La superstition, une croyance comme une autre ?

Complet Le monde actuel 1 commentaire

Ce texte a d’abord été donné sous forme de conférence - un vendredi 13 - à l’Église du Tabernacle, à Paris.

Abonnement aux Cahiers de l'École pastorale

Je m'abonne

La superstition, une croyance comme une autre ?

Lorsque ce sujet m’a été proposé, j’ai accepté avec le sourire, naïf que j’étais. Je n’avais pas conscience que parler de superstition, même un vendredi 13, c’est aborder une notion qui n’est pas si facile à cerner. Car quelle définition en donner ? Nous serions certainement tous d’accord avec la définition la plus populaire : être superstitieux, c’est attribuer à quelque chose (une date, un objet, un lieu, une personne, etc.) le pouvoir de porter malheur ou de porter chance. C’est le cas de notre vendredi qui, selon les gens et les besoins porte la poisse pour certains et apporte le gros lot à d’autres. Les cas d’ambivalence semblable ne sont pas rares. Pensons aux araignées, du matin chagrin et du soir espoir… Sous cette définition on peut ranger bien des choses pour faire un inventaire à la Prévert : les chats noirs qui traversent et les corbeaux dans le ciel, passer sous une échelle et cueillir un trèfle à quatre feuilles, se lever du pied gauche et marcher dans la crotte…

Avant d’aller plus loin, essayons de cerner ce à quoi cela correspond. Il s’agit d’une croyance plus ou moins forte qui se caractérise par son caractère largement gratuit. Elle n’a pas de raison et bien des gens qui y croient aujourd’hui ne chercheraient pas à la justifier et y croient sans y croire. Son unique fondement pourrait être l’expérience : « je me suis aperçu que lorsque je passais sous une échelle, j’avais plus de chances de recevoir le pot de peinture qu’en la contournant ». Là, la superstition frise la simple prudence. Mais affirmer cela consciemment, ce serait déjà quitter le terrain de la superstition. Ou encore : « chaque fois qu’un chat noir passe devant moi, c’est signe qu’il va m’arriver quelque chose de mauvais ». C’est dans ce sens que Jean Cocteau disait : « La superstition est l’art de se mettre en règle avec les coïncidence »

Il s’agit donc d’une croyance sans raisons solides et souvent même reconnue sans raisons par ceux-là mêmes qui l’adoptent. Reconnaissons qu’elle est de tout temps ; les auteurs antiques en parlent déjà. Elle a longtemps été liée à ce que l’on considérait comme des mentalités primitives, mais on la retrouve tout aussi bien aujourd’hui un peu partout. Pourquoi cette permanence ?

Les sources de la superstition

On a souvent dit que la superstition était fille de la peur. Elle est en effet souvent une manière de « conjurer le mauvais sort » ou de porter bonheur, ce qui revient au même. Elle suppose donc l’existence de forces invisibles, la plupart du temps impersonnelles, naturelles même, qui peuvent influencer le cours des choses et celui de notre vie. Et ces forces peuvent être bienveillantes envers ceux qui agissent d’une certaine manière, ou dangereuses ; d’où la nécessité de se protéger. Il y a là, pour des gens qui ne sauraient bien souvent pas défendre intellectuellement leur convictions, comme un résidu d’une conception du monde où nous ne sommes pas seuls. Mais il y a autre chose. Ce qui nous permet d’agir sur cette réalité invisible, ce sont en général des rites, des actions, des choses qui reçoivent par conséquent un pouvoir. Le porte-bonheur, si on y croit, a une influence, la parole que je prononce ou le geste que je fais (croiser les doigts) aussi. On entre là, par la très petite porte il est vrai, dans une vision magique du monde. Il y a des correspondance entre le visible et l’invisible et j’ai le moyen d’influencer les forces du destin. De là à chercher à maîtriser ces forces pour mon intérêt ou celui des autres (magie blanche), voire pour le mal (magie noire), il n’y a qu’un pas. On pourrait dire que la magie n’est que le développement de la superstition telle que nous l’avons décrite. Au pire, ce monde invisible peut devenir personnel et ce sont des puissances qui seront invoquées. Je ne veux pas dire que toutes les personnes qui achètent un billet de loterie le vendredi 13 sont adeptes de messes noires, mais la logique de ces deux attitudes est du même ordre, même si l’orientation et l’ampleur de la conviction est très différente.

