues ou bien interpréter: que tout se fasse pour l'édification commune.

Remarquons que l’édification est commune et non pas individuelle. Évidemment, l’un n’exclut pas l’autre, mais il est souvent le cas que le culte se comprend en termes d’édification du chrétien individuel et non pas celle d’une réalité communautaire. Plusieurs textes du N.T. semblent coïncider avec les soucis des prophètes: il n’y a pas de culte sans justice, sans des relations justes entre les participants qui célèbrent le règne de Dieu ou la seigneurie du Christ.

Dans 1Corinthiens 11, la célébration de la cène présuppose une communauté où tout le monde a assez à manger.

1Corinthiens 11.20-23: Mais quand vous vous réunissez en commun, ce n'est pas le repas du Seigneur que vous prenez. Car, au moment de manger, chacun se hâte de prendre son propre repas, en sorte que l'un a faim, tandis que l'autre est ivre. N'avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire? Ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien? Que vous dire? Faut-il vous louer? Non, sur ce point je ne vous loue pas. .En effet, voici ce que moi j'ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis: le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain…

Le récit «classique» de l’eucharistie nous est livré en critique de l’injustice au sein de la communauté corinthienne.

Mon prochain point se situe dans la suite de ces hypothèses. Le culte, le rassemblement chrétien contribue à «l’édification commune» dont parle Paul lorsqu’il concourt à ce que la réconciliation accomplie en Christ se concrétise dans les relations communautaires. Le culte, en célébrant la Seigneurie du Christ et la constitution d’un peuple nouveau, doit nous aider à nous approprier les réalités que nous annonçons: la justice, la paix, le pardon, la réconciliation.

Jésus semble présupposer autant lorsqu’il parle du culte.

Matthieu 5.21-24: Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens: Tu ne commettras pas de meurtre; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal. Et moi, je vous le dis: quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal; celui qui dira à son frère: «Imbécile» sera justiciable du Sanhédrin; celui qui dira: «Fou» sera passible de la géhenne de feu. Quand donc tu vas présenter ton offrande à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère; viens alors présenter ton offrande.

Marc nous livre une autre version:

Marc 11.25: Et quand vous êtes debout en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, pardonnez, pour que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes.

Si nous quittons l’époque du N.T., nous voyons que cette logique se poursuit, du moins pendant quelques siècles.

Prenons par exemple l’extrait suivant de La didaché (fin Ier/début IIèmesiècle)

1. – Chaque dimanche, vous étant assemblés, rompez le pain et rendez grâces, après vous être mutuellement confessé vos transgressions, afin que votre sacrifice soit pur. 2. – Mais que quiconque a un dissentiment avec son prochain ne se joigne pas à vous jusqu'à ce qu'ils se soient réconciliés, afin que votre sacrifice ne soit pas profané. Car voici l'(offrande) dont a parlé le Seigneur: 3. – «En tout temps et en tout lieu on me présentera une offrande pure, car je suis un grand roi, dit le Seigneur, et mon Nom est admirable parmi les nations» (Malachie) (4).

En voici d’autres exemples (5):

La Didascalia Apostolorum (IIIèmesiècle) souligne le fait qu’en encourageant et entretenant des relations justes dans l’Église, les dirigeants sont à l’œuvre avec Dieu pour que le nombre de ceux qui sont sauvés soit augmenté.

Le texte de Matthieu 5.23-24 que nous avons déjà évoqué se trouve souvent cité dans des contextes cultuels des premiers siècles (Tertullien, Cyprien, Eusèbe, Cyrille de Jérusalem, Chrysostome, …)

Tertullien: nous ne nous présentons pas à l’autel avant d’avoir fait la paix avec les frères. Que signifierait «s’approcher de la paix de Dieu» sans être en paix?

Dans la Didascalia, nous voyons qu’après les prières et avant les offrandes (eucharistie?) un diacre devait poser la question suivante: «y a-t-il présent quelqu’un qui aurait quelque chose contre quelqu’un d’autre?» Si oui, l’évêque devait les convoquer pour faire la paix avant le dimanche suivant.

