Pour introduire cette réflexion, je voudrais partir d’une phrase qui m’avait marqué dans un e-mail reçu par un de mes collègue(1). Il y a quelques années le SEL avait proposé lors d’une pastorale locale de collaborer avec les Églises qu’elle regroupait pour le culte en commun qu’elles allaient organiser. Nous avons reçu une réponse négative, mais qui ne fermait pas la porte pour une fois suivante. Ce qui m’a marqué ce sont les termes dans lesquels le refus a été formulé : « […] les membres de la Pastorale […] suggèrent éventuellement à un moment ultérieur un culte en commun consacré entièrement au thème de l’engagement social avec une participation du SEL. Or, cette fois-ci le thème retenu vise davantage l’édification et la consécration des chrétiens. »
J’aimerais prendre ces mots comme points de départ – sans prétendre que celui qui les a écrits avait pensé à notre problématique. Ce qu’ils semblent nous dire c’est que l’engagement social d’un côté, l’édification et la consécration des chrétiens de l’autre, sont deux choses différentes. Autrement dit, si vous voulez édifier les chrétiens ou contribuer à leur consécration vous avez peut-être mieux à faire que de leur parler d’engagement social.
Permettez-moi cependant de poser la question suivante : qu’est-ce qui fait que certains chrétiens pourraient avoir tendance à opposer l’édification, la consécration, la vie spirituelle, la relation avec Dieu d’un côté et l’action sociale, la recherche du bien commun, le souci des pauvres, la lutte contre les injustices de l’autre ? Si la Bible parle de l’action face à la pauvreté, est-ce qu’il n’y a pas une manière édifiante d’en parler pour nous aussi ? Est-ce qu’il ne serait pas important que nous apprenions à relier plus fortement notre vie spirituelle à un souci pour les pauvres, à inclure le souci des pauvres dans notre vie spirituelle ? Inversement, pour les chrétiens qui sont fortement engagés auprès des plus démunis, y aurait-il un besoin d’introduire beaucoup plus nettement une vie consacrée au Dieu de Jésus-Christ au cœur de l’action sociale ? Je voudrais préciser en commençant que je pose ces questions parce que je me les pose – et non parce que je serais parvenu à des réponses toutes faites dont je serais capable de vous donner un modèle accompli dans ma propre vie.
Pour nous mettre en route, je me référerai à ce passage de l’évangile selon Matthieu dans lequel Jésus énonce ce que l’on a appelé le « sommaire de la loi ».
« Les Pharisiens apprirent qu’il [Jésus] avait réduit au silence les Sadducéens, ils se rassemblèrent, et l’un d’eux, docteur de la loi, lui posa cette question pour le mettre à l’épreuve : Maître, quel est le grand commandement de la loi ?
Jésus lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est le premier et le grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes." » (Matthieu 22.34-40, Bible à la Colombe)
Ce texte nous servira de fil conducteur pour réfléchir au sujet du lien entre action face à la pauvreté et vie spirituelle. Mais je n’ignore pas qu’il est beaucoup plus large. L’amour de Dieu est plus que ce que l’on appelle la « vie spirituelle » et l’amour du prochain est plus que l’action face à la pauvreté. Mais ce dialogue de Jésus avec le docteur de la loi a beaucoup à nous apprendre sur notre thème – et je pense aussi que ce que l’on peut dire de la vie spirituelle et de l’action face à la pauvreté peut être transposé dans d’autres domaines.
1. Quelques mots pour préciser notre problématique et ses difficultés
La question qui est posée à Jésus est : quel est le grand commandement de la loi ? Le docteur de la loi demande un commandement à Jésus. Il va répondre de manière directe – ce qu’il ne faisait pas toujours. Le premier et le grand commandement, c’est d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa pensée. Le texte parallèle de l’évangile selon Marc ajoute « et de toute ta force » (12.30). Dieu nous veut tout entier, à 100%, sans réserve, sans partage. On peut dire en un sens qu’il veut la première place – cette idée serait bien exprimée par ce qui était, paraît-il, la devise de Jeanne d’Arc : « Dieu premier servi. » En un autre sens, on peut aussi dire qu’il veut toute la place. Si nous cherchons le genre de consécration que Dieu attend de nous, elle nous est décrite ici.
Mais Jésus ajoute immédiatement, ce que le docteur de la loi ne lui avait pas demandé, un deuxième commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Certains trouveront peut-être cela paradoxal : si Dieu veut non seulement la première place, et même toute la place, peut-il rester une place réelle pour mon prochain et notamment pour le souci des pauvres, mais aussi, en élargissant encore, pour la société, pour les réalités terrestres et les choses d’ici-bas, pour la recherche d’un bien commun et de plus de justice parmi les humains, pour le soin de la création et l’écologie ? Si Dieu a droit à ma consécration totale, mon prochain ne risque-t-il pas de se retrouver devant moi comme Ésaü devant Isaac après que Jacob lui a pris sa bénédiction et de s’entendre demander : Que puis-je donc faire pour toi ? J’ai déjà tout donné à Jacob ! Si j’ai déjà tout donné à Dieu, mon prochain ne sera-t-il pas réduit à devoir se contenter des miettes ? Et si je lui donne plus, n’est-ce pas autant que je reprends frauduleusement à Dieu ?