Le rapport à la religion

Voltaire disait que « La superstition est à la religion ce que l'astrologie est à l'astronomie, la fille très folle d'une mère très sage » On voit bien que nous sommes sur des terrains qui ne sont pas sans rapports. La religion, elle aussi croit à une autre réalité que celle qui est visible. Elle croit même à une communication possible ; elle s’adresse par la prière et des rites à la puissance principale qu’elle invoque. On peut donc comprendre que les rationalistes mettent tout dans le même sac, les croyances et la foi, les gris-gris et la Bible, les messe noires et les cultes protestants. Ils feront simplement une distinction entre ce qui est plus ou moins éloigné de la pure raison. Mais les arguments que vous invoquez pour croire en Dieu et ceux qui vous font chercher des trèfles à quatre feuilles sont, pour eux, fondamentalement de même nature.

Préciser la différence

C’est pourquoi il est important de préciser ce qu’est à nos yeux la différence entre une véritable conviction religieuse et une superstition. Disons d’abord que toute conviction religieuse autre que la nôtre, ou même toute conviction concernant l’invisible ne relève pas nécessairement de la superstition. Les diverses grandes religions ne sont pas plus en elles mêmes des superstitions que le Christianisme. Même si, partout, dans chaque religion, y compris la nôtre - et nous y reviendrons - il est possible de trouver des éléments de superstition qui sont souvent liés à ce que l’on appelle la religion populaire. On peut discuter, contester, critiquer même, mais sans parler automatiquement de superstition. Et je voudrais, sous cet angle nouveau, reprendre les deux questions que nous avons déjà évoquées : la raison et la peur.

Les raisons de croire

Ce qui relève d’une foi religieuse repose sur des raisons. Il n’est pas demandé au croyant de sacrifier son esprit critique sur l’autel de la foi. On va certes invoquer une révélation. Mais celle-ci n’est pas absurde. Il y a des raisons de croire que Dieu existe, que la Bible est la parole de Dieu, des raisons de croire que Jésus est bien ressuscité. Des milliers de personnes ont réfléchi sur la question et nous ne sommes pas dans l’absurde, même si aucune raison contraignante ne peut forcer quelqu’un à croire. On pourrait en dire autant des autres religions. La raison n’est pas seule, mais elle est prise en compte. C’est ce que Pascal notait déjà : « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison » (Pensées, 253, Bruns.). La superstition ne connaît pas cette acceptation de la raison. Elle ne peut que redouter toute approche critique qui risquerait de la disqualifier. Ne pensons pas cependant que la frontière est établie une fois pour toutes. Ce qui semblera naturellement et raisonnablement religieux à une époque passera pour de la superstition quelques siècles plus tard.

