Vivre dans un monde créé. Qu’est-ce que cela change ?

Complet Réflexion

Croire que Dieu a créé le monde est un point central de la foi chrétienne mais c’est aussi quelque chose qui change la vie de tous les jours…

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Vivre dans un monde créé. Qu’est-ce que cela change ?

Un grand nombre de confessions de foi chrétiennes imitent la Bible et mettent en tête la création. Celle-ci est sans aucun doute fondamentale à la vision judéo-chrétienne du monde. Dans le dialogue avec les sciences, cette notion continue également à interroger: est-elle en harmonie ou en opposition avec les théories contemporaines de l'origine de l'univers, de la vie, des espèces ?

Cette question suscite des controverses passionnées jusque dans les mass médias de nos pays laïcisés, au point que l'on oublie parfois que les implications de la création dépassent de loin ce débat. Montrons-le par plusieurs thématiques, parmi tant d'autres.

Recevoir l’existence comme un don

Affirmer la création, c'est reconnaître que le monde tire son origine de Dieu. L'univers, tout ce qui nous entoure, nous-mêmes ne sommes pas simplement là par hasard, sans projet, ni plan, mais ce qui existe relève d'un dessein d'amour et de sagesse. Il est difficile d'imaginer deux conceptions plus diamétralement opposées sur le sens de l'existence et de la vie humaine. Le monde existe-t-il par lui-même ou doit-il son existence à Dieu ?

De la réponse à cette question dépend la teneur de nos journées: c'est seulement si nous accueillons l'existence comme un don que nous pouvons vivre dans la gratitude. Celui qui se sait créature comprend bien la question: «Qu’est-ce que tu as que tu n’as pas reçu?»(1). Il peut alors recevoir avec reconnaissance les biens qui lui sont offerts, sans considérer que tout lui est dû ou – peut-être pire encore – que rien n'a de valeur ni de sens.

Absurdité ou sens de la vie

La Nausée de Jean-Paul Sartre décrit, avec une perspicacité effroyable l'absurdité de l'existence si le monde est simplement là, sans se fonder sur l'œuvre divine: «Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter […]: voilà la Nausée.» Tout acte devient alors arbitraire: «Ma salive est sucrée, mon corps est tiède; je me sens fade. Mon canif est sur la table. Je l’ouvre. Pourquoi pas? De toute façon, ça changerait un peu. Je pose ma main gauche sur le bloc-notes et je m’envoie un bon coup de couteau dans la paume. Le geste était trop nerveux; la lame a glissé, la blessure est superficielle. ça saigne. Et puis après? Qu’est-ce qu’il y a de changé ?»(2).

Heureusement il est plus facile pour un personnage fictif (en l’occurrence Antoine de Roquentin) de vivre en accord avec ses convictions absurdes que pour une personne réelle. Mais Sartre met en scène de façon impitoyable ce que signifie, au final, le refus de Dieu.

Quel contraste avec la joie humble dont le Réformateur Martin Luther témoigne quand il explique la foi au Créateur: «Je crois que Dieu m'a créé, ainsi que toutes les créatures. […] Il me procure abondamment, et chaque jour, toutes les choses nécessaires à l'entretien et à la nourriture de ce corps et de cette vie. Il me protège de tous les dangers et me préserve et me garde de tout mal. Il fait tout cela par sa pure et divine bonté et sa miséricorde paternelle, sans aucun mérite de ma part, et sans que j'en sois digne. Je dois, pour tout cela, lui rendre grâces et le louer, et, en échange, le servir et lui obéir»(3). Quand on a Sartre à l'oreille (ce que Luther ne pouvait évidemment pas !), on aurait bien envie de changer le «je dois» de la dernière phrase en «je peux», «j'ai le privilège»: quel bonheur de croire au Créateur!