Alors bien sûr, nous savons que l’amour de Dieu et l’amour du prochain ne sont pas incompatibles ne serait-ce que parce que nous connaissons le texte de l’Évangile qui nous dit que Dieu nous commande les deux ! Nous savons même que les deux sont reliés d’une façon ou d’une autre ou peut-être de multiples façons. Mais, dans la pratique, nous sommes bel et bien confrontés à des questionnements et à des décisions concrètes. Nous savons que lorsque nous entrons dans notre chambre, que nous fermons notre porte, et que nous prions, nous ne sommes pas en train de distribuer de la nourriture à ceux qui ont faim. Dans l’autre sens, nous savons aussi que, lorsque nous militons pour corriger tel ou tel dysfonctionnement de notre société, nous ne sommes pas en train de méditer la Bible. Il nous faut bel et bien faire des choix, ne serait-ce qu’en termes de planning. Et la question d’un éventuel équilibre à trouver se pose à nous. On ne peut pas s’en sortir uniquement avec des slogans comme : le service du prochain est une forme de prière en action, ou : la prière pour les pauvres est la meilleure chose que nous puissions faire pour eux.
J’ai lu récemment un texte de l’écrivain catholique François Mauriac qu’il a écrit à l’âge de 67 ans et qui m’a semblé pertinent pour notre sujet :
« Je m’étonne de cette grâce : du goût croissant de la solitude à mesure que nous avançons dans la vieillesse ; une grâce, oui, je le crois, moi qui durant tant d’années ai toujours eu besoin que quelqu’un fût là. […] le goût de la retraite est lié en profondeur à la vie de la grâce, à la méditation, à la prière – l’âge nous délivrant du remords de ne pas nous répandre au-dehors pour « servir ». Nous sommes vieux, nous avons droit à cette immobilité, à cette rumination en présence du Père ; nous agissons sans bouger, nous dont l’acte se confond avec la pensée. À la limite, nous imaginons que le grand âge ressemble à ce grand large où la forme du vaisseau s’efface : une vie de prière qui est déjà l’éternité commencée(2). »
Vous voyez dans ce passage l’opposition entre la vie de méditation et de prière dans laquelle on se recueille et la nécessité de se « répandre au-dehors » quand il s’agit de « servir » dans le monde. Pour certains, comme Mauriac, c’est un soulagement quand on peut sans remords ne plus avoir à se répandre au-dehors pour servir. On a alors l’impression de pouvoir se consacrer pleinement à Dieu et de faire quelque chose de véritablement édifiant. Je crois que Mauriac met le doigt sur des choses bien réelles : il y a quelque chose d’important dans ce qu’il appelle « la vie de la grâce, la méditation et la prière, la rumination en présence du Père ». Il est très juste qu’il existe une forme d’action immobile et je me demande parfois si certaines personnes gravement malades ou handicapées, mais qui savent se recueillir devant Dieu sur leur lit de douleur, ne contribuent pas autant voire plus à l’équilibre du monde par la grâce du Dieu qui répond aux prières que les grands projets et réalisations des plus efficaces des humains.
Il est aussi vrai que le service au-dehors nous donne parfois l’impression que nous sommes en train de nous disperser. Il est certainement nécessaire, on peut en faire le thème d’un culte en commun, mais dans certains cas il est plus usant qu’édifiant et si on veut se faire du bien ce n’est pas là qu’on ira chercher. Seulement, et c’est là que je commence à avoir un problème avec la citation de Mauriac, cela pose quand même la question de savoir si la consécration à Dieu ou l’édification consiste uniquement ou même principalement à se faire du bien. Est-ce que certaines manières de se concentrer sur la spiritualité et la relation avec Dieu ne sont pas parfois plus égocentriques que théocentriques ?
D’autres personnes, au contraire, sont constamment habitées par l’urgence de l’action, l’immensité des besoins et le nombre de ceux qui doivent être servis. Ils regarderaient comme une fuite de leurs responsabilités de s’adonner longuement à la méditation et à la prière. Leur foi en un Dieu d’amour et de justice leur semble devoir s’exprimer par des actes. Ils aiment rappeler que la foi sans les œuvres est morte, que le culte sans le souci et le respect des droits du prochain est une hypocrisie. Ils ont de nombreux textes bibliques à citer pour aller dans leur sens. Je n’en mentionne qu’un seul ici parce que je vais y revenir plusieurs fois : le chapitre 58 du livre du prophète Ésaïe.
Mais si François Mauriac était heureux d’avoir une excuse pour ne plus avoir à se répandre au-dehors pour servir, il faut souligner que si le recueillement et l’immobilité sont confortables pour certains, ce n’est pas le cas pour tout le monde ! Pour d’autres ils pourraient faire peur. Rappelons-nous la pensée de Pascal sur l’incapacité de demeurer en repos dans une chambre(3). La nécessité d’être constamment en train d’accomplir des projets, de se battre pour transformer la société et le monde peut servir à éviter d’avoir à affronter certaines réalités spirituelles et en particulier celles de notre fragilité et de nos limites devant Dieu. Linda Oyer a su remarquer que dans le courant de spiritualité marqué par la notion de justice sociale, la tentation est présente de se prendre pour Dieu et de croire que nous redressons le monde(4).
D’autres personnes enfin recherchent un « équilibre » qui essaie de tout intégrer. Ils rappelleront peut-être l’exemple de Jésus qui ...