Conjurer la peur

Avec la peur, nous nous trouvons sur un terrain plus solide, si j’ose dire. Lorsque nous cherchons à nous protéger des forces qui nous menacent, nous entrons dans la superstition. L’homme qui, ayant un problème psychologique, ne peut pas traverser la rue sans commencer avec le pied droit et finir avec le gauche n’est pas radicalement différent de bien des superstitieux. L’un et l’autre se construisent une protection contre une réalité inquiétante. Il y a souvent dans la superstition un caractère obsessionnel et très vite, je deviens dépendant des rites que je pratique. Leur absence laisse un vide devant lequel je panique. Je m’invente des parades pour ne pas avoir peur d’un destin que je ne domine pas et qui me menace. Mais tout cela se passe entre moi et moi. J’essaie seulement de ne pas subir d’influence ou d’avoir un peu plus de chance - on sait que les grands joueurs sont souvent superstitieux. Le geste ou le rite superstitieux pourront m’aider à obtenir pour moi quelque chose que je désire. C’est une tentative assez élémentaire de me rendre maître de forces que j’espère exister. La religion, elle aussi, postule l’existence d’une réalité qui nous dépasse. Mais celle-ci n’est pas inquiétante, en tout cas pas nécessairement et pas d’abord. La foi est avant tout une confiance fondamentale : elle nous met en marche, nous pousse en avant et peut éventuellement même nous amener à risquer notre vie. Et dans ce sens, elle fonctionne à l’inverse de la superstition. Elle est relation avec Dieu. Elle s’abandonne avec confiance entre les mains d’un autre. Elle est acceptation d’un départ en voyage sans en connaître le parcours exact, là où la superstition est volonté de dresser des murailles protectrices. Elle est relation avec quelqu’un, là où la superstition n’est que protection de soi-même.

La superstition dans la religion

Reconnaissons cependant qu’il serait un peu illusoire de prétendre que superstition et religion ne se rencontrent jamais. C’est le plus souvent sur le terreau d’une culture religieuse particulière que la superstition se développera. Les portes-bonheur qui pendouillent sous les rétroviseurs portent souvent la couleur de la religion du conducteur. Main de Fatma, saint Christophe ou petit Bouddha sont ainsi utilisés d’une manière semblable, peut-être différente de celle que souhaiteraient les responsables religieux. Disons que chaque pratique, chaque rite peuvent être transformés en pratique superstitieuse à cause de l’ambiguïté du cœur humain. C’est évident pour tous les objets religieux, les pèlerinages, certaines prières, etc. Mais c’est au fond vrai de tout. Jusqu’à la lecture de la Bible dans nos milieux, qui peut parfois devenir un rite protecteur que je pratique « pour me sentir mieux, pour être en règle » et dont j’ai l’impression que l’absence me porterait malheur. Ces sortes de déviances de la spiritualité recouvrent en grande partie le légalisme contre lequel le christianisme combat, mais qui renaît sans cesse de ses cendres. Ce qui fait la différence, c’est moins la forme extérieure que la manière intérieure dont je fais tel ou tel geste, dont je pratique tel ou tel rite. « La superstition est la déviation du sentiment religieux et des pratiques qu’il impose. Elle peut affecter aussi le culte que nous rendons au vrai Dieu, par exemple, lorsqu’on attribue une importance en quelque sorte magique à certaines pratiques par ailleurs légitimes ou nécessaires. Attacher à la seule matérialité des prières ou des signes sacramentels leur efficacité, en dehors des dispositions intérieures qu’ils exigent, c’est tomber dans la superstition » (Catéchisme de l’Église catholique, 2111)

La Bible et la superstition

La foi chrétienne peut et doit elle aussi attaquer les superstitions, même si c’est pour d’autres raisons que le rationalisme. Elle ne nous parle pas d’abord des forces obscures qui agissent autour de nous, mais du Dieu qui a créé l’univers et qui règne sur toutes choses. Et ce Dieu se révèle de manière toute particulière en Jésus-Christ mort pour nous sur la croix et ressuscité. On est là aussi devant l’extraordinaire, le « sur-naturel », mais paradoxalement un fantastique raisonnable, ou pour le dire autrement, un réalisme spirituel. Ce Christ ressuscité, des gens l’ont vu et en ont témoigné ; ils ont même souvent payé leur témoignage de leur vie. Il n’est pas nécessaire de saborder son esprit critique pour croire à leur parole. Si on l’accepte, on croira aussi que le monde que nous pouvons percevoir, celui que la science décrit, n’est pas tout. Mais surtout, nous commencerons à savoir qu’au cœur de toute la réalité, visible et invisible, il y a un Dieu d’amour, un Dieu qui nous aime et qui nous veut libre.