Accepter ses limites

Quand on croit que l'univers tout entier a été créé, on se reconnaît soi-même comme créature. On doit alors renoncer au fantasme de vouloir devenir comme des dieux et s'accepter comme un être fini qui n'est ni éternel ni tout-puissant ni omniprésent. Ce qui peut d'abord paraître comme un abaissement des aspirations humaines, est en réalité extrêmement libérateur. Quand je me sais créature, je peux me contenter (avec le double sens de «se limiter» et «être heureux») de qui je suis, de mon caractère, de ma famille, de mon cadre de vie. Quand Jean-Jacques Goldman cherche à «Vivre cent vies», le croyant, lui, peut accepter les limites de son existence, les comprendre comme le cadre dans lequel il est appelé à s'épanouir et à servir les autres.

Certes, il ne s'agit pas d'encourager le fatalisme qui accueille passivement tout ce qui arrive. L'homme est un être d'aventure et de créativité qui se réalise en dépassant des contraintes. Mais cet esprit d'explorateur sera d'autant plus fructueux s'il n'est pas corrompu par l'aspiration de dépasser toute limite, de devenir quelqu'un d'autre, ou pire de jouer à Dieu. Nous ne céderons donc pas à la tentation du «zapping» relationnel et saurons valoriser la vertu démodée de la fidélité. Car ce n'est pas le nombre mais la qualité de nos relations qui compte.

Vivre le réel

Notre regard sur la vieillesse changera aussi. Le rêve de la jeunesse éternelle oublie la condition de la créature: située dans le temps et inscrite dans une histoire. Accepter notre place d'humains, c'est aussi accepter avec reconnaissance l'«automne» de la vie, en nous réjouissant des fruits mûrs qu'il permet de cueillir, sans regretter les chemins que la vie ne nous a pas permis d'explorer et qui nous sont maintenant fermés à jamais.

L'homme en tant que créature ne se comprend lui-même et ne peut vivre que dans la dépendance vis-à-vis de Celui qui l’a fait. La signification du nom même de l’homme dans la Bible le rappelle: il est Adam, le «terrien»,et l’attribution du lieu assigne en même temps à l’homme sa place de créature: «Le ciel est le ciel du Seigneur, mais la terre, il l’a donnée aux fils d’Adam» chante le Psaume 115 (verset 16). La place de créature n'est pas une restriction asservissante, mais une bénédiction. Combien il est libérateur de se soumettre au Seigneur de la création et de l'histoire! Au lieu de poursuivre des fantasmes irréalisables et au bout du compte destructeurs, je trouve ainsi le cadre pour vivre pleinement mon existence.

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Lydia Jaeger

a étudié la physique et les mathématiques à l’Université de Cologne. Diplômée de la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, elle est professeur et directrice des études à l’Institut Biblique de Nogent. Docteur en philosophie de l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle s'est spécialisée sur le sujet des rapports entre convictions religieuses et approches contemporaines des lois de la nature. Elle est également membre associé du St. Edmund’s College et du Faraday Institute for Science and Religion, à Cambridge.

Elle est l’auteur de plusieurs livres, notamment

Croire et connaître: Einstein, Polanyi et les lois de la nature, Nogent-sur-Marne/Cléon d’Andran, Éditions de l’Institut Biblique de Nogent/Excelsis, 1999, 270 p. (2ème édition 2005, 334 p.).

Pour une philosophie chrétienne des sciences, Nogent-sur-Marne/Cléon d’Andran, Éditions de l’Institut Biblique de Nogent/Excelsis, 2000, 128 p.

Lois de la nature et raisons du cœur: les convictions religieuses dans le débat épistémologique contemporain, Bern, Peter Lang, 2007, 360 p.

Vivre dans un monde créé, Marne-la-Vallée/Nogent-sur-Marne, Farel/ Éditions de l’Institut Biblique de Nogent, 2007, 123 p.

Ce que les cieux racontent: la science à la lumière de la création, Nogent-sur-Marne/Cléon d’Andran, Éditions de l’Institut Biblique de Nogent/Excelsis, 2008, 246 p.

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Lydia JAEGER

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1.
1 Corinthiens 4.7
2.
Jean-Paul Sartre, La nausée, Gallimard, 2001, p.187, 145-146 [éd. originale 1938].
3.
Martin Luther, Le Petit Catéchisme, 1529, dans Œuvres, tome VII, Genève, Labor et Fides, 1962, p.292.

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