Le «baiser de la paix» ou «baiser fraternel» (Rm 16.16; 2Co 13.12; 1Th 5.26; 1P 5.14) était pratiqué dans l’Église ancienne comme un geste pour signifier la nouvelle relation de fraternité parmi les membres de la communauté. Pour Justin, (dans son Apologétique) c’était le geste qui arrivait après l’enseignement de la parole et le partage du pain. Pourquoi? La nouvelle réalité communautaire (ni juif, ni grec) avait besoin de pratiques nouvelles pour souligner la fraternité expérimentée en Christ. Ce n’était pas un simple geste liturgique, mais l’expression d’une égalité nouvelle et radicale qui ne se trouvait nulle part ailleurs dans l’empire romain à cette époque. Nous trouvons l’exemple de martyrs chrétiens d’origine noble et esclave qui se disent au revoir dans l’arène – donc comme témoignage public – avec ce geste (6).

Nous voyons bien dans ces cas divers que la célébration se concevait comme un lieu d’édification commune, comme un processus qui favorisait des relations justes et la réconciliation.

Il y a certainement des exemples d’une telle compréhension tout au long des siècles chrétiens, mais je saute maintenant quelques siècles, jusqu’à l’époque de la Réforme pour citer l’exemple d’un des premiers pasteurs et théologiens professants: Balthasar Hubmaier. Beaucoup de baptistes se réclament de lui, de même que beaucoup d’anabaptistes.

Je voudrais citer deux textes liturgiques que Hubmaier a élaborés pour l’Église de Nikolsburg en Moravie (1527) (7).

D’abord la liturgie du baptême, qui se pratiquait après une période de catéchèse et l’engagement du croyant. Il s’agit néanmoins d’un acte ecclésial et non strictement individuel.

Viens Saint-Esprit, remplis le cœur de tes croyants, allume en eux le feu de ton amour, toi qui as rassemblé les peuples de langues multiples dans l’unité de la foi. Alléluia, alléluia, que Dieu soit loué, que Dieu soit loué.

Maintenant l’évêque lui présente le vœu du baptême ainsi: Jean, crois-tu en Dieu le père tout puissant, créateur du ciel et de la terre? Si oui, dis publiquement: je crois. Crois-tu en Jésus-Christ, son Fils unique, notre seigneur, conçu du Saint-Esprit, né de la vierge Marie, souffert sous Ponce Pilate, crucifié, mort et enseveli, qu’il est descendu annoncer l’Évangile aux esprits qui étaient en prison, qu’au troisième jour il s’est réuni avec son corps dans le tombeau et qu’il est ressuscité des morts avec puissance, qu’après quarante jours il est monté au ciel, qu’il est assis à la droite de son père tout-puissant, d’où il viendra juger les vivants et les morts? Si oui, dis: JE CROIS. Crois-tu aussi au Saint-Esprit? crois-tu à une Église chrétienne, sainte et catholique, à la communion des saints qui détient elle-même les clés du pardon des péchés? Crois-tu à la résurrection des morts et à la vie éternelle? Si oui, dit: JE CROIS. Veux-tu, dans la puissance du Christ renoncer au diable, à toutes ses œuvres, ses fantômes, ses vanités et ses pompes? Si oui, dis: je le veux. Veux-tu désormais mener ta vie selon les paroles du Christ, autant qu’il t’en donne sa grâce? Si oui, dis: JE LE VEUX. Si désormais tu pèches et ton frère le sait, accepteras-tu de lui une première, une deuxième et une troisième fois devant l’Église, d’être repris, accepteras-tu l’admonition fraternelle volontiers et avec obéissance? Si oui, dis: JE LE VEUX. Veux-tu maintenant, selon cette foi et cet engagement, être baptisé dans l’eau selon l’institution du Christ, être incorporé et inscrit dans l’Église chrétienne extérieure pour le pardon de tes péchés? Si oui, dis: Je le désire dans la puissance de Dieu.

Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit pour le pardon de tes péchés. Amen. Qu’il en soit ainsi.

Liturgie de la cène: il s’agit d’une liturgie qui rappelle les vœux du baptême en vue de favoriser, de concrétiser des relations justes au sein de la communauté.