Dans la Bible, la foi s’oppose aux superstitions et à la magie. Si elle sait être ironique contre les morceaux de bois que l’on prend pour des dieux et auxquels on s’adresse (Ésaïe 44.9-20) - c’est la superstition qui crée les idoles - elle ne nie pas nécessairement toute réalité aux forces à l’œuvre. Elle souligne simplement que les diverses formes de magie sont ou vaines ou nocives. On sait à quel point la magie tenait une place importante en Égypte et on verra Moïse s’opposer aux magiciens du pharaon (Exode 7 et 8). Babylone et la Mésopotamie avaient elles aussi leurs mages et leurs magiciens. Et on voit les prophètes d’Israël lutter contre les superstitions et les pratiques magiques qui avaient cours au sein même de leur peuple (Ésaïe 3.18-23). Ensuite, sous bien des cieux, le christianisme a été l’ennemi des superstitions ; il a libéré beaucoup de gens de la peur des signes, des esprits et des maléfices. Car Dieu nous apprend aussi que nous sommes des êtres responsables de notre vie, responsables de la réponse que nous donnons à l’amour premier de Dieu. Pour le croyant un chat noir n’est qu’un chat noir et le vendredi 13 un jour comme un autre car sa vie ne dépend pas de signes ou de révélations particulières. Il n’a pas besoin de s’appuyer sur des porte-bonheur stupides ou très élaborés car il sait que le monde dépend de celui qui l’a créé et qui nous a aimés au point de donner sa vie pour nous sur la croix.

La vraie liberté

C’est pour cette raison que la Bible elle-même met en garde contre les pratiques magiques ou les invocations des esprits (Deutéronome 18.10-14). De deux choses l’une : ou il s’agit de charlatans qui vous font perdre votre temps et votre argent, ou il s’agit de forces qui ne sont peut-être pas complètement illusoires et le risque est plus grand. Beaucoup de nos amis africains témoignent et de la peur des magiciens ou des sorts qui existe encore en bien des lieux, et de la libération que procure la foi en Jésus-Christ.

Cette foi est la porte de la liberté. Nous ne sommes en effet pas seuls, mais nous ne sommes pas non plus soumis à des forces obscures. Par la prière, nous entrons dans une relation vraie avec le Dieu de l’univers, notre Père en Jésus-Christ. L’invisible a, en Jésus-Christ, un visage, il est une personne avec laquelle nous entrons en relation. À la lumière de Dieu, nous sommes appelés à vivre dans la liberté et la responsabilité en étant, à notre tour, les témoins de son amour, sans crainte parce que nous savons que nous sommes aimés par le créateur et souverain de l’univers entier.

Alors, si demain vous rencontrez quelqu’un d’un peu ou de vraiment superstitieux, ne prenez pas la chose au tragique. C’est un travers très répandu à doses variables. Ce sera peut-être l’occasion d’entrer en dialogue et de lui parler du Christ et du vrai Dieu. Et puis, profitez-en pour vous demander s’il n’existe rien de cet ordre dans votre propre attitude…

Recevez ce numéro
au format papier

7 €

J'achète ce numéro

Téléchargez ce numéro
au format ePub et PDF

5 €

J'achète ce numéro

Abonnement aux Cahiers de l'École pastorale

Je m'abonne

Vous aimerez aussi

Commentaires

dana

26 July 2015, à 23:27

Nous sommes superstitieux parce que nous souhaitons contrôler les événements auxquels nous risquons d’être confrontés. En d’autres termes, la superstition nous aide à maîtriser les incertitudes de nos vies. Elle est une sorte de béquille mentale sur laquelle nous ne sommes pas obligés de nous appuyer, mais qui peut nous réconforter

Ajouter un commentaire

Votre adresse e-mail nous permet :

  • de vous reconnaitre et ainsi valider automatiquement vos commentaires après 3 validations manuelles consécutives par nos modérateurs,
  • d'utiliser le service gratuit gravatar qui associe une image de profil de votre choix à votre adresse e-mail sur de nombreux sites Internet.

Créez un compte gratuitement et trouvez plus d'information sur fr.gravatar.com

Chargement en cours ...