Vivre ensemble dans une société éclatée

Dans les sociétés d’autrefois, les gens vivaient les uns à côté des autres. Ils avaient peu de moyens pour se déplacer. Toute leur vie se passait dans le même lieu : ils travaillaient, apprenaient un métier, se mariaient, faisaient des achats, se divertissaient, dans le même cercle. Ils étaient sans cesse confrontés aux mêmes personnes. Vivaient-il bien ensemble ? Apparemment, pas vraiment. Les petits cercles étaient propices aux haines longuement entretenues et recuites, à la vendetta, aux relations patriarcales brutales, et à un contrôle social dont nous n’avons plus qu’une faible idée.

La situation est à l'opposé dans une grande ville. Nous y changeons continuellement de lieu. Plus nous avançons dans le système scolaire, plus les lieux de formation sont éloignés de notre domicile. Nous faisons de longs déplacements quotidiens pour aller au travail. Nous faisons les courses en voiture. Nous pouvons aller au cinéma, au club de bowling, au restaurant ou quelque part en vacances et nous aimons être « dépaysés ». En regardant la télévision, nous sommes sans cesse transportés ailleurs. Et, si nous allons à l’église, elle n’est pas forcément au bout de la rue. Avec les réseaux sociaux, nous sommes en contact avec des personnes, sans plus savoir, parfois, où elles habitent exactement. Et même dans les périphéries urbaines, dans les zones moins denses, les déplacements sontintenses. Il suffit de voir à quel point le confinement nous est pénible pour que nous nous rendions compte à quel point nous sommes devenus dépendants des transports.

Vivons-nous en ville mieux ensemble que dans les villages d’autrefois ? Pas vraiment. Nous n’avons pas les mêmes problèmes, mais nos relations sociales sont toujours une source de frustrations nombreuses et variées. Il y a une richesse dans chacune de nos relations, mais aussi beaucoup de tensions dans chacun des cercles que nous fréquentons. Il est parfois difficile de se comprendre et de se faire comprendre au travail, parmi nos amis, dans nos échanges sur les réseaux sociaux, dans notre famille, avec les personnes que nous croisons dans un camping, un magasin ou un lieu de transit. L’agressivité surgit vite, à fleur de peau. Les moments d’entente et d’harmonie sont sans cesse contrebalancés par des phases d’isolement, de conflits, de tensions diverses.

Vivre ensemble, c’est difficile, aussi bien dans un village que dans la société éclatée d’aujourd’hui.

On connaît la devise de la République française : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Or, il y a des lois qui définissent ou qui limitent les différentes facettes de la liberté. On peut également débattre de la bonne dose d’égalité dans un projet de loi. On sait ce qu’est une situation inégalitaire. On dénonce parfois les pièges de l’égalitarisme. Tout cela est assez précis. Mais la fraternité, qu’est-ce donc ? Je pense qu’aucune loi n’invoque un tel principe. On espère donc vivre dans une société fraternelle, mais on se donne peu de moyens d’y parvenir.

La difficulté est que la fraternité, telle qu’on l’imagine, suppose plutôt des petits cercles de personnes qui se connaissent et qui parviennent à construire des relations positives entre elles. Et on parle de fraternité, plutôt que de familiarité, pour dire qu’on espère être, les uns et les autres, sur un pied d’égalité, sans avoir de figure parentale dominante dans ces cercles.

Cette fraternité existe donc, mais elle est laissée à l’initiative de chacun. Je l’ai vue à l’œuvre dans des clubs sportifs, dans des associations locales qui travaillaient pour la transition écologique, dans des églises, ou dans des cercles d’amis construits sur le long terme. Les personnes qui s’y investissent reçoivent souvent beaucoup des relations qu’elles y vivent. Ce sont des lieux où l’on peut être reconnu, développer ses compétences, aller de l’avant en étant soutenu par les autres.

Après, il se pose toujours la question de la frontière de ces groupes : ne risquent-ils pas de produire un entre-soi ? Il y aurait « nous » et « les autres ». Et ce n’est pas une simple vue de l’esprit. Il arrive que des personnes qui ont un certain niveau de vie se rassemblent dans des lieux clôturés, où l’on ne pénètre qu’en passant par la cahute d’un gardien. Il y a des cercles qui s’enferment dans le communautarisme et qui se persuadent qu’ils sont les seuls à mener une vie authentique, ou qu’ils sont face à un environnement hostile dont il faut se protéger. Même dans les cercles d’amis qui se forment parmi les jeunes, il y a ceux qui font partie de la bande, et les autres. On peut être sans cesse connecté, mais connecté uniquement avec des personnes qui nous ressemblent et ne plus jamais écouter un point de vue différent.

Et, de fait, nous avons tellement de moyens de communication à notre disposition qu’il est parfaitement possible, aujourd’hui, de passer tout son temps avec des personnes disséminées dans l’espace, mais qui pensent comme nous, qui ont les mêmes centres d’intérêt, les mêmes valeurs, les mêmes priorités, des histoires semblables, des professions du même type, etc.

On sent bien que vivre ensemble veut dire autre chose. Le défi est d’être capable de vivre quelque chose avec quiconque, même quelqu’un qui ne nous ressemble pas, que l’on a du mal à comprendre. Et c’est un défi qui est sans cesse devant nous.