Frères et sœurs, voulez-vous aimer Dieu, dans la puissance de sa parole sainte et vivante, avant, dans et au-dessus de toute chose, le servir seul, l’honorer, l’adorer, sanctifier désormais son nom, soumettre votre volonté charnelle et pécheresse à sa volonté divine par sa parole vivante à l’œuvre en vous, dans la vie et dans la mort (De 5; 6; Ex 20) ? Chacun dira individuellement, JE LE VEUX.

Voulez-vous aimer votre prochain, accomplir les œuvres de l’amour fraternel à son égard…dans la puissance de notre Seigneur, qui a donné sa chair et versé son sang pour nous (Mt 25; Ép 6; Col 3; Rm 13; 1P 2.13s)? Chacun dira individuellement, JE LE VEUX.

Voulez-vous exercer l’admonestation fraternelle à l’égard de vos frères et sœurs, (Mt 18.15s; Lc 6; Mt 5; Rm 12.10; M 5.44), faire la paix et l’unité entre eux, et de même vous réconcilier avec tous ceux qui vous ont offensé, laisser tomber la jalousie, la haine et toute mauvaise volonté, vous abstenir volontiers de tout comportement et occupation qui portent dommage, désavantage ou scandale à votre prochain, aimer vos ennemis et leur faire du bien, et exclure tous ceux qui ne veulent pas faire de même selon l’ordre du Christ, Matthieu 18.17? Chacun dira individuellement, JE LE VEUX.

Désirez-vous confirmer et témoigner de cet engagement d’amour, publiquement devant l’Église, par cette cène du Christ, en mangeant le pain et en buvant le vin, dans la puissance du souvenir vivant de la souffrance et de la mort de Jésus-Christ notre Seigneur? Chacun dira individuellement, JE LE DÉSIRE dans la puissance de Dieu.

Ainsi, mangez et buvez ensemble au nom de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. C’est lui qui nous accorde le pouvoir et la force pour que nous le fassions et l’accomplissions dignement selon sa volonté divine et son salut. Que le Seigneur nous accorde sa grâce. Amen.

Remarques de conclusion

Permettez-moi l’exagération suivante: j’ai l’impression que beaucoup de cultes évangéliques se conçoivent (implicitement ou explicitement) comme un rassemblement d’individus convertis. Chacun peut y témoigner de sa relation avec Dieu et le but du rassemblement est de célébrer cette relation personnelle et de la vivre de manière plus intense.

J’aimerais proposer que parmi les éléments principaux du culte se trouvent la célébration du règne de Dieu et la seigneurie du Christ, la proclamation des actes de Dieu dans l’histoire et dans nos vies, notre réponse par l’adoration, la confession de notre foi, la confession de nos péchés, l’écoute de la parole et de l’exhortation à rester fidèle, l’intercession, le partage de nos biens, le partage du pain et du vin, l’envoi dans le monde… Tous ces gestes seraient à comprendre dans le contexte de l’alliance nouvelle qui fait de nous un peuple où il n’y a ni juif ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme ni femme. Ce peuple aurait comme mission d’annoncer et de vivre la rédemption accomplie en Christ, de traduire dans la vie de manière concrète le pardon, la paix et la réconciliation que cette rédemption nous procure.

Il me semble que ces éléments pourraient être incorporés par des formes de culte différentes, spontanées ou liturgiques. Ceci exclurait d’office certaines pratiques mais renforcerait nos communautés. De nouvelles relations pourraient alors se construire et l’Évangile serait plus crédible, et pour nous, et pour ceux de l’extérieur.

Auteurs
Neal BLOUGH

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1.
É. Nicole, « Alliance », in : Le grand dictionnaire de la Bible, Excelsis, 2004, p.43.
2.
É. Nicole, Ibid., p.42.
3.
Ibid.
4.
http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Besson/Didache/didache.html.
5.
Ici je suis l’article d’Alan Kreider, Worship and Evangelism in Pre-Christendom, The Alcuin Club and the Group for Renewal of Worship, Cambridge, Grove Books Limited, 1995.
6.
Il s’agit de Perpétue, Felicitas et Revocatus à Carthage en 203. Cf. Kreider, p.28.
7.
Ein Form des Nachtmals Christi, in : Gunnar Westin & Torsten Bergsten, Balthasar Hubmaier Schriften, (Quellen und Forschungen zur Reformationsgeschichte), Gütersloher Verlagshaus, Gerd Mohn, 1962, p.355-365.

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